La traduction à l’ère du digital labor

Par VALÉRIE SIMARD
Publié le 7 septembre 2021

La traduction, c’est souvent un job qu’on fait « on the side ». Je connais beaucoup d’artistes qui prennent des contrats de révision et de traduction pour boucler les fins de mois. Si c’est un peu moins vrai au Canada, le contexte du bilinguisme assurant l’avenir de la profession, c’est de plus en plus rare de trouver un emploi permanent au sein d’une grande firme. Reste qu’ici aussi c’est une bande d’autonomes qui se partagent la majorité des contrats. C’est aussi un emploi de moins en moins spécialisé. Même si je complète actuellement un diplôme en traduction, je dois plaider coupable: ça fait longtemps que je fais de la traduction militante en utilisant des logiciels comme Google translate et Deepl. Que je le fasse pour aider des camarades (et me donner bonne conscience faute d’un engagement plus sérieux) n’a rien de scandaleux. Mais de plus en plus de multinationales multimilliardaires font elles aussi appel à des amateurs et amatrices qui traduisent pour un salaire de misère, voire gratuitement. D’autres se contentent des traductions automatiques, parfois révisées. De telles pratiques situent la traduction dans la catégorie du digital labour. Et comme pour les autres domaines du digital labour, la digitalisation des tâches exerce une pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail, intensifie la délocalisation et l’exploitation des travailleurs et travailleuses du Sud global et réduit la capacité d’organisation politique du travail.ㅡVS

Puppets, Lucyna Łazarska

« L’automation, fantasme constamment agité par les industriels, produit des effets en étant simplement envisagée : elle exerce une contrainte sur les travailleurs et introduit une véritable discipline du travail. Le travail est menacé et sous-payé, et chaque travailleur est potentiellement surnuméraire ».

Antonio A. Casilli, 2019

L’automation contre laquelle Antonio Casilli nous met en garde dans son ouvrage En attendant les robots est une tendance à laquelle le domaine de la traduction est loin d’échapper. Depuis les années 1990, les technologies se sont taillées une place privilégiée dans le coffre à outils des personnes qui traduisent pour gagner leur vie. Peu de traducteur·rice·s se passeraient désormais des outils technologiques pour se replonger exclusivement dans les dictionnaires et les « meubles à tiroirs » remplis de fiches terminologiques. Les environnements de traduction, c’est-à-dire l’ensemble des outils à la disposition des traducteurs et traductrices, sont maintenant presque entièrement informatisés. Les mémoires de traduction (MT)ㅡinstrument de stockage de phrases qui permet ensuite d’établir des correspondances entre les phrases à traduire et les phrases mémoriséesㅡsont largement répandues en plus d’être souvent exigées par les donneurs d’ouvrage.

Même si les technologies, contrairement à ce qu’on annonçait au moment de leur émergence dans le domaine, n’ont pas encore causé la disparition de la dimension humaine du processus de traduction, leur généralisation n’en a pas moins transformé les conditions de travail. Les innovations technologiques ont représenté pour la main-d’œuvre tantôt une menace, tantôt la promesse d’une plus grande liberté. Dans les faits, les avancées technologiques ont rarement conduit à moins de travail, mais ont plutôt contribué à sa reconfiguration et, parfois, à son invisibilisation.

Pour qualifier cette  reconfiguration du travail impulsée par les innovations technologiques, en particulier en informatique, des théoricien·ne·s ont utilisé le concept de digital labor, suivant les travaux de Tiziana Terranova1. Selon Terranova, le digital labor se distingue d’autres formes de travail par sa gratuité  ̶  elle utilise le terme free pour décrire un travail qui serait à la fois libre et effectué gratuitement  ̶  et son exécution à l’extérieur des lieux traditionnels de production, souvent à partir de son domicile devant l’écran d’un ordinateur. Casilli qui reprend le concept ajoute à cette définition les notions de « […] tâcheronnisation et de […] datafication des activités productives humaines […] »2. Selon Casilli, la machine ne remplace pas l’humain : c’est plutôt le travail humain qui est mis au service de la machine. 

Le digital labor théorisé par Terranova et Casilli semble donc être un angle intéressant pour analyser les transformations que les technologies opèrent dans le domaine de la traduction. D’autant plus que la langue et la traduction se trouvent au cœur des travaux en intelligence artificielle, il semble pertinent de se pencher aussi sur la captation des données produites par les traducteur·rice·s pour l’entraînement de ces machines. J’aborderai quelques-uns des mécanismes informels qui permettent l’appropriation des productions humaines dans le domaine, notamment via des mécanismes de ludification. Puis, j’exposerai quelques conséquences de ces transformations sur les conditions de travail en traduction et la nécessaire restructuration des mécanismes de protection de la main-d’œuvre dans le domaine.

