Gouverner en ignorant les femmes : bilan en trois tableaux

Par CAMILLE ROBERT
Publié le 27 septembre 2022

La Coalition avenir Québec (CAQ) a été élue en 2018 sur la base d’un programme qui ne mentionnait nulle part les femmes1. Elles étaient invisibles, se fondant indistinctement dans les catégories de la famille, des aînés ou des travailleurs. Les rapports de genre et tous les conflits qui en découlent inégalités salariales, plafond de verre, violence conjugale n’existaient pas dans l’imaginaire politique de la CAQ. Ce n’était pas particulièrement étonnant, venant d’un parti campé dans la droite politique, où les candidates se faisaient rares et ne portaient pas nécessairement des valeurs féministes. Les seuls enjeux touchant de plus près la condition féminine, et pour lesquels la CAQ a pris des engagements lors de son élection, concernaient la famille, les garderies et les conditions des soignantes. Je propose ici d’observer comment, dans ces trois champs, la CAQ a ignoré les femmes, particulièrement dans le contexte de la pandémie, alors que les mesures d’aide étatique s’avéraient cruciales. Les failles dans notre filet social étaient certainement déjà présentes bien avant 2020, ou même 2018, mais il serait trop facile de blâmer exclusivement les gouvernements précédents pour l’ampleur de la crise sanitaire. L’indifférence de la CAQ quant aux enjeux touchant spécifiquement les femmes s’est reflétée dans sa gestion de la pandémie, tout comme dans la relance économique proposée. — CR
Marianne von Werefkin, La tempête

Sur le front domestique

Quand la pandémie a frappé le Québec en mars 2020, alors que le gouvernement « mettait sur pause » la province, des milliers de femmes ont interrompu leurs activités habituelles pour prendre soin des leurs. Les tables de cuisine sont devenues bureaux de travail ou pupitres d’élève, en plus d’accueillir toutes les autres tâches du quotidien. Alors que les bilans s’alourdissaient de jour en jour, cette interruption qui devait durer trois semaines s’est rapidement allongée. Face à l’évidence que nous devrions cohabiter avec le virus à plus long terme, le travail salarié a repris son cours, mais dans des conditions impossibles. Impossibles pour la santé mentale – comment maintenir sa productivité dans un quotidien dystopique ? –, mais aussi pour ce qui relève de la « conciliation famille-travail-études »2.

Bien que les garderies et les écoles à l’extérieur de la Communauté métropolitaine de Montréal aient réadmis les enfants au cours du mois de mai 2020, les fermetures de groupes ou de classes en raison de cas ou d’éclosions de COVID-19 infligeaient aux parents un ajustement imprévisible et aléatoire, sans pouvoir bénéficier des réseaux d’entraide habituels. Pour d’autres parents, le choix de garder les enfants à la maison s’est imposé en raison des risques que peuvent présenter les transmissions en milieu scolaire pour les autres membres de la famille. Dans un cas comme dans l’autre, un parent (souvent la mère) devait du jour au lendemain assurer l’école à la maison, en plus de ses autres responsabilités professionnelles, en ne pouvant pas compter sur l’aide d’ami·es, de voisin·es ou des grands-parents. Comme les revenus des femmes sont généralement moins élevés que ceux des hommes3, dans un couple hétérosexuel, la carrière du conjoint est systématiquement priorisée, particulièrement dans une situation de précarité économique4. Ainsi, il est peu étonnant que 71 % des personnes ayant quitté leur emploi durant la pandémie soient des femmes et qu’elles assurent, dans 64 % des cas, l’enseignement à domicile et/ou l’encadrement scolaire des enfants5. Si les employé·es de bureau pouvaient travailler à domicile, permettant dans certains cas mais à quel prix ? de « concilier » leur emploi avec l’éducation et le soin des enfants, seulement 8 % des ménages les plus pauvres avaient accès au télétravail6. Les portraits statistiques, bien qu’alarmants, ne rendent toutefois pas compte de l’ampleur de la détresse psychologique qui a plané sur les femmes pendant la pandémie.

