24 Mai Rupture de la dialectique : lutte contre le travail, crise financière et plus encore
Par HARRY CLEAVER
Publié le 24 mai 2022
Dans cette période où le capital est passé à l’offensive depuis bon nombre d’années, utilisant la dette et les crises financières comme justificatif de l’austérité pour faire pression à la baisse sur les salaires et sur l’accès aux services sociaux, et utilisant le terrorisme comme excuse pour attaquer les libertés civiles, il importe de prendre conscience que cette longue période de crise trouve ses origines dans les luttes menées par des personnes pour libérer leur vie de la subordination au travail, dans une société organisée comme une gigantesque usine sociale. Dans l’Occident capitaliste que dans l’Est socialiste, les gestionnaires de cette subordination, qu’il s’agisse de l’entreprise privée ou de l’État, ont vu à plusieurs reprises leurs plans sapés par des personnes qui refusaient de jouer selon leurs règles et qui élaboraient des activités et des relations sociales échappant à leur contrôle. Le refus des règles était synonyme de crise pour les gestionnaires; l’élaboration d’autres façons d’être — qu’elles soient caractérisées comme l’élaboration d’une société civile ou comme une auto-valorisation autonome — était synonyme de crise pour la société en tant que machine à travailler et synonyme de liberté par rapport à celle-ci. Comme toujours, la réponse capitaliste a impliqué l’instrumentalisation et la répression; fondamentalement, ses gestionnaires ont cherché à exploiter ce qui pouvaient l’être et à éliminer ce qui ne le pouvaient pas. Pendant longtemps, l’instrumentalisation était plus flagrante à l’Ouest et la répression l’était davantage à l’Est, mais l’une et l’autre étaient à l’œuvre partout, et partout ces réponses ont fait l’objet de résistance et souvent d’évasion. C’est cette résistance et ces échappatoires qui ont conduit au déclenchement des armes monétaires de la financiarisation et à leur utilisation actuelle pour convertir la crise pour le capital en crise pour nous tous et toutes. C’est dans la résistance et les évasions passées et présentes que nous devons découvrir à la fois nos faiblesses et nos forces pour surmonter l’offensive actuelle du capital et élaborer de nouveaux mondes. La thèse générale de cet article est que la théorie de la valeur du travail de Marx fournit toujours une aide vitale pour comprendre ces développements historiques. — HC

Un nouveau chapitre de la crise de la dette dans la zone euro semble avoir commencé avec les manifestations de masse au Portugal contre les plus récentes mesures d’austérité [en 2012]. Après avoir enduré les attaques précédentes sur leur niveau de vie, de plus en plus de citoyens et de citoyennes du Portugal prennent exemple des protestations espagnoles et grecques contre l’imposition de mesures encore plus sévères. Une fois de plus, selon moi, l’ensemble des Européens et Européennes devraient se demander pourquoi les banques et le Fonds monétaire international imposent-ils des mesures aussi vicieuses, avec le soutien des dirigeants politiques de la zone euro — étant donné que ces mesures ont clairement eu pour effet de provoquer la dépression, d’augmenter le chômage et d’abaisser le niveau de vie. Mais il ne s’agit là que des cas les plus dramatiques. On pourrait poser des questions similaires sur l’approche austéritaire de la reprise économique adoptée par les responsables politiques européens et américains en réponse à la dépression provoquée par la crise financière mondiale après 2008. La façon dont ces décideurs politiques ont renfloué les coffres des institutions financières dont les spéculations et les fraudes ont provoqué la crise — sans faire grand-chose pour les millions de personnes qui en ont subi les conséquences — a, sans aucun doute, donné le ton à tout ce qui a suivi.