La digitalisation du travail

Pour Antonio Casilli, le digital labor est « la mise au travail de nos liaisons numériques ». L’auteur s’est particulièrement intéressé à l’économie des plateformes et à la captation des données produites, souvent inconsciemment, par les utilisateurs en ligne : « Par digital labor, nous désignons les activités numériques quotidiennes des usagers des plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobiles »3. En apparence oisive, ces activités sont pourtant génératrices de valeur pour les entreprises du web. En fouillant davantage le bac à sable qu’est Internet, souvent dépeint comme un lieu de participation et de partage animé par les « sujets héroïques » et volontaires que sont « les amateurs, les passionnés, les fans et les hackers », Casilli a exposé une « global digital sweatshop » où sont générés les précieux clics. Dans ces ateliers de misère 2.0, des usagers-travailleurs et usagères-travailleuses accomplissent à la pièce et en échange d’une rétribution misérable, les tâches dissimulées derrière l’écran — allant du simple clic à la traduction de phrases en plus de celles nécessaires à l’entraînement des intelligences artificielles.

Bien sûr, on se trouve ici à l’extrême de la logique d’exploitation des données par l’industrie du numérique et je ne prétends pas que ce portrait inquiétant représente l’avenir de la traduction professionnelle. Ce qu’il faut retenir toutefois, c’est ce que Casilli appelle « la digitalisation des tâches humaines »4. Nombre d’expert·e·s du domaine de la traduction s’intéressent d’ailleurs à cette transformation « des compétences opérationnelles »5des traducteur·rice·s après l’avènement de la traduction assistée par ordinateur. Les technologies, en particulier les mémoires de traduction, fragmentent le travail de traduction et participent à réduire les qualifications nécessaires à son accomplissement. En « abaissant la barre de la compétence minimale requise pour une tâche donnée », les mémoires de traduction rendent « les traducteurs relativement interchangeables »6.

Les technologies contribuent aussi à la délocalisation du travail de traduction : « les logiciels de gestion de projet […] permett[ent] de distribuer les travaux de traduction […] parmi un réservoir de pigistes disséminés géographiquement, la grosse agence de traduction dispose de toute la flexibilité voulue pour écouler les demandes qu’elle reçoit », ce qui entraîne […] une pression à la baisse sur les prix […] »7. Il s’agit là d’une autre caractéristique du digital labor, soit le déplacement du travail et sa délégation à des travailleurs et des travailleuses précaires, parfois à l’autre bout de la planète.

Psionic Synergy, Anna Deligianni

De la machine à écrire à la machine à traduire

Pour les personnes qui œuvrent dans le domaine de la traduction depuis des dizaines d’années, la genèse de la technologisation remonte à l’informatisation du poste de travail. En effet, difficile d’imaginer aujourd’hui ce que représentait la tâche de traduire avec comme seuls outils une machine à écrire et une montagne d’ouvrages terminologiques. Les logiciels de traitement de texte, les correcteurs, les banques de données terminologiques et les corpus informatisés sont désormais incontournables. Ce qui nous intéresse ici, cependant, ce sont les outils technologiques qui se sont imposés depuis les années 1990, en particulier les mémoires de traduction et la traduction automatique.

Depuis une trentaine d’années, les mémoires de traduction font partie du coffre à outils de base de la traduction professionnelle. Il s’agit de bases de données linguistiques construites à partir de segments de textes sources et cibles, aussi appelés unités de traduction. C’est en traduisant qu’on alimente la mémoire de traduction. Ainsi, la qualité et l’efficacité de ces dernières reposent entièrement sur les compétences de la traductrice ou du traducteur (et sur son travail) ou des équipes de traduction qui les alimentent : « Les MT ne traduisent rien, elles répètent ! Elles sont en quelque sorte le perroquet du traducteur, un perroquet qui a… une mémoire d’éléphant »8. Les mémoires de traduction sont une des principales composantes des logiciels destinés à la traduction professionnelle9. Une fois les unités de traductions stockées, il est possible d’utiliser les fonctions de rappels automatiques pour trouver des correspondances ou effectuer une prétraduction. L’utilisation d’une mémoire de traduction permet donc de recycler certains segments ou termes déjà traduits et d’uniformiser la terminologie dans un texte ; deux avantages qui peuvent représenter une économie de temps non négligeable. Même si elles sont maintenant répandues dans les milieux de la traduction et malgré leurs avantages reconnus, les appels à la prudence quant à leur utilisation demeurent nombreux.

