04 Oct Après la modernité occidentale
Par ALEXIS LAFLEUR-PAIEMENT
Publié le 4 octobre 2021
Depuis environ deux cents ans, les activités industrielles de l’être humain ont profondément transformé notre environnement, jusqu’à entraîner une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène. La modernité occidentale, en séparant la nature et la culture, a entrepris d’exploiter la première afin de faire « progresser » la seconde. Ce projet, marqué par une temporalité linéaire non questionnée, a fini par imposer un technocratisme autoritaire responsable de la catastrophe écologique actuelle, remettant en cause notre existence comme celle de l’écosystème planétaire. Cette situation rend impérative la « question de la technique » : penser celle-ci est peut-être ce qui nous permettra collectivement de dépasser le blocage actuel. Dans La question de la technique en Chine, Yuk Hui s’attaque à cet enjeu fondamental. — ALP
Plus exactement, l’auteur s’interroge sur l’existence de plusieurs techniques différentes ontologiquement, dont certaines renvoient à une pensée autre que celle de l’Occident moderne. L’enjeu est complexe puisqu’il nécessite à la fois une enquête historique et une recherche au présent, alors même que la logique occidentale s’est imposée universellement, propageant le principe de l’automatisation continue de la technique. Hui se propose de revisiter l’histoire de la philosophie chinoise en regard de cette question, afin de mettre en lumière une véritable altérité à la modernité occidentale, tout en cherchant une nouvelle pensée technique (et un nouveau rapport à la technique) qui permettrait de dépasser cette modernité. L’ancrage chinois de Hui sert donc d’outil global afin d’avancer collectivement.
Pour le philosophe, la pensée technique au sens occidental n’a pas d’équivalent dans la tradition chinoise : cette catégorie philosophique n’est pas universelle et l’histoire nous apprend que la Chine a eu un modèle distinct des rapports entre technique et cosmologie. La mythologie chinoise présente l’origine de la technique à sa manière, définissant les relations entre les humains et leur milieu comme une cosmotechnique. Cette notion doit rendre compte de l’union entre ordre cosmique et pratiques humaines telle qu’elle existe dans le domaine technique afin de surmonter la coupure entre ces domaines. Dans une perspective chinoise, Hui prolonge l’œuvre de Gilbert Simondon (1924-1989)1 pour trouver une unité entre cosmos et technique en mesure de dépasser les apories de la modernité.
Dans la philosophie chinoise ancienne, notamment le confucianisme et le taoïsme, une telle cosmotechnique existe, faisant résonner le qì (instrument) et le Dào (Voie)2. En revisitant l’histoire de cette dynamique, l’auteur cherche une nouvelle cosmotechnique, ni conservatrice, ni dominée par la pensée occidentale. L’union du qì et du Dào sert d’inspiration épistémologique à ce qui pourrait devenir des manières inédites d’être avec les objets et les systèmes techniques, réconciliés avec la nature. Ce travail se focalise sur l’éthique (tradition chinoise) plutôt que sur la vérité (tradition occidentale). Il s’agit de comprendre l’accord entre le qì et le Dào afin que l’instrument trouve sa perfection en intégrité avec la nature.
En ce sens, Hui souligne la différence entre la pensée chinoise et la pensée occidentale : si la première offrait un modèle d’harmonie, la seconde a plutôt séparé l’homme de la nature, médiatisant leurs rapports par une technique vécue comme violence. La pensée chinoise antique vise à accorder la vie sociale et politique à l’ordre cosmique plutôt qu’à une confrontation entre l’humain et la nature. Cet axiome, même s’il s’est amenuisé de nos jours, a longtemps déterminé les pratiques sociales en Chine. Il a permis de maintenir le lien entre technique et vertu, entre conscience morale et cosmologie : c’est à partir de ce lien que Hui propose de chercher une cosmotechnique adaptée à notre temps. La perfection de la technique pourrait alors se trouver dans une perfection de la manière d’être et de vivre en résonnance avec l’ordre cosmique, faisant écho à l’enseignement du Zhuangzi (un des deux textes fondateurs du taoïsme, composé par accrétion aux IVe et IIIe siècles avant notre ère)3.
Hui trouve matière à ses réflexions contemporaines dans le rapport harmonieux entre qì et Dào, réaffirmé sans discontinuité en Chine jusqu’au XIXe siècle, en particulier dans les moments de crise. Le concept de ch’i (souffle vital)4 permet d’enrichir notre connaissance du rapport entre technique et cosmos afin de mieux saisir l’harmonie organique capable de les unir. Dans le même sens, la pensée de l’encyclopédiste Song Yingxing (1587-1666), qu’étudie Hui, permet de comprendre l’autonomie relative du qì malgré son accord avec le Dào, et l’individuation des êtres, notamment techniques, qui sont une forme concrète du ch’i. Cette réflexion met en valeur l’importance de l’éthique dans le rapport à la technique aux dépens du « problème » de la substance.
