22 Mai cle9
Par LAURA AGUSTÍN
Publié le 7 décembre 2020
Il y a quelques années, on m’a demandé de rédiger un texte pour une édition spéciale de la revue The Commoner qui portait sur le travail du care et les communs (coordonné par Silvia Federici et Camille Barbagallo). Contrairement à ce qui était d’usage à l’époque pour les personnes qui étudient le travail de soin et de reproduction, elles tenaient à y inclure le travail du sexe. Elles m’ont posé une série de questions, dont certaines auxquelles je n’avais pas l’habitude de répondre. Leur langage marxien d’un certain type, que je ne parle pas couramment, faisait en sorte que je devais continuellement demander des éclaircissements. Enfin, leur édition spéciale est parue en 2012, dans lequel on retrouvait le présent texte. Ce dernier a également été publié dans Jacobin au cours de la même année. Le voici donc maintenant publié pour la première fois en français. Il commence par une blague. Je me rends compte que ce n’est pas la seule fois que je publie des blagues à propos de l’idée du sexe en tant que travail. — LA.
Un colonel de l’armée s’apprête à commencer le briefing du matin pour son état-major. En attendant que le café soit prêt, le colonel révèle qu’il n’a pas beaucoup dormi la nuit précédente parce que sa femme avait été d’humeur coquine. Il lance la question à son auditoire : quelle part du sexe est «du travail» et quelle part est «du plaisir»? Un major opte pour une proportion de 75-25% en faveur du travail. Un capitaine avance 50-50%. Un lieutenant répond 25-75% en faveur du plaisir, dépendamment du nombre de verres qu’il a bu. Devant l’absence de consensus, le colonel se tourne vers le simple soldat chargé de préparer le café. Qu’est-ce qu’il en pense? Sans hésitation, le jeune soldat répond: «Mon colonel, il faut que ce soit 100% de plaisir.» Surpris, le colonel lui demande pourquoi. «Eh bien, mon colonel, s’il y avait là du travail, les officiers me demanderaient de le faire à leur place».
Peut-être est-ce parce qu’il est le plus jeune, le soldat ne considère que le plaisir que le sexe représente, alors que les hommes plus âgés savent qu’il s’y passe bien davantage. Ceux-ci ont peut-être mieux saisi le fait que le sexe est le travail qui met en marche la machine de reproduction humaine. La biologie et les écrits médicaux présentent les faits mécaniques sans aucune mention d’éventuelles expériences ni de sentiments indescriptibles (le plaisir, en d’autres termes), car on y réduit le sexe à des spermatozoïdes qui se tortillent et se frayent un chemin vers des ovules en attente. Le fossé est vaste entre les faits bruts et les sentiments et sensations impliqués.
Les officiers ont aussi probablement à l’esprit le travail qu’implique l’entretien d’un mariage, en dehors des questions du désir et de la satisfaction. Ils seraient susceptibles de dire que les relations sexuelles sont spéciales (voire sacrée) entre personnes amoureuses , mais ils savent aussi que le sexe fait partie du partenariat visant à traverser la vie ensemble et qu’il faut également le considérer de manière pragmatique. Même les gens qui s’aiment n’ont pas des besoins physiques et émotionnels identiques, ce qui fait que le sexe prend des formes et des significations plus ou moins différentes selon les occasions.
Cette petite histoire met en lumière quelques unes des façons dont le sexe peut être considéré comme un travail. De nos jours, lorsque nous parlons de travail du sexe, le focus est immédiatement mis sur les échanges commerciaux, mais dans le présent article, je vais au-delà de cela et je questionne notre capacité à distinguer clairement quand le sexe implique du travail (entre autres choses) et le travail du sexe (qui implique toutes sortes de choses). Le tollé moral entourant la prostitution et les autres formes de commerce du sexe fait généralement valoir que la différence est évidente entre le sexe bon ou vertueux et le sexe mauvais ou néfaste. Les efforts déployés pour réprimer, condamner, punir et sauver les femmes qui vendent du sexe s’appuient sur l’idée selon laquelle ces dernières occupent une place en marge de la norme et de la communauté, qu’elles peuvent être clairement identifiées et prises en charge par des gens qui savent mieux qu’elles comment elles doivent vivre. Démontrer la fausseté de cette idée discrédite ce projet néocolonial.