Le traitement du texte par segments est sans doute l’élément qui fait le plus sourciller les traducteur·rice·s seniors : « […] un logiciel classique de MT présente du texte à traduire une image dématérialisée, inexpressive. Le traducteur a devant lui deux colonnes de cellules, qui contiennent à gauche les “segments” qui constituent le texte à traduire, et à droite leur traduction »10. La traduction, perçue comme un acte créatif, semble tout à coup perdre ses lettres de noblesse. Le texte est morcelé et la démarche de traduction ainsi décortiquée ne paraît plus faire autant appel à l’intelligence de celui ou celle qui traduit. C’est exactement ce que Casilli appelle la « digitalisation des tâches humaines »11 : « La réduction du geste productif à une séquence standardisée, en morcelant les activités, rend celles-ci compatibles avec des processus artificiels ».

Les discours à propos des mémoires de traduction recensés par Leblanc12 dans une étude ethnographique sur l’impact de la technologisation sur le rapport qu’entretiennent les traducteur·rice·s professionnel·le·s au texte, vont tous dans le même sens : on s’inquiète de l’effet des mémoires de traduction sur la motivation des traducteur·rice·s, mais aussi qu’ils ou elles subissent, en les utilisant, une certaine « déformation professionnelle ». On comprend bien ici que l’enjeu n’est pas tant la disparition du travail de traduction, mais plutôt sa déqualification. On nous met en garde quant aux dérives technicistes alors qu’on espère préserver les composantes créatives et intellectuelles de la profession.

« Notre approche, c’est l’intelligence hybride »

Les systèmes de traduction automatique ont d’abord été utilisés par les militaires pour décoder des messages en langues étrangères. Aujourd’hui, on les retrouve facilement et gratuitement sur le web. Parmi les plus connus et performants, on retrouve les services Google Traduction et Deepl. En théorie, ces systèmes peuvent traduire des textes sans intervention humaine.

À son origine, la traduction automatique s’appuyait sur un modèle statistique. À partir d’un important corpus d’exemples — « plus nous avons de données à comparer, plus le résultat sera bon »13on détermine les traductions possibles pour un mot ou un segment, auxquelles on attribue ensuite une probabilité après avoir analysé les régularités, distributions et tendances dans les données disponibles. Les combinaisons et les équivalences les plus probables sont sélectionnées automatiquement par le système. Cette méthode permettait déjà d’obtenir des résultats corrects pour certaines paires linguistiques, mais qui ne correspondaient pas aux standards de la traduction professionnelle. Google s’appuyait notamment sur les suggestions des utilisateurs pour bonifier son outil de traduction statistique.

Le géant du web et d’autres avec lui se sont maintenant lancés dans le développement de la traduction automatique neuronale, une méthode qui utilise l’apprentissage machine pour produire des traductions dont la qualité pour certaines paires de langues est jugée comparable à celles produites par des humains14. Considérée plus efficace que le modèle statistique, la traduction automatique neuronale rencontre encore certains problèmes, notamment pour la traduction de mots rares. Des modèles qui croisent les différentes approches et les combinent même aux mémoires de traduction sont également à l’essai.

L’intelligence artificielle se fonde sur la prémisse que la machine n’est pas un système figé ; elle peut apprendre et améliorer ses performances. Elle promet ainsi d’accomplir des tâches que l’on croyait jusque-là réservées à la cognition humaine. L’apprentissage des machines repose néanmoins sur la disponibilité d’une masse importante de données de qualité qui, surtout dans les domaines complexes, sont encore produites et traitées par des humains. Le domaine de l’intelligence artificielle est toutefois en constante évolution. Les chercheur·euse·s tentent notamment de développer un apprentissage machine non supervisé, c’est-à-dire de créer des intelligences artificielles capables de résoudre elles-mêmes les problèmes rencontrés. Pour l’instant toutefois, aussi performante ou intelligente soit-elle, la machine a encore besoin de l’intervention humaine pour apprendre, ou pour être calibrée et configurée. Les outils d’aide à la traduction sont de bons exemples en ce sens : tant les mémoires de traduction que la traduction automatique, statistique ou neuronale, ont besoin du concours des humains pour fonctionner efficacement.

