«Je n’ai jamais vu la ville ainsi. Elle est comme endormie.» Témoignages des travailleuses et travailleurs essentiel·le·s

Des entrevues audio de STEFAN CHRISTOFF

Colligées par VALÉRIE SIMARD
Publié le 8 juin 2020

Crédit: P. Teixcyr

Free City Radio a documenté la parole des travailleuses et des travailleurs qui se trouvent aux premières lignes afin de faire connaître leurs perspectives. Bien que faisant rarement l’objet des discours des politicien⋅ne⋅s et des médias de masse, les petit⋅e⋅s salarié⋅e⋅s, le plus souvent des personnes immigrantes, se retrouvent aussi au front dans le contexte de la pandémie actuelle. Ce sont les personnes qui travaillent dans les entrepôts, se trouvent derrière le comptoir à la boulangerie, qui livrent la pizza, qui tiennent les caisses dans les pharmacies; ces emplois, qui offrent rarement plus que le salaire minimum, sont ceux qui ne s’interrompent jamais, malgré les risques pour la santé que présente le travail avec le public pendant une crise sanitaire. Ce sont ces réalités que Free City Radio a voulu partager dans cette série d’entrevues.

Dès les premiers jours du confinement, Stefan est allé à la rencontre des travailleuses et travailleurs qui sortent tous les jours et croisent des dizaines de personnes pour s’assurer qu’elles ne manquent de rien. La crise sanitaire est venue modifier le rythme et les conditions de leur travail, en plus de devoir composer avec un stress constant. Ainsi, ce qui se dégage de ces témoignages, c’est un impressionnant sens des responsabilités; des personnes qui se préoccupent tout autant, sinon plus, de la santé de leur clientèle que de la leur. Pour la plupart, la crise prend deux visages; la pandémie à Montréal, là où se trouve leur travail, leurs collègues, des ami⋅e⋅s, et la pandémie à la maison, en Inde, en Palestine, au Maroc, en Algérie, en France, en Grèce, là où se trouvent les parents, les proches laissés derrière.

Le gouvernement de la CAQ, pour combler les besoins en main-d’œuvre dans les CHSLD, vient d’augmenter le salaire des préposé·e·s aux bénéficiaires pour le porter à près de 50 000 $ annuellement. S’il a fallu une catastrophe humanitaire dans les centres de soins pour personnes âgées et en perte d’autonomie (CHSLD) pour reconnaître le caractère essentiel du travail des préposé·e·s, on ne reconnaît toujours pas que nombre de salarié·e·s au bas de l’échelle, dans le réseau de la santé et ailleurs, sont tout autant essentiel·le·s. Les mesures de confinement ont en effet exposé les catégories sociales que sont « les confiné·e·s et les non-confiné·e·s qui assurent la vie quotidienne des premiers »1, comme l’a formulé Françoise Vergès. Pourtant, la grande majorité des salarié·e·s au bas de l’échelle devront encore se contenter du salaire minimum. En augmentant seulement le salaire des préposé·e·s aux bénéficiaires, le gouvernement tente de régler la crise qui sévit dans les CHSLD, mais il risque se faisant, non seulement de créer la zizanie parmi les couches inférieures des salarié·e·s, mais aussi de créer des pénuries dans d’autres domaines essentiels. D’ailleurs, quelque 80 000 personnes se sont déjà inscrites à la formation accélérée et rémunérée qui sera offerte dès la fin-juin.

Cette division au sein de la classe ouvrière se reflète aussi dans la revendication de réguler le statut des demandeur·e·s d’asile, dont un grand nombre occupe les fonctions de préposé·e·s aux bénéficiaires. Le gouvernement, qui avait d’abord fermé la porte à cette revendication, a finalement annoncé qu’il étudierait au cas par cas les dossiers des candidat·e·s concerné·e·s, afin de les « accueillir, non pas comme réfugié·e·s, mais comme immigrant·e·s »2.  Le gouvernement accordera donc un statut à certaines personnes migrantes pour ce qu’on pourrait qualifier de services rendus à la nation, dans le contexte bien particulier de la pandémie et dans l’espoir de se recomposer une image de bon père de famille tandis que les personnes âgées meurent par centaines dans les CHSLD. Pourtant, les personnes migrantes avec ou sans statuts accomplissent, et depuis bien avant la pandémie, une importante quantité de travail invisible non moins essentiel. Ces dernier·e·s appellent notre solidarité3 et « méritent » tout autant qu’on leur accorde le droit de rester.