D’autres femmes, avec ou sans enfants, ont dû assurer de nouvelles responsabilités auprès de proches vieillissants, en lien avec le confinement plus strict des aîné·es : courses à l’épicerie ou à la pharmacie, appels plus fréquents pour prendre des nouvelles, recherche de ressources pour l’aide à domicile, accueil chez soi d’un parent âgé pour le retirer d’un milieu à risque d’éclosion, etc. Je me demande parfois ce qui serait arrivé si ce travail invisible des femmes, décuplé durant la pandémie, avait été mieux encadré, rémunéré et soumis aux mêmes normes que les emplois salariés. Quels auraient été les coûts de la pandémie en proche aidance7, en école à la maison, en soutien psychologique, en nettoyage des masques en tissu ou en désinfection des denrées alimentaires ? Combien d’heures ont été travaillées en temps supplémentaire, ou alors en superposant des tâches irréconciliables ? Cette somme immense de travail, je ne me souviens pas que le gouvernement provincial l’ait reconnue, outre les remerciements usuels en point de presse. Car pour reconnaître ce travail à sa juste valeur, il faut en mesurer l’ampleur, se soucier des conditions dans lesquelles il est réalisé, et le rétribuer à la hauteur de son importance. Si le Québec a été « mis sur pause » en mars 2020, les femmes et particulièrement les mères ont plutôt connu un accroissement de leur travail au-delà des limites physiques, physiologiques et psychologiques, avec des répercussions sur leur carrière et leur autonomie financière qui perdureront.

Le gouvernement de la CAQ, qui accorde dans ses discours une place centrale à la famille nucléaire de classe « très moyenne » préférablement blanche, parlant français, habitant la banlieue et payant une hypothèque8 , n’a offert aucune prestation supplémentaire aux femmes qui ont dû abandonner leur emploi ou s’absenter du travail pour prendre soin d’un proche. L’aide financière est plutôt venue du gouvernement fédéral, d’abord avec la Prestation canadienne d’urgence (PCU) qui, bien que non destinée spécifiquement aux femmes, leur a tout de même assuré un revenu de base durant quelques mois pour combler le manque à gagner en lien avec la perte d’un emploi ou la diminution des heures de travail9. Cette mesure a d’ailleurs été critiquée à plusieurs reprises par François Legault, qui soutenait qu’elle n’offrait pas d’« incitatif à travailler »10, privant soi-disant le marché de l’emploi de précieuse main-d’œuvre en pleine relance économique. Après la fin de la PCU, seule la Prestation canadienne de la relance économique pour proches aidants (PCREPA) offrait une compensation financière aux personnes qui s’absentaient du travail pour s’occuper d’un membre de leur famille en lien avec la COVID (infection, symptômes ou fermeture d’établissement).

Du côté provincial, l’unique mesure d’aide financière concrète pour les mères a été la bonification, d’abord limitée à certains cas seulement, des prestations du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) pour atteindre un minimum de 500 $ par semaine pour les nouveaux parents qui y étaient admissibles durant la pandémie. Et pour les femmes n’ayant pas gagné un revenu suffisamment élevé pour profiter des programmes fédéraux, elles ont dû compter sur l’aide financière de proches, s’endetter davantage ou se rabattre sur l’aide sociale, dont les critères d’admissibilité ont été resserrés au fil des compressions budgétaires des dernières décennies. À la recherche de mesures d’aide provinciale destinées aux proches aidant·es ou aux parents qui concernent en premier lieu les femmes , je me suis heurtée sans cesse aux annonces d’aide financière pour les entreprises : aide d’urgence aux PME, programmes gouvernementaux de soutien financier aux entreprises, action concertée temporaire pour les entreprises. Même les marchands de pop-corn ont eu droit à une aide financière11 ! Mais rien pour compenser les revenus perdus par les femmes qui ont dû s’improviser enseignantes, soignantes et éducatrices du jour au lendemain. Rien pour soutenir les femmes qui ont tenu à bout de bras les foyers pendant la pandémie. C’est dire comment le gouvernement caquiste tient pour acquis le travail invisible des femmes, assumant qu’elles seront toujours là pour soigner, éduquer, nourrir, nettoyer ou écouter, quelles que soient les conditions et malgré tous les sacrifices, car elles ne laisseront pas tomber leurs proches.

Marianne von Werefkin, L'automne

Pas de crise dans les garderies ?