Psionic Synergy, Anna Deligianni

J’ai une meilleure traduction 

Mais les concepts « artificielle » et « automatique » dissimulent cette contribution humaine. Non pas qu’un·e traducteur·rice ultrarapide se cache derrière la traduction automatique, mais ce sont des milliers de traducteur·rice·s qui au fil du temps ont traduit les textes qui composent les corpus utilisés par ces systèmes pour apprendre. Google Traduction et Deepl réussissent d’ailleurs à développer leurs systèmes de traduction neuronaux après que des utilisateur·rice·s aient alimenté et bonifié leurs bases de données pendant des années: les textes «collés» dans les outils de traduction en ligne ne disparaissent pas une fois la fenêtre de navigation fermée. Les applications de traduction offertes en ligne nous invitent aussi à proposer des traductions alternatives. Google Traduction informe le traducteur·rice amateur·rice que sa « contribution sera utilisée pour améliorer la qualité de la traduction et pourra être suggérée aux utilisateurs ». Dans les faits, ces suggestions contribuent en plus à l’entraînement de l’intelligence artificielle Google Neural Machine Translation.

Il n’y a pas que les applications de traduction qui utilisent les services gratuits des utilisateur·rice·s-traducteur·rice·s. La plateforme Facebook utilise elle aussi les données publiées par les utilisateur·rice·s ainsi que leurs « meilleures traductions » pour traduire ses contenus et améliorer les performances de sa traduction automatique. Considéré individuellement, chaque terme saisi dans Deepl et chaque clic pour proposer une « meilleure traduction » semble insignifiant. Mais lorsqu’on considère que les géants du numérique comme Google et Facebook comptent des milliards d’utilisateur·rice·s à travers le monde, on comprend la valeur que représente ce travail de traduction s’il était effectué par des professionnel·le·s rémunéré·e·s. Comme l’explique Casilli, les plateformes décident de « s’appuyer sur des foules de non-expert·e·s interchangeables (qui pourront être payé·e·s moins […]) », voire pas du tout, plutôt que de « faire appel à des travailleur·se·s expert·e·s (qui doivent être payé·e·s et encadré·e·s formellement) »15.

Learn a language for free, help translate the web

Les formulations alternatives suggérées aux plateformes sont ainsi faites à temps perdu, pour le plaisir. Elles sont peut-être même rédigées par des professionnel·le·s pendant un moment de détente au milieu d’un contrat de traduction. Cette dimension de plaisir et de distraction n’est pas négligeable. Les plateformes comptent sur la participation volontaire des utilisateur·rice·s, une façon de justifier que leur contribution n’est pas rémunérée. Et cette ludification du travail de traduction va parfois assez loin. Luis Von Ahn, l’inventeur de ReCAPTCHA, est aussi derrière l’application DuoLingo, un tutoriel ludique qui permet aux utilisateurs d’apprendre une nouvelle langue. Mais l’intention avouée de Von Ahn est d’utiliser les mots et les phrases traduites par les apprenant·e·s pour traduire le web. Il affirme ainsi que, grâce aux données récoltées dans l’application, il lui suffirait de 80 heures pour traduire entièrement l’encyclopédie participative Wikipédia. La base de données linguistique tatoeba.org, sous licence creative commons, présente elle-aussi la traduction comme une activité ludique et addictive. Même si Tatoeba n’utilise pas sa base de données à des fins lucratives, cela n’empêche pas les géants du web d’utiliser les quelque 8 millions de phrases de sa collection pour alimenter leurs intelligences artificielles.

Hope labor: se donner en espérant que ça finisse par payer

D’autres plateformes tentent quant à elles de tirer profit de la passion des utilisateur·rice·s. C’est le cas de la plateforme de jeux vidéo Steam qui fait appel aux joueurs et joueuses de la communauté pour traduire bénévolement ses contenus dans l’une des 26 langues proposées en ligne. TED, plateforme qui héberge et partage de courtes conférences, compte quant à elle sur plus de 30 000 bénévoles pour transcrire, traduire et réviser ses vidéos. Pour plusieurs, le travail de traduction effectué gratuitement sur ces plateformes s’inscrit dans une démarche professionnelle. Les appels à collaborer gratuitement sont saisis comme autant d’opportunités de se familiariser avec l’industrie culturelle, d’expérimenter son rythme et de connaître ses besoins. Nombre d’apprenti·e·s dans le domaine de la traduction sautent sur ces offres pour garnir leur portfolio.