Aimer, avec et sans sexe
Nous vivons à une époque où les relations basées sur l’amour romantique et sexuel occupent le sommet de la hiérarchie des valeurs affectives, dans laquelle on suppose que l’amour romantique est la meilleure expérience possible et que le sexe des personnes en amour est le meilleur sexe et ce, à plus d’un titre. La passion romantique est considérée comme significative, une façon pour deux personnes de «ne faire plus qu’une», une expérience qu’on croit parfois amplifiée lors de la conception d’un enfant. D’autres traditions sexuelles s’efforcent également de transcender la banalité dans le sexe (mécanique, frictionnel), par exemple le tantra, qui distingue trois différents objectifs du sexe: la procréation, le plaisir et la libération, le dernier culminant à la perte du sens de soi dans la conscience cosmique. Dans la tradition romantique occidentale, la passion consiste à focaliser une forte émotion positive qui va au-delà du physique, en opposition à la luxure qui n’est que physique, envers une personne particulière.
Impossible cependant de dire comment départager les deux, et le jeune simple soldat dans l’histoire d’ouverture pourrait bien ne pas comprendre la différence. Le sexe induit par une hausse ou un excès de testostérone et le sexe comme rébellion de l’adolescence contre les valeurs familiales répressives ne peuvent être réduits à une activité mécanique dépourvue d’émotion ou de signification; au contraire, ces types de relations sexuelles sont souvent des moyens de découvrir et d’exprimer qui nous sommes. Et même lorsque le sexe est utilisé pour la frime, ou pour confirmer son attrait et son pouvoir de tirer un coup, «dénué de signification» semble être le qualificatif qui s’y prête le moins. Bien entendu, une personne peut non seulement manquer de passion, mais peut carrément négliger les sentiments et les désirs d’une autre, cependant, la plupart du temps, cette autre personne poursuit la même quête. Le fait est que des termes réducteurs comme luxure et amour n’en disent pas long sur ce qui se passe lorsque les gens ont une relation sexuelle. Qui plus est, tandis qu’on affirme que la véritable passion ne peut être fondée que sur une connaissance longue et intime de quelqu’un, on glorifie, d’un autre côté, le coup de foudre, qui éveille instantanément la passion – et cela peut aussi facilement se produire dans un rave ou un pub qu’au Taj Mahal.
La mythologie de l’amour promet, entre autres, que les couples aimants désireront et apprécieront toujours la sexualité ensemble, sans difficulté, librement et loyalement. Mais la plupart des gens savent que les couples sont des relations à multiples facettes, la sexualité ensemble n’étant qu’une de ces facettes, et que les personnes impliquées se lassent très souvent des relations sexuelles entre elles. Bien que les sceptiques avancent que le taux élevé de divorce aujourd’hui montre que le mythe de l’amour est mensonger, d’autres soulignent que le problème est que les amants ne peuvent ou ne veulent pas faire le travail nécessaire pour rester ensemble et survivre aux changements personnels, économiques et professionnels. Une partie de ce travail pourrait bien être d’ordre sexuel. Dans certaines relations où l’étincelle s’est éteinte, les partenaires s’accordent la liberté d’avoir des relations sexuelles avec d’autres, ou paient d’autres personnes pour pimenter leur propre vie sexuelle (en couple ou séparément). Cela peut prendre la forme d’un projet polyamoureux, avec des accords transparents; d’échangisme, où les couples jouent ensemble les uns les autres; de polygamie ou de mariage temporaire; de tricherie ou de trahison; ou d’un échange monétaire contre du sexe.
Le contrat sexuel
Même lorsque l’amour est impliqué, les gens peuvent faire usage du sexe dans l’espoir d’obtenir quelque chose en retour. Elles peuvent ou non être pleinement conscientes de motifs tels que :
- Je vais coucher avec toi parce que je t’aime même si je n’ai pas l’humeur à ça;
- Je vais coucher avec toi en espérant qu’après tu me seras favorable et me donneras quelque chose que je désire;
- Je vais coucher avec toi parce que si je ne le fais pas, tu risques d’être désagréable pour moi, pour nos enfants ou pour mes ami·e·s, ou de nous refuser quelque chose que nous voulons.
