Éducation, reproduction, exploitation

Par CAMILLE MARCOUX
Publiée en août 2022

Le printemps dernier, on commémorait la grève étudiante de 2012, notamment par l’adoption de mandats de grève par plusieurs associations étudiantes et la tenue de différentes actions à travers la province. À cette occasion, un copié-collé des revendications de l’époque était mis de l’avant. Conséquemment, les erreurs du passé étaient répétées : les étudiant·e·s de l’international étaient mis·e·s à l’écart, les profs n’ont pas eu à répondre de leur rôle dans l’école et celle-ci était présentée comme un lieu d’émancipation intellectuelle ou qui pouvait se distancer du marché du travail. Toutes les autres luttes étudiantes et ouvrières qui se sont déroulées durant les dix dernières années étaient carrément ignorées. Les leçons tirées du printemps 2015, de la campagne pour la rémunération des études et des stages de 2016 à 2019, ou même de la crise sanitaire n’étaient malheureusement pas considérées.

Malgré ces impulsions à la nostalgie, des militantes du Collectif Un salaire pour toustes les stagiaires ont réussi à intégrer la rémunération des stages dans les mandats de grève de leurs associations étudiantes. L’effort était louable, mais le résultat ratait quelque peu la cible dessinée par la campagne des comités unitaires sur le travail étudiant quelques années plus tôt : les stages ne constituaient que la pointe de l’iceberg du travail étudiant. Un traitement spécifique de la condition des stagiaires reprend la stratégie défensive du gouvernement. C’est ainsi que celui-ci répondait à la campagne de grève précédente : des bourses et non un salaire, une nouvelle réglementation et non une inclusion aux encadrements déjà prévus pour les contextes de travail. Au moment de la campagne en 2018, nous étions quelques-un·e·s à soulever l’importance de ne pas voir les stages comme un phénomène nouveau, comme une transformation des études ou du travail, mais plutôt comme une réorganisation de ceux-ci afin d’extirper davantage de travail gratuit.

Pareillement, la gratuité scolaire est en soi une concession devant un gouvernement qui a des besoins criants de main-d’œuvre dans le secteur public comme dans tous les secteurs à la grandeur de la province et qui, depuis l’automne 2020, délivre des bourses pour certains stages qui, jusqu’alors, ne donnaient droit à aucune compensation. En effet, il vaut la peine de se questionner sur la revendication : quel est le rapport de force actuel de la population étudiante ? Dès l’automne 2022, de nouvelles bourses seront versées en vertu du programme Perspective Québec. Selon le gouvernement, ce dernier « vise à augmenter le nombre de personnes qualifiées dans les professions priorisées par le gouvernement, en déficit de main-d’œuvre dans les services publics essentiels ainsi que dans les domaines stratégiques pour l’économie. Les étudiantes et étudiants québécois inscrits à temps plein dans les programmes de formation ciblés menant à l’obtention d’un diplôme dans les domaines prioritaires seront admissibles ». La bourse représente un peu moins que les frais de scolarité pour une session universitaire à temps plein en 2022. Cette nouvelle compensation rapproche ainsi significativement les étudiant·e·s de ces programmes d’une gratuité scolaire. Est-ce qu’on devrait s’arrêter là ? Une gratuité scolaire est insuffisante et ne règle en rien ce qui accompagne les études : des boulots précaires souvent mal payés, un endettement important et un lot de travail gratuit, sans pour autant garantir un emploi suffisant à la fin des études ou la régularisation d’un statut d’immigration. Ce sont toutes de bonnes hypothèses pour expliquer, par exemple, qu’une personne sur trois, dans le département des sciences à l’UQAM poursuit des études à temps partiel. Le choix de verser des bourses seulement aux étudiant·e·s à temps plein rencontre deux objectifs : une main-d’œuvre formée plus rapidement en assurant un certain endettement de celle-ci lorsqu’elle n’est pas subventionnée par sa famille.

En tant qu’étudiante en science, je me questionne sur l’opportunité que représente ce programme de bourses. Il est évident que les bénéficiaires de cette compensation sont attendu·e·s avec impatience par les donneurs d’ouvrage, dont le gouvernement du Québec lui-même. Qu’adviendrait-il si ces récipiendaires imposent des conditions pour leur diplomation ? C’est en réfléchissant à ces questions que j’ai souhaité proposer un recueil de textes d’analyse des contextes de travail créés par l’éducation.