L’industrie de la culture, dont le web et la traduction font partie, est un terreau favorable pour exploiter l’espoir des jeunes et moins jeunes recrues à la recherche d’exposure et de contacts, ce que Kuehn et Corrigan appellent hope labor<16. En offrant la possibilité à des amateurs·rice·s de réaliser des tâches qui exigeaient autrefois une qualification, les plateformes mettent en compétition les expert·e·s, les apprenti·e·s et les amateur·rice·s, à travers le monde, exerçant ainsi une pression à la baisse sur les prix. Le marché du travail dans des domaines autrefois réglementés se retrouve ainsi artificiellement saturé et les travailleur·euse·s se retrouvent sans protection.

Sous-traitance assistée par ordinateur

Les traducteur·rice·s se trouvent donc en mauvaise posture quand vient le temps de négocier des contrats et peuvent difficilement refuser les conditions et demandes abusives des donneurs d’ouvrage. Par exemple, plusieurs publications sur des forums en ligne mettent en garde les novices du domaine à propos des tests de traductions exigés par des employeurs malhonnêtes qui, sous prétexte d’évaluer les compétences, en profitent pour obtenir des traductions gratuites.

La traduction assistée par ordinateur soulève elle aussi des enjeux quant aux conditions de travail. Précédemment, nous avons vu que les mémoires de traduction sont alimentées par les phrases traduites par des traducteur·rice·s. Les professionnel·le·s considèrent même qu’elles ont « quelque chose de personnel »17. En effet, pour la traductrice ou le traducteur qui en aurait l’usage exclusif, contrôlant son contenu et son utilisation, la mémoire de traduction améliore grandement la productivité. Le problème, c’est que pour des raisons d’économie, les mémoires de traduction sont souvent contrôlées par les agences qui en profitent pour moduler les tarifs : un prix moins élevé pour les segments déjà traduits et stockés dans la mémoire jusqu’à un montant maximal pour les nouveaux segments. Désormais, les pigistes n’ont plus toujours accès au texte complet et doivent se contenter de traduire les phrases pour lesquelles il n’existe aucune correspondance dans la mémoire de traduction. Cette activité ressemble davantage aux microtâches nécessaires à l’entraînement des intelligences artificielles qu’à « l’art de traduire ». Les donneurs d’ouvrage vont même parfois exiger des autonomes qu’ils leur remettent leur mémoire de travail, s’appropriant ainsi des bases de données construites au fil de leur traduction et les privant des avantages potentiels de l’outil.

Psionic Synergy, Anna Deligianni

De l’art de traduire à l’art de s’organiser

Les exemples présentés dans ce texte n’ont rien d’encourageant pour l’avenir de la traduction professionnelle. Face à ce constat, on pourrait être tenté d’appeler à un resserrement des normes pour protéger les professionnel·le·s et le public contre l’amateurisme. Il existe pourtant déjà un ordre professionnel au Québec dont la mission est « d’assurer et de promouvoir la compétence et le professionnalisme de ses membres ». Ce type d’organisme ne semble toutefois pas adapté à la réalité des industries numériques et culturelles qui ont absorbé une grande partie du domaine de la traduction. Dans un marché en transformation, la demande aussi se transforme : tout va plus vite, les rôles sont éclatés, les tâches moins réglementées.

Dans ce contexte, le domaine de la traduction semble se trouver à un moment charnière. Le marché canadien de la traduction compte 80 % d’indépendant·e·s18 qui se partagent les offres dans un marché compétitif mondialisé et se trouvent à la merci des grosses agences qui les sous-traitent. L’avènement des technologies transforme les traducteur·rice·sen une sorte d’opérateur·rice·s au milieu de la chaîne de montage de la traduction : « il n’est en quelque sorte qu’un·e “invité·e” dans un processus dont il n’est pas le véritable maître »19. On considère pourtant encore la traduction comme une profession libérale. Évitant le piège de la nostalgie, plusieurs proposent depuis un certain temps d’actualiser la formation afin qu’elle soit mieux adaptée à ces nouvelles réalités. De la même façon, il faut aussi éviter la nostalgie en présentant la défense des compétences professionnelles comme l’avenue à privilégier pour défendre les travailleurs et travailleuses dans une industrie qui, elle, ne s’en préoccupe plus.