Dans de telles situations, le sexe est ressenti et accepté comme faisant partie de la relation, soutenu dans le droit matrimonial classique par le concept d’obligations conjugales, par les droits des époux à l’égard de celles-ci et par les conséquences de ne pas les remplir: abandon, adultère, annulation, divorce. Cela peut également fonctionner dans le sens inverse, par exemple lorsqu’un partenaire ne veut pas de sexe :
- Je ne vais pas coucher avec toi, donc tu devras t’en passer ou aller voir ailleurs.
Le partenaire qui désire du sexe mais qui n’en reçoit pas à la maison doit maintenant choisir: s’en passer et se sentir frustré? Appeler un·e vieil·le ami·e? Commander une escorte? Aller dans un bar pour draguer? Prendre la voiture pour se rendre chez les putes? faire un tour dans les toilettes publiques? Acheter une poupée gonflable? Prendre un vol vers une plage du tiers monde?
Des personnes de toute identité de genre peuvent se trouver dans cette situation où l’argent peut aider à résoudre la situation, au moins temporairement, et où plus d’une option peut être expérimentée. La lassitude des partenaires est une expérience universelle, et les recherches sur les femmes qui paient des guides touristiques locaux et des garçons de plage en vacances suggèrent qu’il n’y a rien de fondamentalement masculin dans l’échange d’argent contre du sexe. Cela dit, nos sociétés demeurent patriarcales, les femmes continuent d’assumer davantage de responsabilités dans l’entretien des maisons et des enfants que les hommes, et les hommes disposent encore de plus d’argent que les femmes, ce qui rend les options ouvertement commerciales plus viables pour les hommes que pour les autres.
Nous ne savons pas combien de personnes le font ni tout ce qu’elles font, mais nous savons que bon nombre des clients des travailleuses du sexe se disent mariés (certains dans un mariage heureux, d’autres non, la recherche porte uniquement sur les clients masculins). Dans les témoignages recueillis sur leurs motivations à payer pour du sexe, les hommes citent souvent un désir de variété ou un moyen de conjuguer avec le fait de ne pas avoir assez de sexe à la maison ou de ne pas y avoir le type de sexe qu’ils désirent.
- Je veux coucher avec toi, mais je veux aussi coucher avec quelqu’un d’autre.
C’est l’élément du contrat sexuel avec lequel plusieurs ont des problèmes, la question étant : Pourquoi? Pourquoi une personne qui a accès à des relations sexuelles à la maison (même à du bon sexe) voudrait-elle aussi voir ailleurs? Le postulat étant, bien entendu, que nous ne devrions toutes et tous vouloir qu’un·e seul·e partenaire, parce que nous devrions toutes et tous vouloir le type d’amour qui soit loyal, passionné et monogame. Dire que j’aime ma femme et que j’aimerais avoir des relations sexuelles avec d’autres, c’est paraître pervers, ou gourmand, et on dépense beaucoup d’énergie à se moquer de ces personnes. Cependant, il n’y a, en soi, rien de mieux dans la monogamie que dans toute autre attitude envers le sexe.
Si sauver les mariages est une valeur, alors plus d’une travailleuse du sexe croit que son rôle aide à prévenir les ruptures, ou du moins qu’il permet aux conjoints d’évacuer un peu de pression face à des relations difficiles. Les travailleuses ne mentionnent pas seulement le côté ouvertement sexuel des activités rémunérées, mais aussi le travail affectif qu’elles effectuent en écoutant les histoires des clients, en renforçant leur ego, en leur enseignant des techniques sexuelles, en leur fournissant des conseils émotionnels. Il est rare que les travailleuses du sexe traitent les conjointes des clients comme des ennemies ou qu’elles disent que celles-ci veulent leur enlever des clients; au contraire, plusieurs considèrent la relation triangulaire — femme, mari, travailleuse du sexe — comme un soutien mutuel. En ce sens, les travailleuses du sexe croient qu’elles aident à reproduire le domicile conjugal et même à l’améliorer.