Yuk Hui ne se contente pas d’études historiques descriptives, mais demeure également sensible à l’évolution du lien entre qì et Dào ainsi qu’aux réalités matérielles qui en découlent. Invoquant les travaux du philosophe Zhang Xuecheng (1738-1801), il réfléchit à ce lien en regard du monde existant, sans chercher son « sens originel », une approche particulièrement nécessaire depuis la rupture de la tradition philosophique chinoise à la suite des Guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860) puis de la « modernisation » de la Chine au XXe siècle. L’imposition des catégories philosophiques occidentales et des techniques afférentes exige une nouvelle réflexion, aussi informée soit-elle par la pensée traditionnelle. L’harmonie perdue ne saurait être simplement « retrouvée » alors que le sens même du qì et du Dào s’est radicalement transformé.
Hui propose donc de (re)chercher une cosmotechnique dans laquelle les outils ne sont pas qu’instrumentaux et où la pensée n’est pas séparée de la pratique. Pour ce faire, il se penche sur la relative absence de science moderne en Chine et l’incapacité de la philosophie asiatique à absorber le choc de la pensée scientifique occidentale. L’absence de vision mécaniste du monde au profit d’une vision organiciste, ayant diminué le rôle de la géométrie en Chine, explique peut-être cette situation. Quoiqu’il en soit, cela signifie qu’une nouvelle cosmotechnique chinoise viable ne pourra pas reprendre telles quelles les catégories de la science occidentale. L’œuvre de Mou Zongsan (1909-1995) met en valeur cette difficulté, à savoir la double impossibilité de réanimer la philosophie chinoise ancienne et d’adopter la science occidentale : il pointe vers la nécessité d’une autre cosmotechnique qu’il ne parvient cependant pas à définir selon Hui.
Malheureusement, l’universalisation de la philosophie occidentale moderne bloque le développement de nouvelles cosmotechniques en Chine comme ailleurs, si ce n’est en Occident même. Pour dépasser cette hégémonie, il s’agit non seulement de revisiter l’histoire des pensées non occidentales, mais aussi de remettre en cause la philosophie et la science issues de l’Europe, afin de permettre une nouvelle dynamique créative. Face à la catastrophe actuelle, sociale comme écologique, notre survie collective dépend de notre capacité à assumer un tel geste – ainsi que le suggère Hui – en vue d’un dépassement. L’auteur montre comment l’imbrication entre géométrie, temps et pensée technique en Occident entraîne une spatialisation du temps (linéarisé) et une logique fondée sur les inférences ainsi que les relations causales. Cette articulation détermine notre agir technique vers l’automatisation, quitte à reconduire la disruption entre l’humain et la technique, un bris d’équilibre responsable des dangers actuels5.
En comprenant le temps géométriquement, l’entendement occidental du progrès comme de l’historicité a entraîné une conception singulière du rapport entre humains, technique et nature, dans laquelle l’avancement humain se jauge à son exploitation de la nature, menant à une accélération du développement technique, puis à son automatisation. Avec la modernité, les Occidentaux ont perdu les principes mêmes d’une cosmotechnique équilibrée et viable. Tirant leçon des travaux critiques de Bernard Stiegler (1952-2020), Hui constate que la modernité arrive à sa fin, mais qu’il reste encore à dépasser ses effets globaux et particuliers. La conscience technique, processus mémoriel et réflexif, doit nous aider à réaliser ce dépassement. Il faut reformuler l’histoire de la métaphysique occidentale de manière à saisir ses apories, puis tenter de les subsumer dans une nouvelle cosmotechnique. La société chinoise doit procéder à un tel mouvement pour se déprendre de la modernité, tout comme les autres peuples et les Occidentaux eux-mêmes.
La compréhension des déterminations épistémologiques de la pensée technique occidentale devenue hégémonique ne doit pourtant pas tomber dans le piège d’une lecture de l’histoire unifiée, mais bien saisir les différentes histoires de la technique que la modernité a balayées, puis tenter la création de cosmotechniques originales, informées par ces histoires plurielles. Il faut selon Hui revoir la relation entre humains, technique et temps dans toute son ampleur multiforme afin de formuler de nouveaux projets ni réduits à une dimension locale ni maladroitement universels : il est nécessaire de penser globalement tout en évitant l’écueil d’une autre homogénéité6. La question du temps se pose impérativement, puisqu’il s’agit « d’ouvrir la possibilité d’un pluralisme qui ferait émerger une nouvelle histoire mondiale, une histoire qui ne serait subordonnée ni au capitalisme mondial, ni au nationalisme, ni à un fondement métaphysique absolu »7.
En Chine, une historicisation du qì et du Dào doit être envisagée pour pouvoir reformuler un principe cosmotechnique harmonieux sans être passéiste ou ignorant des réalités induites par la modernité. Hui suggère, par des gestes réflexifs sur les traditions techniques et la modernité, de chercher un pluralisme cosmotechnique qui saurait incorporer différents rythmes, défaisant et refaisant les catégories techniques dominantes. Cette proposition implique un affrontement direct avec la mondialisation technologique par une réappropriation de catégories propres à chaque culture afin de transformer ses rapports avec la technique moderne. La mondialisation sera subsumée par la constitution de nouvelles pratiques capables de lier la technique et la cosmologie, sans rejeter les réalités technologiques contemporaines.
