Faire d’un abri une maison

Par SOPHIE LEWIS
Publié le 7 septembre 2020

Dans le contexte de la pandémie, alors qu’on appelait la population à se réfugier dans son domicile, Sophie Lewis remet en question l’idée que la maison soit un lieu sécuritaire pour plusieurs. Alors que les plateformes de vidéoconférence donnent l’impression d’abolir les frontières entre privé et public, Lewis affirme que la logique du confinement risque au contraire de renforcer la privatisation du foyer et l’exclusion des populations marginalisées. Mais au même moment, les mesures de confinement n’arrivent pas à contenir la réponse populaire aux violences racistes. Observant les émeutes qui éclatent un peu partout aux États-Unis, les rassemblements et les campements autogérés, Lewis rappelle avec espoir que seule la révolution peut faire d’un abri, une maison. — VS

JB Miette, Cauchemar en feu

Nous avons si bien intégré le principe du foyer nucléaire en tant que technique d’immunisation, qu’il n’a pas été difficile de nous convaincre, en février dernier, que la meilleure façon de se défendre contre le virus était de rester dans son appartement ou (encore mieux) dans son domicile. L’idée selon laquelle « la maison d’un homme est son château », comme tant d’autres préceptes du libéralisme classique, est reprise sans hésitation sous la gouverne de la raison contemporaine. Et qu’est-ce que cela impliquerait que d’affirmer le contraire ? Pas de doute, et domus sua cuique est tutissimum refugium [et sa maison est son refuge le plus sûr], soit, la seconde partie de cette proposition légale du dix-septième siècle, est maintenant naturalisée, passée au rang de l’impensé et de l’invisible. Cet amalgame entre « toit », « forteresse » (château) et « maison » est tellement généralisé, jusqu’à faire partie du sens commun, qu’il est désormais rare d’entendre une quelconque objection — du genre de celles qui ont souvent été formulées par les milieux queers et féministes dans les années 1970 — à la prémisse selon laquelle le foyer nucléaire serait le lieu sécuritaire par excellence dans nos sociétés.

Dans les faits, cette prémisse est absurde, comme j’ai tenté d’en faire la démonstration en mars : comment une zone délimitée par l’asymétrie des rapports de pouvoir au sein du travail reproductif, du mariage (souvent), et de la parentalité patriarcale, du loyer et de l’endettement hypothécaire peut-elle être bénéfique pour la santé ? Peu importe : restez chez vous, allait (finalement) lancer l’État anxieux.

Au moment où c’est arrivé, une grande partie des masses salariées — croulant sous le travail, les dettes et les trajets insupportables en transport — suivait déjà les autorités de la santé et se conformait à l’essentiel de cette injonction. Cherchant à être en contact plus que jamais, plusieurs ont plongé tête première dans le tout en vidéoconférence, l’ère de l’ubiquiste Zoom™, fenêtre ouverte sur la discrétion organisée du domestique. Sous des couverts de transparence, une caméra omnisciente nous invite à participer à tout et à rien dans nos pyjamas. Mais peut-être plus important encore, ceux et celles d’entre nous qui possèdent un portable et une connexion wi-fi peuvent désormais regarder défiler l’intimité plus ou moins improvisée des autres participant·e·s : petites collections de visages qui simultanément se regardent être regardés par un nombre incalculable d’autres visages, qui à leur tour se regardent être regardés. Oh, voilà mon ex, on dirait qu’il a déménagé ; ah, on voit encore le dessus de la tête de ce boomer ; et là, dans une nonchalance étudiée, adossé à un coussin, un célèbre auteur que j’admire mange des céréales et respire dans la même « pièce » que moi.