La sévérité des mesures d’austérité varie, bien entendu, d’un pays à l’autre et les responsables politiques ont cherché à convaincre les personnes moins sévèrement touchées que les plus durement pénalisées l’avaient mérité. Ainsi, apparemment, bon nombre d’Allemands et Allemandes ont été convaincu·e·s que les Grec·que·s débauché·e·s n’ont eu que ce qu’ils et elles méritaient pour avoir essayé de vivre avec extravagance au-dessus de leurs moyens. C’est à ne point douter la manière dont la situation est souvent dépeinte aux États-Unis, notamment par ceux et celles qui appellent le gouvernement à adopter des mesures d’austérité plus extrêmes, tant au niveau des États qu’au niveau fédéral, malgré l’ampleur de la contestation qui a suivi le mouvement Occupy Wall Street.
Bien que chaque situation locale est particulière et mérite une analyse historique détaillée pour révéler les dynamiques des drames qui se jouent en ce moment, je pense que les quarante dernières années nous ont fourni une expérience plus que suffisante pour formuler quelques postulats sur les caractéristiques générales de la nature et des sources des « crises de la dette » et des politiques punitives qui ont généralement été adoptées pour y faire face. En guise de contribution, je propose trois thèses.
Thèse 1
Ce que la plupart des gens considèrent comme la crise mondiale actuelle, communément datée par le début de la crise financière aux alentours de 2008, n’est que la dernière phase d’une crise mondiale beaucoup plus longue et plus générale du commandement capitaliste qui dure depuis plus de quarante ans et qui a impliqué toute une série de crises financières.
Thèse 2
Cette crise générale à long terme a été provoquée par une panoplie de luttes qui ont rompu le nerf et la substance fondamentale de la société capitaliste : la subordination de la vie des gens au travail. La profondeur de la crise — pour le capital — explique la brutalité de ses réponses, incluant l’imposition de l’austérité mais pas seulement.
Thèse 3
La théorie de la valeur-travail de Marx, en fournissant une théorie de la valeur du travail pour le capital, donne un aperçu toujours aussi éclairant de ce que signifie la subordination de la vie au travail de même que les différents rôles que joue l’argent dans cette subordination. Elle révèle également les possibilités de rupture à la fois dans les rôles de l’argent et dans la subordination elle-même. Qui plus est, les luttes qui ont mené à la crise mondiale actuelle — et qui continuent de contrecarrer les contre-attaques capitalistes — ont également élaboré à plusieurs reprises des manières alternatives d’être dans lesquelles le travail cesse d’être un véhicule de contrôle social et devient l’un des nombreux modes de réalisation de soi, à la fois individuels et collectifs.
Bien que je développerai brièvement les première et deuxième thèses, le présent texte traitera principalement de la troisième qui concerne la théorie de la valeur-travail de Marx.

THÈSE 1
Étant donné que j’ai beaucoup écrit ailleurs à ce sujet, comme tant d’autres, je ne vais aborder que deux points1.
Premièrement, je souhaite me positionner par rapport aux nombreuses analyses avancées pour expliquer le déroulement des quatre dernières décennies. Sommairement, ma position embrasse l’argument général selon lequel un cycle de lutte de la classe ouvrière à la fin des années 1960 et au début des années 1970 a provoqué une rupture de la dynamique et des institutions du contrôle capitaliste associées à ce que plusieurs appellent l’ère keynésienne et que d’autres appellent la période du fordisme. Ce raisonnement diffère de la plupart des théories marxistes traditionnelles de la crise qui expliquent les événements tumultueux des quarante dernières années par des mécanismes tels que la baisse tendancielle du taux de profit, la sous-consommation chronique, la suraccumulation, la disproportionnalité, ou la tendance inhérente au capital monopolistique à manquer de débouchés pour des investissements rentables.