La conscience technologique se caractérise par la reconnaissance de l’Anthropocène et de la crise générale actuelle, creuset des possibilités de dépassement. Cette conscience se diffuse maintenant plus que jamais, offrant paradoxalement la possibilité de repenser globalement la fin de la modernité et l’avènement d’une pluralité cosmotechnique. Dans la mesure où la modernité est directement responsable de la catastrophe actuelle – qu’elle est incapable de résoudre malgré toute sa géo-ingénierie –, l’unique solution est celle vers laquelle pointe Yuk Hui. S’il faut protéger ce qui peut l’être, cela ne suffira pas à endiguer l’écocide : il ne s’agit pas de « réinitialiser » la modernité, mais de la remplacer par de nouvelles cosmotechniques. Une telle action implique la fin du capitalisme comme celle des solutions « spirituelles » et l’instauration rapide de principes pluriels liant harmonieusement l’humain, la technique et la nature (cosmos). Elle n’implique pas qu’un discours, mais exige avant tout des pratiques concrètes.
En somme, Yuk Hui propose dans cet ouvrage de formidables outils afin de comprendre les racines de la crise écologique et sociale mondiale, tout en suggérant une manière d’y mettre un terme. En revisitant l’histoire de la philosophie chinoise portant sur la technique, le penseur aide à déconstruire les fondements épistémologiques de la modernité occidentale. Affrontant cette tradition directement, il dévoile comment la modernité est coupable de la crise actuelle, tout en se montrant incapable de la maîtriser. Avec ces considérations sur le concept de cosmotechnique, l’auteur trace une voie pertinente entre traditions et modernité, et pense une pluralité apte à rétablir un rapport sain entre la technique et la nature, ne reproduisant plus les dangers mortels auxquels nous sommes confrontés. En réfléchissant d’abord à l’histoire de la pensée chinoise, Hui cherche à outiller le monde est-asiatique face à la modernité : il n’en offre pas moins des leçons très instructives pour le Nord global.
Dans un geste comparable à celui de l’anthropologue Philippe Descola (né en 1949)8, Hui révise les catégories épistémologiques de la modernité et nous permet de réfléchir l’histoire de la technique en Occident et dans le monde comme fondement de la crise en cours. Nous sommes alors en mesure d’éviter les pièges du passé et du présent afin de penser des relations inédites entre les humains, la technique et le cosmos. Il est désormais de notre devoir de prendre acte de ces enseignements et d’agir : les différentes communautés sauront-elles développer leur conscience technique et chercher de nouveaux rapports avec la nature afin d’éviter l’anéantissement ?
Préface de Yuk Hui, La question de la technique en Chine, Montréal, Les éditions de la rue Dorion, 2021, 424 p.
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Juliette Dupont-Duchesne.
NOTES
1. Lire notamment Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, 1958 et L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Paris, Jérôme Millon, 2005. ↩
2. Le Grand Ricci numérique. Dictionnaire encyclopédique de la langue chinoise, Leyde, Brill, 2013, définit le qì 器 comme « instrument », qu’on peut aussi entendre comme « outil » ou « technique ». Le Dào 道 (Voie) quant à lui représente la « vérité ultime ou réalité ultime […] manifestée dans le devenir naturel des Dix mille êtres […] ineffable, mais aussi immanent, le Dào se manifeste sous le double aspect de la présence et de l’absence ». Le Dào est traditionnellement associé à « l’ordonnancement cosmique ». Voir respectivement : https://chinesereferenceshelf.brillonline.com/grand-ricci/entries/7544 pour le qì et https://chinesereferenceshelf.brillonline.com/grand-ricci/entries/1746 pour le Dào. ↩
3. Le stoïcisme propose lui aussi une cosmotechnique visant à accorder les pratiques humaines et la nature, quoique différente du taoïsme et menant à un autre mode de vie. ↩
4. Le Grand Ricci numérique, 2013, définit le ch’i 氣 comme « souffle, esprit, vie qui anime le corps humain », ainsi que comme « vigueur, énergie, force d’âme ». Ce concept peut servir à comprendre l’état dynamique et positif qui unit la pratique humaine et l’ordre cosmique à travers la technique. Voir : https://chinesereferenceshelf.brillonline.com/grand-ricci/entries/7584 ↩
5. Lire Bernard Stiegler, Dans la disruption, Paris, Les liens qui libèrent, 2016. ↩
6. Penser globalement, car la modernité et ses conséquences nous affectent tous, mais viser le pluralisme afin d’éviter un nouveau monolithisme incapable de prendre en charge les différences réelles entre histoires, groupements humains et lieux. ↩
7. Yuk Hui, La question de la technique en Chine, Montréal, Les éditions de la rue Dorion, 2021, p. 321. ↩
8. Lire Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. ↩