Cette mise en scène d’un grand nombre d’individus enfermés chez eux, mais malgré tout en public, confinés mais visibles, « en famille » — mais tout de même avec des étrangers est devenue la norme des interactions sociales pendant le confinement. Cependant, il serait faux de prétendre que ces conditions attaquent ainsi la division nauséabonde entre « public » et « privé », fondamentale au capitalisme. Au contraire, on pourrait suggérer que cette sphère privée totalisante cherche à remplacer (ou à succéder à) la sphère publique agonisante. Loin de politiser ce que Jordy Rosenberg a rassemblé sous le terme d’« antre encore plus secret » du capital, c’est-à-dire le foyer nucléaire, la logique du confinement risque de faire progresser la frontière du privé encore plus en profondeur dans la vie des êtres humains et de renforcer l’exclusion et la marginalisation des sans-propriétés, des sans-abris, des entreposé·e·s, des illettré·e·s du web et de celles et ceux qui sont privé·e·s de leur intimité ; bref, les personnes qu’on nous a entraîné·e·s à considérer (contrairement à nous, ou encore plus que nous) sans domicile.

JB Miette, La lépreuse

Qu’est-ce qui fait d’un abri une maison ? Hélas : la révolution et rien d’autre. Il est de coutume à gauche d’affirmer que, en attendant le communisme, les prolétaires sont sans domicile : il n’y a pas de maison, au sens propre, lorsque le logement est marchandisé. Faisant preuve d’une sorte de sensibilité inconsciente à cet égard, nombre de politicien·ne·s ont remplacé la consigne « restez chez vous » par « abritez-vous sur place. » Quel chez-vous, quelle place ? La réponse se trouve bien sûr dans les vagues d’insurrections qui balaient le territoire pour en faire de la place. À qui la rue ? À nous la rue. C’est aussi le message des bannières où on peut lire « No Cop Zone » [Zone sans présence policière], qui flotte au-dessus de toutes les zones autonomes : chaque place peut et doit être notre place.

Maintenant, plus que jamais, la société civile considère qu’il faut compatir avec les personnes qui ne possèdent pas le droit à la propriété privée, les qualifiant de « sans domicile. » Et cette intuition n’est pas complètement fausse : après tout, ce n’est pas de la tarte d’être contraint·e à « s’abriter sur place » quand on n’a pas d’abri légitimement reconnu par la municipalité. Sans surprise, ce sont les Noir·e·s, les travailleur·se·s du sexe et les itinérant·e·s qui ont été brutalisé·e·s criminellement pour avoir défié les directives durant la COVID-19. Mais à la lumière du haut taux de contamination dans les soi-disant refuges pour sans-abris, ce n’est pas clair qu’il soit prudent sur le plan épidémiologique de dormir sous la brique et le mortier. Effectivement, toute la conception de l’intérieur en tant qu’élément clé du « confinement » est, quand on y regarde de plus près, profondément douteuse : le principe repose sur un écart entre public/privé qu’on ne se préoccupe jamais d’expliquer. Restez dans votre logement, tel que décrété ; toutefois, lorsque dans l’espace public, les émanations provenant de votre corps — toujours-potentiellement-diffuseur-de-gouttelettes — doivent rester à l’extérieur… dans l’espace privé, au contraire, elles doivent être gardées à l’intérieur, dans la mesure du possible. Un ménage respire et meurt ensemble dans sa propriété ou son logement locatif. Le coronavirus et un danger méconnu. La famille est — d’une manière ou d’une autre — sécuritaire.

L’ère du corona a permis à de nombreuses personnes de renouer, non pas avec le patriotisme, mais, au contraire, avec ce que le gendre de Karl Marx nommait en 1883 « le droit à la paresse. » Partout, bien qu’à différents degrés, la maladie, le deuil, les ennuis financiers ont causé des souffrances et des douleurs immenses. Mais les initiatives d’entraide mutuelle se sont multipliées dans de nombreux voisinages, tel un brasier abolissant la famille. Après quelques mois d’un repos relatif, le prolétariat urbain a renoué avec certains désirs depuis longtemps enfouis — comme l’envie d’habiter en commun cette Terre. Nous avons appris, par exemple, quelques faits épidémiologiques vraiment très intéressants par rapport à nos plans estivaux — à savoir que : les bars, restaurants, cinémas, clubs et pubs ne sont pas sécuritaires en temps de COVID ; les émeutes en plein air, elles, sont par contre relativement sécuritaires, tout comme l’occupation de l’espace public dans de grands et conviviaux campements de protestation.

Vive la commune.

JB Miette, Spleen I

Traduction par Valérie Simard.

Article paru en anglais sur le site de l’UCHRI (2020).

Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Jean-Baptiste Miette.

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