Le sexe en tant que travail reproductif
Pour appuyer l’idée selon laquelle le sexe reproduit la vie sociale, on peut souligner que les personnes suffisamment chanceuses pour connaître une vie sexuelle satisfaisante se sentent fondamentalement confirmées et renouvelées par elle. En ce sens, une travailleuse qui fournit des services sexuels effectue un travail de reproduction. Le travail du sexe rémunéré est un service de soins lorsque les travailleuses fournissent de la compagnie semblable à celle d’un·e ami·e ou d’un·e thérapeute et lorsqu’elles donnent des tapes dans le dos — que la compassion soit feinte ou non. La personne qui fournit les services de soins utilise son cerveau, ses émotions et son corps pour faire en sorte qu’une autre personne se sente bien :
- Se pencher pour réconforter un bébé
- Se pencher pour masser des épaules douloureuses
- Se pencher pour embrasser un cou, un front ou une poitrine
- Se pencher pour sucer un pénis ou un sein
Si le contact est perçu positivement par le destinataire, il se produit un sentiment de bien-être que le cerveau enregistre, et l’isolement des individus est momentanément effacé. Ces effets ne sont pas différents simplement parce que ce sont les zones dites érogènes qui sont impliquées plutôt que d’autres parties du corps. En ce sens, le travail du sexe, rémunéré ou non, reproduit la vie sociale fondamentale.
L’argument contre le travail du sexe en tant que travail reproductif est que les expériences sexuelles, bien que parfois temporairement régénérantes, ne sont ni toujours ressenties comme positives ni essentielles au fonctionnement continu de l’individu. Nous, les humains devont manger et conserver nos corps et nos environnements propres, mais nous n’avons pas besoin de relations sexuelles pour survivre: le bien-être produit par le sexe est un luxe ou un extra. Pour plusieurs, le sexe paraît aussi essentiel que la nourriture, et ils se trouvent bien malheureux en son absence, mais cela ne les empêche pas de vivre.
Le sexe en tant que travail
Le caractère variable de l’expérience sexuelle rend difficile de cerner quelle sexualité devrait être considérée comme du travail du sexe. Ma propre politique est d’accepter ce que les gens disent. Si une personne me dit qu’elle vit l’expérience de la vente de sexe comme travail, je la crois sur parole. Si, au contraire, elle dit que son expérience ne ressemble pas à du travail, mais à autre chose, je l’accepte aussi.
Qu’est-ce que cela signifie que de dire que cela ressemble à un travail? Il existe plusieurs possibilités:
- Je m’organise pour offrir en échange d’argent des services particuliers que je détermine moi-même;
- J’occupe un emploi dans l’entreprise de quelqu’un d’autre où je contrôle certains aspects de ce que je fais, mais pas d’autres;
- Je me place dans des situations où les autres m’indiquent ce qu’ils ou elles recherchent et je m’adapte, négocie, manipule et performe — mais c’est un travail parce que je gagne de l’argent.
Il y a, bien sûr, d’autres combinaisons. Tous les emplois de service impliquent des relations avec la clientèle, éternellement imprévisibles. Certaines clientèles sont capables de spécifier exactement quels services elles veulent et de s’assurer qu’elles sont satisfaites, mais certaines en sont incapables et peuvent finir par se satisfaire de ce que la travailleuse souhaite fournir. Imaginer que la travailleuse est impuissante parce que le client paie à l’heure n’a pas de sens, puisque l’ensemble des travailleuses et travailleurs manœuvre pour contrôler leur travail — ce qui se passe, quand et combien de temps cela prend. C’est une simple définition de l’agentivité humaine. Et il est important de se rappeler qu’une très grande partie du travail du sexe est consacrée à la vente: la séduction et le flirt nécessaires pour créer l’atmosphère, la potentialité et la possibilité d’une transaction monétaire contre du sexe.
De plus, bien que nous aimions considérer les deux rôles, vendeuse et client, comme séparés, dans les relations sexuelles ces derniers peuvent être flous. Les théoriciens et théoriciennes se plaisent à penser que la travailleuse fait quelque chose pour le client ou que le client commande à la travailleuse d’agir. Mais exécuter une commande n’exclut pas de le faire à sa manière propre, pas plus, d’ailleurs, que cela n’exclut la jouissance, les sentiments de connectivité et la reproduction de soi.