Déjà, quelques rares efforts sont déployés par des usagers-travailleurs et des usagères-travailleuses pour défendre leurs droits et exposer la valeur extirpée de leur travail. L’exemple parmi les plus intéressants concerne l’équipe de traduction bénévole du contenu espagnol de la plateforme de jeux vidéo Steam qui a tenté d’organiser une grève virtuelle. Leur lutte s’est malheureusement soldée par l’exclusion des voix les plus fortes de la plateforme et il ne reste presque plus de traces de leur campagne20. L’organisation politique dans le contexte du digital labour pose un certains nombres de défis, le premier étant sans aucun doute la distance physique voire géographique entre les travailleurs, travailleuses et leur employeur. S’il s’est avéré plutôt simple de cesser les activités de traduction sur la plateforme, il n’a pas été plus compliqué pour Steam de couper l’accès à la plateforme aux grévistes. D’autres produsager·e·s ont intenté des recours collectifs pour percevoir une partie des revenus obtenus par la captation de leurs données. Ces recours ont été rejetés par différents paliers juridiques21.

Ces nouvelles formes de travail et de rapport d’emploi ainsi que les défis qu’ils posent ne concernent plus uniquement le domaine du numérique ou de la traduction. La pandémie de la COVID a accéléré l’implantation du télétravail dont l’organisation s’inspire directement des environnements de travail des start-ups et autres entreprises novatrices de la Silicone Valley22. Si les employeurs profitent de la mise en réseau du travail pour délocaliser les emplois et exercer une pression à la baisse sur les salaires et les conditions d’exercice, les travailleurs et travailleuses doivent leur emboîter le pas pour trouver de nouvelles façons pour défendre leurs droits. Dans le domaine de la traduction et d’autres professions libérales cela veut dire de cesser d’insister sur ce qui nous distingue par l’intermédiaire d’ordres ou d’associations professionnelles. Au contraire, il est nécessaire de s’unir avec l’ensemble des travailleuses et travailleurs culturel·le·s, numériques et autres « autonomes», pour exposer, d’abord, qui profite du morcelage de notre travail, puis, pour se réapproprier nos liaisons numériques.

Puppets, Lucyna Łazarska

Les illustrations sont tirées de l’œuvre  de Lucyna Łazarska et de Anna Deglianni

NOTES


 

1. Tiziana Terranova, « Free Labor : Producing culture for the digital economy », Social Text 63, vol.18, no.2, Summer 2000, pp. 33-58

2. Antonio A. Casilli, En attendant les robots: enquête sur le travail du clic, Éditions du Seuil, Paris, 2019, p. 32

3. Antonio A. Casilli, Qu’est-ce que le digital labor?, INA Éditions, Bry-Sur-Marne, 2015, p. 13

4. Ibid., p. 13

5. Anthony Pym, « Translation Skill-Sets in a Machine-Translation Age », Meta, 58(3), 2013, pp. 487–503.

6. Claude Bédard, « Mémoire de traduction : quel destin pour Charlie ? », Traduire, 237, 2017

7. Ibid.

8. Catherine Arrouart, « Les mémoires de traduction et la formation universitaire : quelques pistes de réflexion », Meta, 48 (3), 2003, pp. 476–479

9. Comme SDL Trados ou Logiterm, par exemple

10. Claude Bédard, « Le traducteur de demain… et son chien », Circuit, n.122, printemps 2014

11. Antonio A. Casilli, op.cit., 2019, p.41

12. Mathieu Leblanc,« Les mémoires de traduction et la relation au texte: ce qu’en disent les traducteurs professionnels », Revue TTR, Vol. 23, No. 22, 2e semestre 2014, pp.123-148

13. Damien Leloup, « La montée en puissance de la traduction automatique », Le Monde, 23 février 2010

14. John Tinsley, « A report from the front line of NMT », MultiLingual, January 2018, 41-45

15. Antonio A. Casilli, op.cit., 2019, p. 114

16. Kathleen Kuehn et Thomas F. Corrigan, « Hope Labor : The Role of Employment Prospects in Online Social Production », The Political Economy of Communication, Vol 1, No 1, 2013

17. Catherine Arrouart, op.cit., p. 477

18. Ibid., p.477

19. Claude Bédard, 2017, op.cit.

20. Vous pouvez consulter les commentaires du fil Reddit, mais la publication n’est plus disponible https://www.reddit.com/r/Steam/comments/44yl24/how_a_whole_language_of_the_steam_translation/

21. Antonio A. Casilli, 2019, op.cit., et Maude Simonet, Travail Gratuit: La nouvelle exploitation?, Éditions textuel, 2018