Deuxièmement, à titre de rappel, je me contenterai ici de paraphraser un extrait de ma préface à l’édition allemande de Reading Capital Politically. L’histoire contemporaine des crises financières et monétaires comprend la série d’événements suivante, qui n’est en aucun cas exhaustive : la crise, au début des années 1970, du système de taux de change fixes de Bretton Woods et le remplacement de ce système par un système de taux de change flexibles entre les principales monnaies; la crise budgétaire de la ville de New York au milieu des années 1970, au cours de laquelle l’imposition de l’austérité a constitué un modèle encore influent à ce jour; les crises répétées du système de taux de change flexibles qui ont conduit à des «dirty floats» et qui ont poussé les responsables politiques européens à rechercher la stabilité par un retour à des taux fixes, au moins au niveau local; l’accélération de l’inflation à la fin des années 1970 provoquant des taux d’intérêt négatifs pour ensuite entraîner un resserrement soudain de la politique monétaire américaine, ce qui a déclenché la dépression mondiale du début des années 1980; la crise de la dette internationale qui en a résulté et qui a débuté en 1982, lorsque le Mexique était en défaut de paiement par rapport à ses engagements internationaux; l’effondrement du marché boursier et du secteur des caisses d’épargne et de prêt américaines à la fin des années 1980; la crise du Mécanisme de change européen (MCE) en 1992; la crise du peso de 1994; la crise asiatique de 1997; la crise financière russe de 1998; les échecs répétés de la mise en œuvre de l’Union monétaire européenne à la fin des années 1990; la crise financière turque en 2000; et la crise financière argentine de 2001-20022.
THÈSE 2
Comme dit précédemment, puisque ce raisonnement a été présenté ailleurs et qu’il est, dans une certaine mesure, repris dans l’élaboration de la thèse 3, je ne citerai qu’une brève esquisse illustrant la manière dont le début de la crise, ainsi que la résistance aux contre-attaques capitalistes, expliquent les échecs de ces contre-attaques et la récurrence — ou la poursuite — de la crise tout au long de cette période.
« Les accords de Bretton Woods ont dû être abandonnés parce que les politiques keynésiennes restrictives n’ont pas été en mesure de faire croître de manière accélérée les salaires au niveau de la productivité. La résistance populaire aux conséquences des ajustements « automatiques » des taux de change a obligé les banques centrales à intervenir à plusieurs reprises pour modérer à la fois les ajustements et les conséquences. La crise fiscale de la ville de New York a été le résultat direct de la réussite des luttes des salarié·e·s (en particulier des employé·e·s du secteur public) et des non-salarié·e·s de cette ville, dont les gains ont sapé le contrôle des entreprises sur la métropole. Le resserrement soudain de la politique monétaire américaine à la fin des années 1970 a marqué le début de la contre-attaque capitaliste contre l’inflation mondiale, c’est-à-dire contre le succès des travailleurs et travailleuses dans la défense des salaires réels, malgré le chômage élevé et la hausse des prix due à la flambée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires. Le quadruplement des prix du pétrole en 1973-1974 a été le résultat de la recherche désespérée, par les gouvernements de l’OPEP, de revenus plus importants pour faire face aux demandes croissantes du prolétariat producteur de pétrole dans ces pays. Le deuxième grand bond des prix du pétrole à la fin des années 1970 a été déclenché par la révolution contre le Shah installé par les États-Unis en Iran — une révolution qui menaçait de s’étendre à toute la région et qui a considérablement accru les besoins des gouvernements régionaux en termes de revenus pour faire face au mécontentement. La crise de la dette internationale des années 1980 — connue en Amérique latine sous le nom de « décennie perdue » — bien qu’elle ait été déclenchée par des taux d’intérêt soudainement élevés et, par conséquent, par des obligations de remboursement de la dette impossibles à respecter, était enracinée dans toutes ces luttes qui avaient poussé les capitalistes et les gouvernements locaux à emprunter des centaines de milliards de pétrodollars pour financer à la fois les concessions et la répression. Le boom financier spéculatif qui a éclaté en 1987, faisant plonger la bourse et paralysant le secteur des caisses d’épargne et des prêts aux États-Unis, résultait