Le sexe non conjugal à la maison
Plusieurs aimeraient croire que le sexe non commercial (ou «authentique») a lieu dans les foyers, tandis que le sexe commercial se cache dans d’autres endroits miteux. Cependant, les relations sexuelles non conjugales ont facilement lieu alors que l’un des partenaires n’est pas là. Il peut s’agir de rapports sexuels commandés et payés ou encore des rapports sexuels adultères, libertins, ludiques ou non monogames. Parfois, la personne non-partenaire est considérée comme «quasi membre de la famille» — une bonne ou une nounou. D’autres fois, la personne non-partenaire vient pour effectuer un autre travail rémunéré — le proverbial laitier ou plombier. Il y a aussi des relations sexuelles à la maison qui se font en ligne, via webcam ou au téléphone, tout comme il y a des images ou des objets qui améliorent une expérience sexuelle qui ne nécessite aucun·e partenaire. L’industrie du sexe pénètre les résidences familiales de bien des façons et ne peut pas être, par définition, l’Autre de la famille.
La plupart des commentaires sur l’évolution de l’industrie du sexe concentrent leur attention sur Internet où, outre les sites commerciaux plus conventionnels, les communautés sexuelles se forment et se réforment continuellement. Les sites de réseautage social comme Facebook offrent des espaces où le commercial, l’esthétique et l’activiste se croisent et se chevauchent, ce qui complique également le fossé traditionnel entre la vente et l’achat. Le clavardage et la messagerie instantanée offrent la possibilité d’expérimenter des identités sexuelles, y compris des identités commerciales. Une grande partie de tout cela est impossible à mesurer, se déroulant sur des sites où l’ensemble des participantes et participants sont mélangé·e·s, non classé·e·s en catégories d’acheteurs et de vendeurs. Les statistiques sur la valeur de la pornographie vendue sur Internet se concentrent sur les sites munis de catalogues de produits à vendre, mais la sphère des webcams, comme les peep shows d’autrefois, brouille la frontière bancale entre la pornographie et la prostitution.
Bien que certaines personnes (comme Elizabeth Bernstein1) affirment que les travailleuses du sexe offrant des expériences de type petite amie sont une manifestation de la vie post-industrielle, je n’en suis pas convaincue. Les témoignages de travailleuses du sexe à différentes époques révèlent le risque que surviennent des complications lorsque de brèves rencontres se répètent, lorsque les clients cherchent à rencontrer à nouveau une personne avec qui ils ont ressenti un attachement autant qu’une attirance sexuelle. Je ne suis pas non plus convaincue que les expériences des clients de la classe supérieure qui fréquentent des courtisanes, des geishas ou des maîtresses sont fondamentalement différentes de la socialisation des hommes et des femmes de la classe ouvrière dans les cultures «traitantes». En échange, il est clair que les frontières entre sexe commercial et sexe non commercial ont toujours été floues, et que le mariage de la classe moyenne en est un exemple.
Les chercheurs et chercheuses qui s’intéressent aux cultures sexuelles n’iront pas loin s’ils et elles se soumettent au dogme qui considère le mariage comme séparé et en dehors du domaine des recherches sur le commerce du sexe. Dans les sociétés où on pratique certaines formes de jumelage matrimonial [matchmaking]2 et où les différentes sortes de mariages arrangés et de dots sont conventionnelles, le lien entre le paiement et le sexe a été transparent et normalisé, pourtant ceux et celles qui font campagne contre le tourisme sexuel et les agences de mariage avec des étrangères sont offensé·e·s précisément parce qu’un échange d’argent intervient dans ce qui devraient être, selon leur perceptive, des relations «pures». Nous possédons maintenant trop d’informations sur les formes d’amour et d’engagement non familiales, sur les formes non conjugales de sexe et sur les formes non sexuelles d’amour pour nous accrocher à ces divisions arbitraires et mystifiées qui renforcent les idées oppressives sur les femmes sexuellement bonnes et mauvaises. Nous savons maintenant que la monogamie n’est pas nécessairement mieux, que le sexe rémunéré peut être affectueux, que les couples amoureux peuvent se passer de relations sexuelles, que l’amour conjugal implique de l’argent et que le sexe implique du travail.