Les quelques témoignages recueillis par Stefan ne représentent qu’un échantillon des milliers de travailleuses et travailleurs qui, dans l’ombre, ont effectué et continue de faire le travail nécessaire pour permettre le confinement, qui en temps « normal », permettent justement le déroulement « normal » de la vie. – VS.

Les livreurs de la pizzeria Domino’s pizza

« Nous avons beaucoup de nouveaux clients, les gens ont peur de sortir. »

« Nous nettoyons les sacs de livraisons, le terminal de paiement, la voiture, après chaque livraison. Beaucoup de nos façons de faire ont dû être modifiées. »

« Dans le contexte de la pandémie, on pense souvent à l’importance des travailleuses et travailleurs de la santé, mais il y a bien d’autres personnes qui continuent de travailler à l’extérieur, pour livrer la nourriture, conduire les bus, pendant que plusieurs sont confinées à leur domicile. Pourquoi est-ce important de penser à toutes ces travailleurs et travailleuses ? »

« Nous faisons aussi notre part, en livrant la nourriture pendant que le gens restent à la maison, afin de freiner la propagation du virus. Je me sens très fier, je sens que c’est mon devoir. »

« Je suis très inquiet de la gestion de la crise sanitaire en Inde, très inquiet pour ma famille. Je leur parle 5 à 6 fois par jour. Je leur demande de rester à la maison, de rester en sécurité. »

« Je suis étudiant international, et maintenant, l’école est fermée. Je n’ai pas le choix de travailler. En tant qu’étudiant international, je n’ai pas accès aux mesures de soutien financier. À Montréal, nous sommes des milliers dans cette situation. »

« Mes parents sont âgés, alors je suis inquiet. Je pense qu’ils devraient être ici, avec moi. »

« Nous devons être plus prudents, et les gens font des efforts, ils font attention à nous, ils prennent des précautions. C’est très important qu’ils le fassent parce que nous nous exposons pour leur livrer la nourriture. »

« Je travaille ici depuis trois mois et je n’ai jamais vu la ville ainsi. Elle est comme, endormie. »

Crédit photo: Thomas Boucher

Soraya, de la Boucherie Al-Khair

« Je suis heureuse de travailler pour que les gens ne manquent de rien. Nous offrons bien sûr de la nourriture mais aussi une sorte d’environnement réconfortant. Les gens sont heureux de nous voir, de nous retrouver. »

« Mais il y a un va et vient constant, donc je suis aussi un peu inquiète. La clientèle ne respecte pas nécessairement les consignes ; elle continue de venir tous les jours au lieu de s’approvisionner suffisamment pour une semaine ou deux. »

« Quand je rentre à la maison, je dois laver mes vêtements. Je me déshabille à l’entrée, tous les soirs. Nous avons peur de l’attraper, nous avons peur de le transmettre. »

« Durant la première semaine, c’était effrayant. Nous étions débordées ; des centaines de personnes qui sont venues s’approvisionner, qui étaient nerveuses et craintives. »

« Ce qui est triste, c’est que la pandémie touche des personnes à travers le monde. Et le bon côté, c’est que tout le monde est concerné. Nous sommes unis dans cette épreuve. C’est encourageant de voir la solidarité à l’international, les pays qui envoient leurs médecins ailleurs pour aider ! »

« Nous réalisons finalement que nous ne sommes pas invincibles. Il faut nous préoccuper de notre voisinage, de nos parents ; plusieurs personnes font maintenant plus attention à leurs parents, leur voisinage, leur communauté. Si une bonne chose devait sortir de cette crise, c’est ce sentiment de solidarité, de se préoccuper plus pour les autres. »

Tito Marouf, chauffeur de taxi

« Certaines compagnies de taxi offrent des primes, une vingtaine de dollars, pour conduire des personnes infectées ou qui doivent se faire tester. Mais ce n’est pas possible de désinfecter toute la voiture. Je doute que ce soit une bonne idée. »

« La situation, en ce moment, c’est différent. L’isolement, c’est différent de la guerre. Pendant la guerre, quand on s’isole, on le fait ensemble, on parle. »