de la déréglementation financière adoptée pour répondre à la chute des taux d’intérêt réels causée par l’accélération de l’inflation, c’est-à-dire le pouvoir continu des travailleurs et des travailleuses d’augmenter les salaires et d’imposer des concessions face à l’augmentation des prix de l’énergie et de la consommation. Les politiques néolibérales d’austérité et d’« ajustement structurel » imposées aux pays débiteurs comme le Mexique ont été dictées par le Fonds monétaire international comme conditions nécessaires au refinancement de la dette par les banques créancières; ces conditions ont justifié les attaques contre des concessions faites antérieurement aux travailleurs et aux travailleuses. Voici quelques exemples de ces attaques : la demande de désindexation des salaires, les dévaluations monétaires visant à saper les salaires réels, la réduction des dépenses publiques qui subventionnaient la consommation, la privatisation d’entreprises d’État qui, en passant sous le contrôle du secteur privé, rompait les accords conclus précédemment entre les employé·e·s de ces entreprises et l’État, et l’ouverture des marchés des capitaux aux investisseurs étrangers afin d’élargir les ressources disponibles pour tirer parti des attaques contre les forces de travail locales et pour subordonner davantage les conditions locales aux besoins du capitalisme mondial. L’ouverture des marchés de capitaux locaux aux investisseurs étrangers — à la fois pour l’investissement direct et pour la spéculation sur les « capitaux fébriles » — a jeté les bases des crises du peso, de l’Asie et de la Russie dans les années 1990. Les échecs répétés des gouvernements européens dans l’atteinte des objectifs monétaires et fiscaux convenus comme nécessaires à l’union monétaire étaient le résultat d’une résistance populaire généralisée aux mesures politiques requises. La progression en dents de scie vers cette union monétaire en passant par le Serpent monétaire européen et le Mécanisme de change européen (MCE) a été freinée à maintes reprises par une opposition populaire généralisée, tant avant qu’après le quasi-échec du traité de Maastricht en 1992 »3.
Cette esquisse, je l’espère, ne fait pas que rappeler une histoire que les politiciens capitalistes, les décideurs politiques et les médias font tout ce qu’ils peuvent pour effacer de nos mémoires, mais rappelle aussi que les protestations qui se déroulent en Grèce, en Espagne et au Portugal contre l’imposition de mesures d’austérité — visant à réduire le niveau de vie au point que les gens acceptent de travailler avec des salaires dramatiquement bas et avec beaucoup moins d’avantages sociaux — ne sont pas une nouveauté, mais une histoire bien trop familière à laquelle nous assistons et participons depuis des années. Nous en sommes témoins et y participons depuis de nombreuses années.

THÈSE 3
Le développement qui suit fournit une défense théorique et, dans une certaine mesure, historique de la théorie de la valeur de Marx et de sa pertinence pour notre compréhension de la crise actuelle et pour notre réflexion sur les stratégies à suivre afin d’y faire face. Cette défense prend la forme d’une réinterprétation de cette théorie justifiée, en partie, par la logique et, en partie, par des appels à l’expérience. Bien que dans mon premier commentaire sur la thèse 1, je me sois associé à d’autres qui soutiennent que la longue crise des quarante dernières années a été causée et perpétuée par la lutte de la classe ouvrière, plusieurs parmi eux et elles ne partagent pas l’interprétation qui suit — cela deviendra clair au cours de l’exposé.
La théorie de la valeur
Au cours des mes études en économie, on m’a enseigné toutes les raisons habituelles pour lesquelles la théorie de la valeur-travail — qu’il s’agisse de celle d’Adam Smith, de David Ricardo ou de Karl Marx — était inadaptée aux besoins des économistes et pourquoi elle avait été remplacée, à juste titre, par une théorie microéconomique néoclassique fondée sur la préférence et le marginalisme. Dans l’analyse de la production, le travail est réduit à une variable unidimensionnelle et purement quantitative à l’intérieur d’une fonction de production. Dans l’analyse de l’offre de travail, le travail lui-même est quelque chose à éviter — on y suppose que les gens ne renoncent à leurs loisirs et ne consentent à travailler qu’en échange d’argent. Tous les autres aspects du travail ont été écartés de l’économie et sont laissés aux sociologues, psychologues et ingénieur·e·s industriels.