Je ne vois ici aucune crise postmoderne. Certaines personnes pensent que l’Occident développé évoluait dans la bonne direction après la Seconde Guerre mondiale, vers des familles plus heureuses et des sociétés plus justes, et que le néolibéralisme est en train de détruire tout cela. Mais la recherche historique montre qu’avant l’avancée de la bourgeoisie au coeur des sociétés européennes, qui coïncide avec la focalisation sur les familles nucléaires et sur une version particulière de la respectabilité morale, des arrangements libres et flexibles vis-à-vis du sexe, de la famille et de la sexualité étaient courants autant dans la culture des classes supérieures que dans celles de la classe ouvrière3. À long terme, il se peut que 200 ans de «valeurs familiales» bourgeoises n’aient été qu’un accident de parcours dans l’histoire de l’humanité.
Sexe, égalité, argent
La compréhension du commerce du sexe professionnel n’a pas été facilitée en faisant de «l’égalité» la norme des relations entre les genres. On ne peut vraiment savoir si les expériences sexuelles sont égales que si tout le monde a le même air et agit de la même manière, ce qui est non seulement impossible, mais aussi répressif quant à la diversité. Dans les relations sexuelles, les projets d’égalité se heurtent au problème des corps dissemblables, des différentes manières d’exposer l’excitation et de ressentir de la satisfaction, sans parler des différences de contexte culturel et de statut social. Ceux et celles qui se plaignent de la perversité et de la déviance d’autrui sont accusé·e·s en retour d’être des adeptes ennuyants du sexe répressif.
En ce qui concerne le travail du sexe, on se heurte à une difficulté supplémentaire vis-à-vis l’égalité: le cliché selon lequel les participants et participantes adoptent un rôle et une identité ou bien actifs, ou bien passifs. Mais plusieurs, et pas seulement les professionnel·le·s du sexe, savent que le travail du sexe signifie parfois de permettre à l’autre de jouer un rôle actif tandis qu’on assume un rôle passif, comme il peut signifier d’endosser un rôle actif ou de faire des allers-retours entre les deux. Parfois, on fait ce qu’on sait qu’on aime et, parfois, on expérimente. D’autres fois, on ne sait pas ce qu’on veut, ou on recherche la surprise ou la perte de contrôle.
Selon certaines critiques, le fait que les clients possèdent l’argent leur confère un pouvoir absolu sur les travailleuses et signifie donc que l’égalité est impossible. Ce rapport à l’argent est étrange, étant donné que nous vivons à une époque où il est acceptable de payer pour les soins donnés aux enfants et aux personnes âgées, pour des thérapies destinées aux personnes agressées sexuellement, alcooliques ou suicidaires, et pour plusieurs autres formes de consolation et de soins. On considère que ces services sont compatibles avec l’argent, mais lorsqu’elle est échangée contre du sexe, l’argent devient une force totalement négative et nocive – cette marchandisation est particulièrement terrible. L’argent est ici un fétiche malgré qu’aucune partie du corps n’est en fait vendue dans l’échange sexuel commercial.
Travail du sexe et migration
Dans bon nombre d’endroits, ce sont des femmes migrantes et de jeunes hommes migrants qui font la plus grande partie du travail du sexe rémunéré, car il existe d’énormes inégalités structurelles dans le monde, parce qu’il y a partout des gens prêts à prendre le risque de voyager pour travailler dans d’autres pays et parce que les réseaux sociaux, la technologie et les transports le facilitent4. Les personnes migrantes prennent les emplois disponibles, acceptent des salaires inférieurs et tolèrent de bénéficier de moins de droits que les citoyens et citoyennes de première classe, parce que tout cela à moins d’importance de simplement pouvoir aller de l’avant. Même celles qui ont des qualifications pour d’autres emplois, que ce soit la coiffure ou l’enseignement universitaire, sont heureuses d’obtenir des emplois considérés comme sans prestige par les personnes non migrantes. Alors que plusieurs considèrent les personnes migrantes qui occupent des emplois peu prestigieux comme des victimes incontestables, trop soumises aux forces qui les entourent pour avoir une réelle agentivité, un gain social ou de la jouissance, il est possible de comprendre leur réalité autrement5.