Si la crise sanitaire a renvoyé des milliers de femmes au foyer, une autre crise les y maintient. La pénurie de places en garderie était déjà importante avant la pandémie, mais les nouvelles exigences du ministère de la Famille, les consignes sanitaires à respecter, le manque de soutien financier du gouvernement et les mauvaises conditions de travail des éducatrices12 de la petite enfance ont mené à la fermeture de nombreuses garderies, particulièrement en milieu familial où plus d’un millier d’établissements auraient cessé leurs activités en 202013. En 2018, la CAQ avait promis 50 000 nouvelles places en garderie, puis avait révisé ce nombre à la baisse pour n’en offrir que 10 000 pour 2022, puis 37 000 pour 2024-2025. Dans les faits, seulement 3 000 places ont été créées14, laissant plus de 86 000 enfants en attente d’une place abordable, comme l’a révélé une fuite de données provenant du portail La Place 0-5.

Bien que vertigineux, ces chiffres ne témoignent pas des situations de détresse qui résultent du manque de places en garderie. À la fin de leur congé de maternité, des mères doivent demander un congé sans solde ou perdent leur emploi, car elles n’ont pas réussi à trouver une place à temps. Les unes doivent se tourner vers une aide financière de dernier recours, tandis que les autres dépendent entièrement du salaire de leur conjoint·e, ce qui les place dans une situation de vulnérabilité face aux violences conjugales, psychologiques et économiques. Et les femmes immigrantes, particulièrement si elles sont racisées ou qu’elles ne parlent pas le français ni l’anglais, sont particulièrement affectées par le manque de places abordables en garderie, comme le souligne Yasmina Chouakri, chercheuse et coordonnatrice du Réseau d’action pour l’égalité des femmes immigrées et racisées du Québec (RAFIQ)15. Bien souvent, elles ne peuvent pas se permettre une place en milieu non subventionné et, selon leur statut migratoire, elles n’ont pas toutes accès au crédit d’impôt anticipé qui aide à couvrir une partie des frais. D’autres facteurs viennent ensuite compliquer l’accès de ces femmes à l’autonomie financière, dont le manque d’information sur les programmes en vigueur, les difficultés à établir de nouveaux réseaux, la priorisation de la carrière du conjoint, ou l’ampleur des responsabilités familiales liées au travail d’intégration16. L’accès aux places abordables en garderie n’est donc pas qu’un enjeu d’égalité des genres : il renvoie aussi à l’égalité entre les femmes, qui ne peuvent pas toutes compter sur le bon salaire d’un conjoint, allonger leur congé de maternité sans risquer de perdre leur emploi ou recevoir l’aide de proches pour assurer la garde des enfants. Ainsi, celles qui sont au croisement de plusieurs oppressions notamment liées à la classe, à la race, au statut migratoire ou aux capacités sont contraintes de faire des choix qui affectent durablement leur autonomie et leur bien-être.

Malgré la pénurie alarmante de places en garderie, Mathieu Lacombe, ministre de la Famille, déclarait en juillet 2021 qu’il n’y avait pas péril en la demeure : « On n’a pas vraiment de crise actuellement dans les services de garde, on a un moment plus difficile »17. En niant l’existence d’une crise, tout comme en ce qui concerne la pénurie de logements abordables, le gouvernement se déresponsabilise d’une situation qui s’est considérablement aggravée sous son mandat, alors qu’il avait promis la création de dizaines de milliers de places. En réaction à l’inaction du gouvernement et souhaitant attirer l’attention du public, des milliers de parents se sont ralliés derrière le mouvement Ma place au travail, lancé au printemps 2021. Un sondage réalisé auprès des membres révélait que dans 75 % des couples hétérosexuels, c’était la mère qui devait renoncer à son travail pour rester auprès de son enfant lorsqu’il n’y avait pas de place en garderie18. Certaines d’entre elles ont témoigné des conséquences concrètes de cette pénurie détresse psychologique, appauvrissement, plus grande vulnérabilité face à la violence conjugale et elles ont interpellé sans relâche le ministre de la Famille et le premier ministre, tout en se solidarisant des revendications des éducatrices.