Cependant, ayant participé au mouvement des droits civiques, je n’ai pu m’empêcher de remarquer que ce dernier était motivé non seulement par le désir de voter, mais aussi par le dégoût pour les personnes noires d’être reléguées aux pires emplois, au bas de l’échelle des salaires ou aux travaux domestiques non rémunérés — rendus laborieux et pénibles par le manque de ressources — dans des baraques du Sud ou des immeuble à logis et ghettos du Nord. Ayant participé au mouvement contre la guerre, je n’ai pu m’empêcher de remarquer que les luttes paysannes d’Asie du Sud-Est pour l’indépendance — vis-à-vis des maîtres coloniaux ou néocoloniaux — étaient motivées, en partie, par le désir d’échapper non seulement à l’exploitation, mais aussi à la corvée des plantations et autres formes de travail imposé. Ayant été impliqué dans les luttes étudiantes, je n’ai pu m’empêcher de remarquer que notre fraction du mouvement contre la guerre est née et a poursuivi ses activités pour construire la révolte à l’encontre du travail dans les écoles — contre l’imposition d’un programme d’études prédéterminé — et pour la création d’espaces et de temps où nous pouvions étudier ce que nous estimions devoir étudier. Lorsque le mouvement féministe est entré en éruption à la fin des années 1960 et au début des années 1970, je n’ai pu m’empêcher de remarquer que les femmes ne réclamaient pas seulement l’égalité des salaires et l’émancipation vis-à-vis de la violence, mais aussi l’accès à des emplois moins aliénants et la possibilité d’échapper de l’isolement du travail domestique sans fin. Toutes ces expériences suggéraient l’insuffisance flagrante de l’analyse économique dominante très limitée du travail. Mais vers quoi se tourner ?
D’un côté, j’aurais pu migrer de l’économie vers un autre domaine, disons la sociologie, où le travail était analysé plus en profondeur, mais ce que je connaissais de ce domaine semblait davantage destiné à aider les capitalistes à gérer l’aliénation et le mécontentement des travailleurs et des travailleuses qu’à contribuer aux luttes contre le travail. Ou bien il y avait la philosophie; l’étude de Sartre m’avait conduit à Hegel, qui s’était confronté au rôle du travail, sinon à la lutte contre celui-ci. Mais, à l’époque, aux États-Unis, les voix les plus progressistes de ce domaine — desquelles s’inspiraient le mouvement étudiant et la contre-culture — ont soit largement ignoré le travail, par exemple par la célébration de diverses philosophies religieuses orientales, soit davantage conçu le travail à travers le cadre théorique de Freud que celui de Marx, par exemple Herbert Marcuse dans Eros et Civilisation (1955), sans oublier qu’alors, Freud était de plus en plus attaqué par les féministes comme apologiste du patriarcat. La traduction et la diffusion éventuelles aux États-Unis des écrits de divers philosophes continentaux — par exemple par la revue Telos —- étaient dominées par la phénoménologie, la théorie critique et le structuralisme — en particulier sous une forme pernicieuse véhiculée par Louis Althusser (et alia) qui non seulement ignorait les luttes ouvrières mais rejetait Hegel et son utilisation par Marx qualifiée d’être une perte de temps non scientifique. Les propres écrits de Marx qui, je le découvrirai plus tard, traitent largement des luttes ouvrières à l’encontre du travail, étaient largement ignorés à l’époque.