Les critiques soutiennent que les personnes migrantes qui travaillent dans des résidences privées participent à reproduire la vie sociale de leurs employeurs tout-puissants, mais qu’elles en tirent peu d’avantage pour elles-mêmes. C’est étrange, car on reconnaît que les personnes non migrantes qui font le même travail s’intègrent à la société, sont reconnues comme des acteurs économiques utiles et ont plus d’options parce qu’elles gagnent de l’argent.
Nous ne considérons la migration ni comme une dégradation ni comme une amélioration… de la position occupée par les femmes, mais comme une restructuration des relations entre les genres. Cette restructuration ne doit pas nécessairement se traduire par une vie professionnelle satisfaisante. Elle peut se faire par l’affirmation de l’autonomie dans la vie sociale, par les relations avec la famille d’origine ou par la participation à des réseaux et associations formelles. L’écart entre les revenus dans le pays d’origine et dans le pays d’immigration peut, en soi, engendrer une telle autonomie, même si l’emploi dans le pays d’accueil est celui d’une domestique ou d’une prostituée6.
L’une des grandes contradictions du capitalisme est que même des contrats injustes, non écrits et ambigus peuvent produire des sujets actifs.
De nouvelles avenues
J’ai proposé une approche culturelle dans la recherche sur le commerce du sexe7, dans laquelle les chercheurs et chercheuses sont libéré·e·s des contraintes de la recherche traditionnelle sur la prostitution, où l’idéologie et les discours moraux à propos du pouvoir, du genre et de l’argent ont longtemps dominés. L’approche culturelle ne suppose pas que nous savons déjà ce que tout échange sexe-argent signifie, mais suggère que la signification change en fonction du contexte culturel spécifique. Cela veut dire que nous ne pouvons pas présumer qu’il existe une différence fondamentale entre le sexe commercial et le sexe non commercial. Les anthropologues qui étudient les sociétés non occidentales révèlent constamment que l’argent et les échanges sexuels existent sur un continuum où les sentiments sont également présents, et les historiens et historiennes révèlent la même chose sur le passé8.
Le sexe et le travail ne peuvent pas être complètement dissociés, comme les officiers le savent bien et comme le simple soldat le découvrira un jour.
Traduction par Etienne Simard.
Une version anglaise de ce texte a été publiée dans Jacobin Magazine (2012) et dans The Commoner (no. 15, 2012).
Les illustrations sont tirées de l’œuvre de Nataly Tahan.
NOTES
1. Elizabeth Bernstein, Temporarily Yours: Intimacy, Authenticity and the Commerce of Sex, Chicago, University of Chicago Press, 2007.↩
2. NdT.↩
3. Laura Agustín, «At Home in the Street: Questioning the Desire to Help and Save» dans Regulating Sex: The Politics of Intimacy and Identity, édité par E. Bernstein and L. Shaffner, 67–82. New York, Routledge Perspectives on Gender, 2004.↩
4. Laura Agustín, «Challenging Place: Leaving Home for Sex», Development, Society for International Development, Rome, Vol. 45.1, mars 2002, 110–16.↩
5. Laura Agustín, «Sex, Gender and Migrations: Facing Up to Ambiguous Realities», Soundings, 23, 2003, 84–98.↩
6. Anny Misa Hefti,«Globalisation and Migration», papier présenté lors de la European Solidarity Conference on the Philippines, Zurich, septembre 1997, 19–21.↩
7. Laura Agustín, «The Cultural Study of Commercial Sex», Sexualities, Vol. 8, n° 5, 2005, p. 618-631.↩
8. Par exemple, Paola Tabet, «Du don au tarif. Les relations sexuelles impliquant compensation.» Les Temps Modernes, n° 490, 1987, 1–53. ; et Kathy Peiss, Cheap Amusements: Working Women and Leisure in Turn-of-the-Century New York, Philadelphia, Temple University Press, 1986.↩