En avril 2021, au moment de l’annonce de l’octroi par le gouvernement fédéral de 6 milliards $ en 5 ans destinés au programme national de garderies, François Legault a poussé l’audace jusqu’à affirmer qu’une partie de cet argent servirait à éponger le déficit de la province19. Cette déclaration a aussitôt suscité la colère du milieu de la petite enfance, des syndicats et de divers regroupements et associations qui réclamaient que les sommes soient dédiées entièrement à la création de nouvelles places, à l’amélioration du réseau existant et à la bonification des conditions de travail des éducatrices. Après plusieurs mois de pressions, les deux paliers gouvernementaux ont convenu que les six milliards $ seraient consacrés au réseau de garderies et à la formation de nouvelles éducatrices, bien que Legault maintienne un flou artistique quant au nombre de places qui seront créées avec cette somme. Quelques semaines plus tard, en pleine campagne électorale fédérale, il a ensuite ouvertement appuyé le chef conservateur Erin O’Toole qui souhaitait annuler les transferts destinés aux garderies  en soutenant qu’il avait une « bonne approche [pour la] nation québécoise »20, sans doute en raison d’un éventuel financement du troisième lien21.

Si à l’automne 2021, la création de 37 000 places en garderie est soudainement devenue une priorité pour le gouvernement caquiste, c’est parce que les parents se sont mobilisés activement et que les conséquences de la pénurie, particulièrement sur les femmes, ont été largement documentées par les médias. C’est aussi grâce à la détermination de milliers de travailleuses des centres de la petite enfance (CPE) et à leur grève générale illimitée en décembre 2021 qu’un rattrapage salarial a été obtenu, alors que le gouvernement assurait qu’il ne bonifierait pas ses offres aux syndiquées. Il reste à espérer que ces gains auront un effet d’entraînement sur les garderies privées et en milieu familial également. L’amélioration des conditions de travail demeure l’option à privilégier pour assurer l’avenir du réseau des garderies, plutôt que de réduire les exigences de formation pour le recrutement22 ou d’ « embaucher des mamans » pour répondre au manque de personnel23, ainsi que l’avait suggéré le ministère de la Famille – comme si les rôles d’éducatrice et de mère étaient interchangeables, l’un étant le prolongement de l’autre ! Au final, ces propositions témoignent de l’insouciance du gouvernement face aux besoins des parents et de son ignorance quant aux compétences des éducatrices. À force de s’entêter à créer des classes de maternelle 4 ans, la CAQ a ignoré la crise qui s’annonçait déjà dans le réseau des garderies.

En attendant, face au manque criant de places, particulièrement en pouponnière, pourquoi ne pas offrir le prolongement des prestations du RQAP à tous les parents qui n’ont pas obtenu de place en garderie pour leur enfant ? Peut-être que si ce travail invisible coûtait quelque chose, plutôt que d’être entièrement assuré par les familles et les mères, le gouvernement serait plus pressé d’agir. Car au-delà des petits drames humains derrière chacun de ces congés parentaux forcés et non rémunérés, nous assistons à des reculs majeurs pour la condition des femmes, qui seront difficiles à rattraper.

Marianne von Werefkin, Les femmes en noir

Des anges gardiennes avec du plomb dans les ailes

La pandémie a frappé des services publics déjà fragilisés par plusieurs décennies de mesures néolibérales. Bien avant le printemps 2020, il était déjà question périodiquement des pénuries de personnel : manque d’enseignant·es, manque d’infirmières, manque de préposées aux bénéficiaires un « manque » qui relève en réalité des piètres conditions de travail qui n’ont fait que s’aggraver durant la crise. Bien que le gouvernement caquiste ait hérité d’écoles, d’hôpitaux et de centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) déjà mal en point, certaines de ses têtes d’affiche sont passées par des ministères sous la bannière péquiste ou libérale. François Legault a par exemple occupé les fonctions de ministre de l’Éducation (1998-2002), puis de ministre de la Santé et des Services sociaux (2002-2003) pour le Parti québécois, alors que le « déficit zéro » était encore dans l’air. Marguerite Blais a été ministre responsable des Aînés de 2007 à 2012 sous le Parti libéral période marquée par la « réingénierie de l’État » et les mesures d’austérité , avant de devenir ministre responsable des Aînés et des Proches aidants en 2018. Il est ainsi difficile de plaider l’impuissance, comme elle l’a fait en entrevue pour l’émission Enquête24. Malgré des promesses électorales ambitieuses, la CAQ a plutôt fait volte-face au moment où les services publics et particulièrement les travailleuses y œuvrant avaient le plus besoin de soutien.