Les penseurs et penseuses ouvertement « marxistes » aux États-Unis les plus connu·e·s au sein de la New Left, parce qu’ils et elles ont abordé à plusieurs reprises bon nombre des questions qui nous préoccupaient comme la guerre du Vietnam, l’impérialisme et les luttes dans le tiers-monde, étaient ceux et celles associé·e·s à la revue et à la maison d’édition Monthly Review. Malheureusement, ni son fondateur Paul Sweezy, ni son coauteur, l’économiste Paul Baran, n’ont accordé beaucoup d’attention au travail en soi ni à la théorie de la valeur. Sweezy a fourni un résumé sommaire d’une interprétation marxiste traditionnelle de la théorie de la valeur dans sa Theory of Capitalist Development (1942), mais il a ensuite adopté une théorie de la plus-value très différente de celle de Marx, à savoir celle de Paul Baran, qui l’avait exposée dans son livre The Political Economy of Growth (1952). Sweezy et Baran ont collaboré pour produire Monopoly Capital (1966), théoriquement basé sur leur théorie non-marxiste de la plus-value et une préoccupation très apparentée à celle de l’école de Francfort sur l’irrationalité du capitalisme. Cela dit, Monthly Review Press a produit une édition américaine des Studies in the Labor Theory of Value (1955) de Ronald Meek et, beaucoup plus tard, Labor and Monopoly Capitalism (1974) de Harry Braverman.
Permettez-moi de commenter brièvement le traitement de Sweezy et Meek à l’égard de la théorie de la valeur — qui sont tous deux enracinés dans la lignée des marxistes orthodoxes antérieurs, dont la plupart des travaux n’étaient pas disponibles en anglais pendant la majeure partie de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale4.
Dans le cas de Sweezy, le moment clé de son analyse est son explication du caractère raisonnable du concept de « travail abstrait ». S’appuyant sur les commentaires de Marx dans la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), il souligne que l’abstraction du travail correspond au changement rapide des structures d’emploi et à la grande mobilité des travailleurs d’un type de travail à un autre. C’est dans cette situation que, et il cite ici Marx, « l’abstraction de la catégorie « travail », « travail en général », travail « sans phrase », point de départ de l’économie moderne, devient vérité pratique »1. Après une brève discussion sur la mesure de la valeur en termes de temps de travail « socialement nécessaire » et sur le « problème » de la réduction du travail qualifié au travail simple, Sweezy avance un argument qui lui permettra bientôt d’abandonner complètement la théorie marxiste de la valeur, à savoir que la correspondance entre valeurs et prix dépend de la concurrence. Une fois que Baran et lui ont observé que le capitalisme est passé d’un stade « concurrentiel » à un stade « monopolistique », ni cela, ni beaucoup d’autres éléments de la théorie de base de Marx ne sont demeurés pertinents.
Le traitement de Meek à l’égard du travail abstrait est parallèle à celui de Sweezy, s’appuyant sur les mêmes sources, mais en recourant un peu plus au livre premier du Capital. Son analyse du « problème de la réduction » est similaire, tout comme l’accent qu’il met sur le rôle de la concurrence. Son interprétation le conduit à assimiler le travail abstrait au travail simple, comme on peut le voir lorsqu’il écrit : « Marx, alors, a défini la valeur d’une marchandise à tout moment et en tout lieu comme la quantité de travail simple socialement nécessaire pour la produire ».
Pour moi, il y avait deux choses frappantes dans la présentation de la théorie de Marx par Sweezy et Meek : premièrement, l’absence totale de la lutte des classes dans leur discussion du travail abstrait et, deuxièmement, l’absence similaire de toute discussion substantielle de la troisième section du chapitre du Capital qui traite largement de la forme de la valeur6. Bref, j’ai trouvé peu de choses dans le traitement, par l’un ou l’autre des auteurs, des concepts fondamentaux de la théorie de la valeur de Marx qui abordent la lutte contre le travail.