On le dit souvent, l’état d’urgence sanitaire a exacerbé les conditions de travail de contextes déjà difficiles, et a rendu visible leur caractère indispensable pour l’économie comme pour notre quotidien. L’école n’a pas fait exception à ce constat. Dans Une drôle de fin de scission : le travail de l’école à la maison, Camille Tremblay-Fournier et Éloi Halloran, travaillant à distance à ce moment-là, décrivent les nouvelles conditions d’études qui se sont imposées au fil des annonces du premier ministre sans trop d’opposition, sauf au Cégep des Îles de la Madeleine. L’importance des emplois qu’occupent les étudiant·e·s était évidente : livraison, travail à la pièce, caissière, ménage, alimentation, mais aussi celui accompli par leurs études alors qu’il n’était pas question qu’on leur donne une pause ; l’école devait continuer à tout prix. Pareillement, les stagiaires étaient mises au travail, et les jeunes qui n’avaient pas encore de travail rémunéré étaient appelées au front. Voilà à quoi condamnent les études : tu es sans salaire à temps plein, et, le reste du temps, tu dois occuper les boulots qui restent et qui sont, sans surprise, ceux qui n’offrent presque rien.

Cet article permet aussi de constater qu’avec le temps, la mise en garde émise à l’égard des transformations dans l’organisation des études était pertinente. Alors que le retour en présentiel s’est fait dans la plupart des écoles, les nouvelles attentes qui se sont imposées aux profs comme aux étudiants semblent persister.

Valérie Simard, enseignante au secondaire, tente de faire le même travail d’enquête en partant du point de vue des profs. Dans La reproduction ne sera pas télédiffusée, l’école est analysée selon ses fonctions et les injonctions imposées à ceux et à celles qui y travaillent. La concentration des ressources autour de la jeunesse s’explique par le rôle attendu de celle-ci — devenir une main-d’œuvre productive. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le désir de prendre soin ou de protéger importe peu alors qu’on a pu constater le traitement des personnes âgées ou des personnes vulnérables. Valérie réussit aussi à démontrer la causalité entre le travail rendu et les conditions dans lesquelles il s’exécute. On peut se questionner si le parallèle peut être fait avec les études, c’est-à-dire si l’apprentissage ne serait pas plus durable et complet s’il se faisait par des étudiant·e·s qui ne seraient pas pris dans un cycle de précarité douloureux.

Les étudiant·e·s du primaire et celles et ceux des cycles supérieurs font face à plusieurs enjeux communs. Dans le premier cas, les études sont obligatoires et les conditions de précarité de leurs parents s’imposent à eux et à elles. Dans le deuxième cas, un diplôme d’études supérieures est de plus en plus demandé, et les emplois disponibles aux étudiant·e·s créent un passage obligé à la précarité. Déjà en janvier 2020, un rapport annonçait que 50 % des étudiant·e·s du secondaire ont un emploi rémunéré à temps partiel. À l’époque, on évaluait que le tiers des étudiant·e·s qui travaillent le font afin de contribuer au revenu familial.

Récemment, la nouvelle faisait à nouveau la une dans un reportage de Radio-Canada. S’en est suivi une vague de consternation, des commentateurs de l’éducation aux chroniqueurs de journaux. Les réactions étaient ridicules : de prétendues préoccupations pour une jeunesse frivole et libre, des employeurs grossiers qui ne cachaient pas leur enthousiasme à « les former quand ils sont jeunes », et les défenseurs de l’école préoccupés par le désintérêt pour celle-ci. La fétichisation des jeunes devenait évidente, alors que l’ensemble de ces phénomènes existait bien avant l’entrée des jeunes sur le marché du travail : l’école est déjà un encadrement majeur et violent qui s’impose aux jeunes depuis que le travail industriel des enfants est interdit, les employeurs profitent toujours de la vulnérabilité des personnes à l’emploi, qu’elles aient 10 ou 75 ans, et le désir de quitter l’école s’explique beaucoup plus par l’école elle-même que par les autres opportunités qui s’offrent aux jeunes. Il va sans dire que la proposition d’imposer un âge minimal pour devenir salarié ne répond pas aux contraintes à travailler comme il n’empêchera pas le travail des mineurs. Les revendications formulées par le milieu étudiant des cycles supérieurs pourraient tenir compte des conditions d’étude que l’on vit dès l’âge de 5 ans et s’allier avec toutes les personnes qui travaillent dans l’école. Pourquoi ne pas étendre l’accessibilité des bourses Perspective Québec aux étudiant·e·s de tous les niveaux? Plutôt, pour assurer une fréquentation scolaire les acteurs et actrices du milieu scolaire privilégient des méthodes coercitives, notamment par la menace d’une intervention du Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ).