C’est sans doute le secteur des soins que la pandémie a le plus durement frappé. Très rapidement, au printemps 2020, des travailleurs·euses de la santé ont relevé plusieurs failles contribuant aux éclosions, dont l’absence d’équipement de protection adéquat en CHSLD, le port du masque N95 était même interdit25 , la forte rotation du personnel entre les milieux de travail et entre les zones « chaudes » et « froides », ou encore le transfert de centaines de patient·es des hôpitaux vers les CHSLD sans ajouter suffisamment de préposées et d’infirmières. Prétextant le manque de ressources matérielles et humaines, le gouvernement a fortement aggravé la propagation de la COVID durant la première vague. Ainsi, il n’est pas étonnant que le quart des personnes infectées au printemps 2020 aient été des soignant·es26. Encore à l’automne 2020, tandis qu’il était de plus en plus établi par les scientifiques que le virus se transmettait surtout par aérosols, le ministre de la Santé, Christian Dubé, soutenait toujours que le masque de procédure était suffisant pour protéger les travailleurs·euses, réduisant la revendication d’accès au N95 à des « demandes syndicales »27. Alors qu’il manque cruellement de soignant·es, les protéger adéquatement aurait dû relever de l’évidence pour la CAQ, mais il a fallu que les syndicats du secteur public s’adressent à la cour pour obtenir, en janvier 2021, une ordonnance obligeant le gouvernement à fournir des masques N95 au personnel soignant en contact avec des patient·es infecté·es par la COVID. Les arrêtés ministériels, adoptés grâce à l’état d’urgence sanitaire, ont par ailleurs contribué à détériorer les conditions de travail déjà insoutenables, notamment en raison de l’accroissement du temps supplémentaire obligatoire (TSO) que la CAQ avait pourtant promis d’abolir28. En vertu de ces nouveaux pouvoirs, les établissements de soins n’étaient plus tenus de respecter les horaires et les postes des infirmières. Cela s’est traduit par leur relocalisation dans des unités où elles n’avaient jamais travaillé et à l’imposition de semaines de travail de 50 ou 60 heures, en alternant les quarts de jour, de soir ou de nuit. Dans un réseau qui ne pouvait déjà pas se permettre de perdre une seule infirmière, les conditions décrétées durant la pandémie ont été le coup de grâce qui a accéléré le départ de milliers d’entre elles, quittant avec des expertises irremplaçables. Et maintenant, plus aucune somme d’argent offerte par le gouvernement ne les fera revenir.

La vision de François Legault des travailleurs·euses de la santé reconduit un imaginaire passéiste, sexiste et fortement hiérarchisé, où au sommet de l’échelle se trouvent les médecins, puis au bas les préposées aux bénéficiaires. Le 15 avril 2020, au pic de la première vague, il invitait les médecins à aller prêter main-forte dans les CHSLD, mais pas pour « laver des planchers » : « Ils peuvent venir aider à faire du travail d’infirmières, puis on peut peut-être demander aux infirmières de faire le travail de préposés […]. On ne leur demande pas de laver des planchers, là. Ce qu’on demande, c’est d’aider les infirmières, qui vont pouvoir aider les préposés, qui vont pouvoir aider à s’assurer que tout est propre puis que tout est bien nettoyé. […] On veut avoir des bras »29. Je me demande encore si cette déclaration relève de la naïveté ou du mépris à l’égard du travail des préposées, qui est loin de se limiter à faire disparaître la saleté et à désinfecter. Avec la réorganisation néolibérale du travail de care, la spécialisation des tâches des infirmières et la réduction de leur nombre dans les unités de soins, les préposées aux bénéficiaires ont pris une place croissante auprès des patient·es dans les hôpitaux et auprès des résident·es dans les maisons d’hébergement et les CHSLD. Ce sont elles qui se rendent le plus souvent à leurs chambres, écoutent leurs préoccupations, leur font la conversation, les nourrissent, les aident à boire ou les lavent. Ces tâches ne peuvent être réduites aux gestes de « bras », comme le laissait entendre le premier ministre.