« Tout ce qu’il y a à faire en ce moment, c’est écouter les expertises et faire le mieux pour la communauté. Je pense qu’ils font de leur mieux, mais ça ne peut pas être parfait. »

« J’ai arrêter de travailler il y a deux semaines. Même si je voulais ou pouvais travailler, avec la fermeture de tous les services et commerces, il n’y a personne à faire monter dans mon taxi ! »

« Dans le transport, c’est trop risqué. On ne sait jamais qui on fait monter, si la personne a le virus, et si nous-même, on l’a attrapé. Il y a toujours un risque de transmettre le virus, même si on n’a pas peur de l’attraper. »

« La compagnie de laquelle je loue mon taxi nous a laissé une pause de deux semaines, pour voir comment la situation allait évoluer. Mais je me sens trop responsable pour les passager.e.s, en particulier les personnes âgées. C’est pourquoi je ne crois pas que nous devrions opérer les taxis. Ce n’est pas sécuritaire. »

« Je pense que le gouvernement devrait prendre en charge le transport des personnes malades ou qui doivent être testées. »

 

Crédit photo: Thomas Boucher

Vaso de la boulangerie Picadilly

« Je me sens ok, mais un peu plus nerveuse que d’habitude parce que je vois les gens paniquer et faire des choses stupides. Sinon, rien n’a changé. »

« Nous devons continuer à travailler, sinon, comment la population pourrait se nourrir ? Nous devons donc garder notre calme. Prendre la situation au sérieux, mais pas trop sérieusement, tu vois ? Il faut éviter d’entrer en conflit les uns avec les autres. »

« Nous faisons de notre mieux. Mes collègues et moi, nous restons solidaires, nous nous soutenons. »

« Tous les pays sont touchés et chaque pays adopte ses propre mesures. Ici, au Canada, ça me semble un peu plus permissif. En Grèce, c’est beaucoup plus stricte. »

« La première chose que je fais, chaque matin, je vérifie le nombre de nouveaux cas en Grèce, puis le nombre de nouveaux cas au Canada. Je suis l’évolution de la situation, pour savoir comment va mon monde là-bas, ma famille, mes ami⋅e⋅s, comment va mon monde ici. Ce n’est pas facile, mais on va y arriver. »

Ikram et Faiza, de la pharmacie Pharmaprix

« Dans les pharmacies, nous devons prendre beaucoup de précautions. Beaucoup de mesures sont mises en place et nous vivons beaucoup de stress. »

« Parfois, la clientèle veut acheter beaucoup de produits, parce que les gens sont nerveux, mais nous avons imposé des limites pour certains produits essentiels… parfois, la situation est mal comprise, alors nous nous soutenons entre collègues pour que ça se passe bien. Mais la plupart des personnes comprend et respecte les consignes. »

« Nous avons nous aussi nos familles, nos propres réalités, et nous devons prendre des précautions. Certaines personnes ne comprennent pas que nous sommes des êtres humains, nous aussi. »

« Soyons prudent·e·s. Nous vivons ensemble, nous devons nous aider les uns, les autres, pour survivre. »

« Le fait d’avoir des proches à l’extérieur du Canada est vraiment préoccupant. On finit par penser plus à nos proches qu’à nous-mêmes. »

« La majorité de la clientèle est respectueuse. Je trouve important d’offrir un bon service aux gens. Pour moi, le salaire n’est pas si important. »

« C’est difficile. Je parle à ma famille tous les jours. Je leur demande de rester à la maison. »

Crédit photo: Thomas Boucher

NOTES


 

1. Françoise Vergès. « Le travail invisible derrière le confinement. Capitalisme, genre, racialisation et COVID-19.» Contretemps, 29 mars 2020, https://www.contretemps.eu/travail-invisible-confinement-capitalisme-genre-racialisation-covid-19/

2. Jérôme Labbé. « Québec pourrait régulariser le statut des demandeurs d’asile qui travaillent en CHSLD. » Radio-Canada, 25 mai 2020, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1706055/dossiers-immigrants-refugies-travailleurs-sante-chsld-coronavirus-covid-19

3. Solidarité sans frontières. Pétition pour un statut pour toutes et tous, https://www.solidarityacrossborders.org/fr/petition-for-status-for-all