Les différentes tendances marxistes-léninistes (staliniennes, trotskistes et maoïstes) qui ont critiqué les déviations de Baran et Sweezy par rapport au marxisme n’ont pas été plus éclairants7. Nulle part dans la littérature marxiste à laquelle j’avais accès je n’ai trouvé beaucoup d’aide pour déterminer s’il y avait quelque chose d’utile dans l’analyse marxienne du travail et dans sa théorie de la valeur-travail qui aiderait à comprendre les luttes à l’encontre du travail que j’avais observées et auxquelles j’avais participé. J’ai donc décidé d’examiner ses écrits par moi-même.
Le résultat est un manuscrit assez court, rédigé en 1974 et révisé jusqu’à sa publication en 1978 sous le titre Reading Capital Politically. J’y expose les résultats de mes recherches sous la forme d’une réinterprétation du premier chapitre du livre I du Capital — mais une réinterprétation qui s’appuyait sur d’autres textes, tant dans le Capital qu’ailleurs. La conclusion générale de mes lectures, et du livre, était que la théorie de la valeur de Marx peut être lue comme une théorie de la valeur-travail pour le capital — comme son moyen fondamental pour l’organisation et la domination de la société. Contrairement aux lectures habituelles de Marx — à peu près depuis l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) d’Engels — qui l’ont interprété comme apologiste du travail en tant que trait caractéristique de l’humanité, comme croyant (d’une manière à peu près parallèle au traitement de Hegel dans la Phénoménologie) que ce n’est que par le travail que les travailleurs et travailleuses peuvent atteindre la conscience de soi de la classe ouvrière, comme ayant soutenu que ce n’est que par la lutte que les travailleurs et travailleuses conscients d’elles et eux-mêmes pouvaient libérer leur travail et se libérer elles et eux-mêmes de l’aliénation et de l’exploitation et ainsi atteindre éventuellement un communisme réalisé en tant que société dans laquelle chacun ou chacune trouve la réalisation de soi par un travail non aliéné — je soutiens que si Marx a vu le travail comme le moyen fondamental de la domination capitaliste et la lutte de la classe ouvrière comme le seul moyen de mettre fin et de dépasser cette domination, la libération impliquerait non seulement l’avènement d’un homo faber libre, mais aussi d’êtres humains qui ne seraient plus définis uniquement par leur travail, pour lesquels le travail ne serait qu’un moyen parmi d’autres de se réaliser. Cette interprétation, tout en partageant certains éléments des marxismes plus traditionnels, recentre notre attention sur les luttes à l’encontre du travail et pour la libération de temps et d’énergie pour des activités d’auto-valorisation individuelle et collective — d’une manière que je trouve cohérente avec ce que j’ai vécu au sein de diverses luttes sociales et ce que j’ai observé ailleurs.
Je soutiens que si nous mettons à contribution une grande partie de ce qui suit dans Le Capital pour notre lecture de la démonstration méthodique, mais abstraite, de sa théorie de la valeur dans la majeure partie du premier chapitre du livre I — en commençant par le « travail abstrait » et en terminant par la « forme-argent » de la valeur — on découvre comment toutes les caractéristiques de la valeur analysée sont aussi des caractéristiques des rapports de classe antagonistes que le capital est capable d’imposer et sont donc combattues, contestées et souvent rompues par ceux et celles que le capital cherche à dominer par l’imposition du travail. Il en résulte qu’on peut voir comment, au sein du capitalisme, l’argent incarne tous les éléments essentiels de ces relations antagonistes et, par conséquent, devient un terrain de lutte alors que les capitalistes essaient d’utiliser l’argent pour gérer et étendre leur ordre social tandis que les travailleurs et travailleuses résistent à cet usage, souvent en subvertissant l’argent à leurs propres fins tout en cherchant à échapper à cet ordre.