Les « anges gardiens » du système de soins, comme François Legault les a surnommés, sont en forte proportion des femmes racisées, immigrantes ou réfugiées30. Plusieurs d’entre elles sont arrivées au Québec en 2017 et 2018, alors que des milliers de migrant·es d’origine haïtienne fuyaient les États-Unis. À l’époque, François Legault s’était fortement opposé à l’accueil de ces demandeurs·euses d’asile, soutenant que le Québec avait « déjà atteint sa capacité d’intégration » et que leur arrivée pouvait porter atteinte aux « valeurs québécoises »31. Selon la Maison d’Haïti, entre 1 500 et 2 000 de ces réfugié·es, pour la plupart des femmes, ont choisi de travailler comme préposées aux bénéficiaires afin d’intégrer rapidement le marché de l’emploi32. Alors qu’elles risquaient leur vie au printemps 2020 pour soigner les personnes vulnérables, Legault maintenait la même fermeture : « On ne peut pas ouvrir la porte et dire : “Si vous venez illégalement, si vous trouvez un travail, c’est OK, on va vous accepter comme immigrant”. Ce n’est pas comme ça que ça marche »33. Par la suite, la régularisation du statut a été facilitée, mais seulement pour les travailleuses soignant directement des patient·es atteint·es de la COVID. Envoyées dans les « zones chaudes » sans protection adéquate, certaines sont tombées malades et ont infecté leurs proches. Ainsi, il n’est pas étonnant que les quartiers montréalais accueillant une grande part de soignantes racisées et immigrantes aient connu une flambée de cas de COVID lors de la première vague. Plusieurs organismes, comme Hoodstock, ont dénoncé le manque de ressources et de mesures offertes par la Santé publique dans ces quartiers, notamment à Montréal-Nord pas de cliniques de dépistage, pas de corridors sanitaires, pas de masques offerts et peu d’efforts pour rejoindre les habitant·es à travers des campagnes d’information34 , en pressant le gouvernement d’agir. Car, faut-il le rappeler, les conditions des travailleuses du care ne se limitent pas au lieu de leur emploi, mais concernent également leur milieu de vie.

Marianne von Werefkin, Les blanchisseuses

Quelle relance pour les femmes ?

Les femmes ont été sur tous les fronts durant la crise sanitaire. Elles ont tenu bien au-delà de leurs forces et à court de ressources un monde qui s’effondrait, au détriment de leur santé physique et psychologique. L’accroissement du fardeau domestique, le manque de places en garderie et la détérioration des conditions de travail dans le secteur des soins ont eu des conséquences marquantes dans la vie de milliers d’entre elles, parfois de manière irréversible. Du fait qu’elles cumulent les responsabilités liées au travail de care, tant dans la sphère privée que dans la sphère publique, elles sont doublement ou triplement pénalisées par la déresponsabilisation de l’État quant aux besoins urgents en matière de soins durant la pandémie. Un article publié dans la revue Global Health Promotion35 soulignait d’ailleurs que durant la première vague, le gouvernement Legault a échoué à reconnaître l’impact cumulatif des politiques publiques sur les femmes, qui occupent à la fois les rôles de mère, de soignante ou de proche aidante. Un constat qui n’étonne pas, vu la composition presque exclusivement masculine de la cellule de crise36 pour gérer la pandémie et l’inexpérience de la CAQ en matière de condition féminine. Il y aurait encore beaucoup à écrire sur les conditions des enseignantes et des travailleuses du milieu communautaire, ou encore sur l’augmentation dramatique des violences contre les femmes durant la pandémie37.

Bon nombre de mesures de santé publique ont été adoptées par le gouvernement Legault sans réelle considération de l’impact selon le genre et s’appuient sur une vision traditionnelle de la famille blanche hétérosexuelle et nucléaire vivant en banlieue, avec une femme disponible pour s’occuper des enfants à tout moment. L’appauvrissement et la précarisation des femmes, l’impact des mesures sanitaires sur les milieux d’emploi traditionnellement féminins, la surreprésentation des femmes dans les infections à la COVID38 ou les liens entre confinement et violence conjugale auraient dû être pris en considération dès le départ, sous le prisme des diverses oppressions que vivent les femmes, pour mieux guider les décisions gouvernementales. La relance économique proposée, de son côté, a essentiellement ciblé des secteurs traditionnellement masculins, soit la construction, l’agriculture, ou l’exploitation minière et forestière. En témoigne le controversé projet de loi 61 puis le projet de loi 66, qui visaient à faciliter la mise en chantier accélérée de projets d’infrastructure. Les rares offres destinées aux travailleuses essentielles bonification temporaire du salaire pour celles qui gagnaient moins que le montant offert par la PCU, ou encore ajout d’une « prime COVID » pour les préposées aux bénéficiaires ont surtout misé sur une rétention immédiate du personnel sans proposer une vision d’ensemble quant à l’amélioration de leurs conditions, et en ignorant des demandes syndicales de longue date, comme l’abolition du temps supplémentaire obligatoire chez les infirmières. Dans bien des cas, ces offres représentaient trop peu, trop tard, comme nous l’ont démontré les démissions d’éducatrices de la petite enfance et le départ de milliers d’infirmières du réseau public.