Finalement, cette brochure se termine par une entrevue avec Silvia Federici et George Caffentzis que j’ai réalisée avec Etienne Simard, membre du comité de rédaction de la revue Ouvrage et militant dans la campagne pour la rémunération des stages et des études. L’entretien avait notamment l’objectif de réfléchir à la revendication d’un salaire. La stratégie a fait l’objet de nombreuses critiques, et elle a certainement des limites. Mais, lorsqu’on la prend pour ce qu’elle est : une stratégie, ses avantages sont importants. Parmi ceux-ci, on retrouve le souhait de réduire la précarité des personnes qui s’organisent, dans ce cas-ci, les étudiant·e·s, afin de leur donner un peu plus de visibilité et de capacité de s’organiser. Ce n’est qu’un outil pour viser des aspirations beaucoup plus grandes de liberté. La discussion avec Federici et Caffentzis porte aussi à réfléchir aux ressources autres que le salaire qui devraient être revendiquées pour mieux s’organiser.

Dans un contexte où tout le travail s’effectue en bonne partie à partir de la maison, la question de lieux communs semble importante comme celle des fardeaux financiers qui s’ajoutent aux travailleurs et travailleuses. Comme l’expliquaient des livreurs à vélo qui tentaient de s’organiser, en l’absence de lieu où se rassembler et discuter, l’organisation devient très difficile. Malgré la démocratisation des rencontres en ligne, l’anéantissement presque complet des mobilisations dans la province, au-delà des défis causés par la pandémie, porte à croire que l’enjeu demeure d’actualité. Ayant moi-même commencé un nouvel emploi durant la pandémie pour lequel tout se fait à domicile, j’en suis d’autant plus convaincue, alors que la rencontre de mes collègues lors de quelques rares journées en présentiel a été cruciale pour discuter de l’organisation du travail ou des moyens de pression qui s’organisaient.

Les bourses Perspectives Québec versées exclusivement pour certains programmes d’études offrent la possibilité de réclamer pour le moins une application universelle, sans égard au statut de l’étudiant·e incluant celles et ceux de l’international, et sans égard au programme ou au régime d’étude. Pour reprendre la stratégie du salaire et retrouver une position offensive, une organisation sur ces enjeux pourrait aussi avoir l’effet de pérenniser les nouveaux acquis. En plus de rejoindre minimalement la revendication traditionnelle de la gratuité scolaire, une formulation monétaire facilitera à l’avenir sa transformation en termes de salaire étudiant.

La brochure a été diffusée lors du Salon du livre anarchiste qui se déroulait en août 2022. Vous pouvez aussi la télécharger en format PDF.

NOTES


 

1. Félix Dumas-Lavoie, Camille Marcoux et Etienne Simard, Pas de salaire? Pas de stagiaire! Pour l’abolition des stages, CUTE magazine, 5, 2019.

2. Pierre-Paul Biron et Magalie Lapointe, Nos jeunes commencent à travailleur de plus en plus tôt, Le Journal de Québec, 3 janvier 2020 : https://www.journaldequebec.com/2020/01/03/nos-jeunes-commencent-a-travailler-de-plus-en-plus-tot

3. Alexis Gacon, « Pénurie de main-d’œuvre oblige, des enfants de 11 ans sont déjà au travail au Québec», Radio-Canada, 29 mai 2022 :https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1886852/travail-enfant-quebec-loi-convention-normes-adolescence