Par leur gestion paternaliste de la pandémie et en ne considérant pas l’impact différencié chez les femmes de différentes catégories, les décideurs excluent des voix qui sont essentielles pour trouver des solutions et éviter de reproduire les erreurs du passé. Les femmes, celles qui éduquent et qui soignent, doivent être consultées. Ce sont elles les expertes de nos maisons, de nos écoles, de nos garderies, de nos hôpitaux, de nos CHSLD et de nos résidences pour aîné·es. Les crises des dernières décennies ont toujours servi de prétexte pour, au nom de l’ « équilibre budgétaire », sabrer dans les programmes sociaux et les services publics, avec des conséquences majeures pour les femmes. Il faut maintenant rompre le cycle des violences néolibérales et miser sur une relance qui place le care en son centre. Non seulement pour les femmes, mais pour l’avenir que nous voulons.

Tiré de l’ouvrage collectif Traitements-chocs et tartelettes : Bilan critique de la gestion de la COVID-19 au Québec, Somme toute, 2022.

Les illustrations sont tirées de l’œuvre de Marianne von Werefkin.

NOTES


 

1. Poltext, Plateforme de la Coalition avenir Québec, 2018. Le texte utilisé provient de la collection de textes politiques rassemblée par le Centre d’analyse des politiques publiques (CAPP) de l’Université Laval, avec le soutien financier du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), et diffusée sur le site POLTEXT.ORG.

2.  Terme que je n’aime pas, par ailleurs, car les impératifs du travail salarié, la précarité liée aux études et l’immensité des responsabilités familiales demeureront toujours inconciliables dans une société capitaliste.

3. Au Québec en 2016, le revenu moyen était de 45 974 $ pour les hommes et de 31 313 $ pour les femmes ; les femmes racisées touchaient un revenu annuel encore moins élevé, soit de 27 232 $.

4. À ce sujet, voir : Annabelle Seery, La travail, l’argent et l’amour : les arrangements de couples de parents québécois à revenus modestes, thèse de Ph.D. (sociologie), Université de Montréal, 2019.

5. Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, Les inégalités en temps de crise, 2021.

6. Derek Messacar et al., Inégalités en matière de faisabilité du travail à domicile pendant et après la COVID-19, Statistique Canada, 24 juin 2020, dans Eve-Lyne Couturier et Julia Posca, Inégales dans la tourmente. L’impact des crises sur les femmes, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 8 mars 2021

7. En temps normal, les proches aidant·es – dont une majorité de femmes – assurent 85 % des soins aux aîné·es, pour une valeur estimée à 10 milliards $ si ces services devaient être fournis par l’État. À ce sujet, voir : Marianne Kempeneers et al., La valeur des proches aidants : des économies qui se chiffrent en milliards, Observatoire des réalités familiales du Québec, 31 mars 2017. Durant la pandémie, tout porte à croire que le travail des proches aidant·es a été décuplé, notamment en raison de la suspension de certains services de répit et de centres de jour. Le Regroupement des aidants naturels du Québec a d’ailleurs dénoncé le grave manque de ressources dont ont été victimes les proches aidant·es, accroissant leur appauvrissement et leur épuisement.

8. Cette question est approfondie dans le chapitre « Le gouvernement de banlieue » de l’ouvrage Traitements-chocs et tartelettes dans lequel le présent texte a été publié.

9. Il faut toutefois mentionner que plusieurs travailleurs·euses n’y étaient pas admissibles, notamment celles et ceux ayant gagné moins de 5 000 $ par année, ou réalisant un travail non déclaré. C’est le cas des travailleurs·euses sans statut, ou encore des travailleuses du sexe. 

10.  La Presse Canadienne, « Prolongation de la PCU : Legault souhaite un incitatif pour le retour au travail », Le Devoir, 16 juin 2020.

11. Maxime Demers, « Une aide insuffisante, selon Vincent Guzzo », Le Journal de Montréal, 18 février 2021.

12. Pour les professions où œuvre une très forte majorité de femmes – éducatrice de la petite enfance, infirmière ou préposée aux bénéficiaires –, le féminin sera privilégié dans le texte.

13.Olivier Bossé, « L’hémorragie s’aggrave dans les garderies en milieu familial », Le Soleil, 29 janvier 2021.

14. Anick Berger, « L’Estrie écope du manque de places en garderie », Le Journal de Montréal, 19 juillet 2021.

15. Ma place au travail, « Épisode 6–Yasmina Chouakri », dans Ma place au travail, août 2021.

16. Sonia Ben Soltane, « Dans l’intimité familiale des immigrantes : le travail domestique d’intégration des femmes maghrébines », dans Camille Robert et Louise Toupin (dir.), Travail invisible. Portraits d’une lutte féministe inachevée, 2018, Montréal, Éditions du remue-ménage, p. 71 à 82.

17. Catherine Poisson, « Places en garderie : déception à Rivière-du-Loup après le passage du ministre Lacombe », Radio-Canada, 17 juillet 2021.

18. Dominique Scali, « Des parents sans garderie contraints au congé forcé », Le Journal de Montréal,
4 juillet 2021.

19. Charles Lecavalier, « L’argent des garderies servira à rembourser la dette du Québec », Le Journal de Québec, 20 avril 2021.

20. Tommy Chouinard, Fanny Lévesque et Émilie Bilodeau, « Legault penche pour un gouvernement conservateur minoritaire », La Presse, 9 septembre 2021.

21. Tommy Chouinard, Fanny Lévesque et Émilie Bilodeau, « Legault penche pour un gouvernement conservateur minoritaire », La Presse, 9 septembre 2021.

22. Geneviève Lajoie, « CPE et garderies : le recrutement d’éducatrices non qualifiées se poursuivra après la pandémie », Le Journal de Québec, 30 mars 2021.

23. Charles Lecavalier et Geneviève Lajoie, « Des CV de bébés pour trouver une place en garderie », Le Journal de Québec, 2 avril 2021.

24. Madeleine Roy, « Fiasco dans les CHSLD : “Le pouvoir, c’est celui que le PM te donne”, dit Marguerite Blais », Radio-Canada, 24 septembre 2020.

25. Marie-Eve Cousineau, « Tous les soignants en CHSLD devraient-ils avoir accès à un masque N95 ? », Le Devoir, 24 avril 2020.

26. Caroline Plante, « Les masques N95 doivent être accessibles au personnel soignant, dit QS », La Presse, 29 octobre 2020.

27. Ibid.

28. Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec, La CAQ est au pouvoir depuis deux ans, et pourtant, rien n’a changé, 1er octobre 2020.

29. Assemblée nationale du Québec, « Conférence de presse de M. François Legault, premier ministre et Mme Danielle McCann, ministre de la Santé et des Services sociaux » (transcription), mercredi 15 avril 2020.

30. Statistique Canada, « Étude : La contribution des immigrants et des groupes de population désignés comme minorités visibles aux professions d’aide-infirmier, d’aide-soignant et de préposé aux bénéficiaires », Le Quotidien, 22 juin 2020.

31. Agence QMI, « Lisée accuse Couillard et Trudeau de “mentir” aux réfugiés haïtiens », TVA Nouvelles, 9 août 2017.

32. Agnès Gruda, « Préposées aux bénéficiaires : la filière Roxham », La Presse, 2 mai 2020.

33. Romain Schué, « Legault ferme la porte à une régularisation des “anges gardiens” demandeurs d’asile », Radio-Canada, 21 mai 2020.

34. Collectif de signataires, « Un déconfinement qui fait craindre le pire à Montréal-Nord », Le Devoir, 29 avril 2020.

35. Geneviève McCready, Marie-Ève Lajeunesse-Mousseau, Josée Lapalme et Sandra Harrisson, « Travail de care des travailleuses de la santé en situation de pandémie de COVID-19 : quel engagement de la part des autorités gouvernementales ? », Global Health Promotion, 15 septembre 2021.

36. Alexandre Robillard, « COVID-19 : Voici la cellule de crise du gouvernement Legault », Le Journal de Québec, 28 mars 2020.

37. À ce sujet, voir : Emma Jean, Les conséquences sociales du couvre-feu : la violence conjugale, CouvreFeu, 12 mai 2021 ; Conseil du statut de la femme, Femmes autochtones, immigrantes ou racisées dans l’œil de la pandémie, 23 juillet 2020.

38. Linda Gyulai, « More women than men getting COVID-19 and dying from it in Quebec », The Montreal Gazette, 12 mai 2020.