Le chapitre 1, bien sûr, n’est que le début de l’analyse de Marx sur la nature de l’argent et ses rôles dans la lutte des classes. Bien que la plupart des analyses de Marx dans les trois livres du Capital soient effectuées en termes de valeur, les chapitres 2 et 3 du livre I contiennent le développement de sa présentation de la forme-argent de la valeur, en particulier son rôle d’équivalent universel et de médiateur universel. Les chapitres 17 à 20 du livre I traitent de la façon dont le capital cherche à utiliser le salaire en argent pour cacher et augmenter l’exploitation. Le chapitre 24 du livre I traite brièvement du rôle de l’État dans la manipulation capitaliste de l’argent, le livre II situe l’argent dans des circuits plus détaillés du capital et le livre III discute de la forme-argent de la plus-value — le profit — tout en fournissant les débuts d’une analyse d’un domaine spécialisé dans la manipulation capitaliste de l’argent, et à travers l’argent du rapport de classe : le secteur financier. Au-delà du Capital, bien sûr, il y a les nombreux autres documents — en particulier son travail journalistique — où Marx a couché sur papier son propre cheminement approfondi de l’utilisation capitaliste de l’argent et de son rôle de classe dans les diverses crises de son époque. Je me concentrerai ici seulement et brièvement sur certains aspects de son analyse publiée dans le chapitre 1 du Capital qui, selon moi, sont particulièrement importants pour comprendre la lutte des classes — afin de clarifier mon analyse de l’utilisation actuelle de la « financiarisation » dans la lutte des classes de notre époque.
Avant d’exposer ce que je pense être quelques-unes des façons les plus importantes dont les relations analysées dans le chapitre 1 sont aussi des relations caractéristiques du rapport de classe, je veux faire un dernier commentaire préliminaire. Bien que je me réfère à ma lecture de Marx comme à une « interprétation », je ne prétends pas que cette interprétation nous dise « ce que Marx voulait vraiment dire ». Une raison à cela est que je ne suis pas marxologue; un grand nombre des textes de Marx — maintenant disponibles dans la MEGA8 — me sont inaccessibles parce que je ne lis pas l’allemand. Une deuxième raison est que j’en suis venu à être d’accord avec ceux et celles qui soutiennent qu’il n’existe pas d’interprétations définitives.

Travail abstrait, substance de la valeur : le travail en tant que contrôle social
Le premier chapitre du livre I du Capital a été organisé par Marx, comme on l’a souvent noté, à la manière de la Science de la logique de Hegel, en procédant de l’abstrait au plus concret (plus concret dans le sens de plus de déterminations). En même temps, il convient de noter que l’exposé méthodique, étape par étape, de la théorie de Marx — « de façon aussi scolaire que possible » — a été choisie pour que tout le monde puisse comprendre, incluant « la jeunesse avide de savoir, etc. »9. Alors qu’au début de la Logique, Hegel dépouille l’être pour découvrir le néant, puis réconcilie les deux dans le moment dialectique du devenir, la dissection initiale des marchandises par Marx — des valeurs d’usage concrètes, produites par différents types de travail pour l’échange — ne mène pas au néant mais au travail abstrait. Comme Sweezy, Meek et bien d’autres l’ont noté, Marx soutient que nous pouvons nous abstraire de manière significative des formes concrètes du travail et voir le travail abstrait comme la substance de la valeur. Il analyse ensuite dans la section deux la mesure de la valeur et, dans la section trois, la forme de la valeur. Bien que la plupart des marxistes se soient contentés d’accepter la logique du raisonnement de Marx, la question clé a été, pour moi, de savoir quel sens sémantique cela a-t-il d’abstraire le travail de ses diverses formes concrètes ? La réponse traditionnelle, contenue dans les passages de Marx cités par Sweezy et Meek, met l’accent sur la malléabilité du travail sous le capitalisme, sur l’éventail toujours changeant des tâches comprises dans le travail et leur redistribution parmi les travailleurs et travailleuses, et suggère que si, au fil du temps, le contenu particulier du travail est de plus en plus secondaire, il est alors logique de parler de travail abstrait de ce contenu changeant. Mais dans quel sens est-il secondaire ? Il est clair qu’il y a des passages importants du Capital où le contenu particulier du travail est d’une importance vitale pour l’analyse de Marx.
Dans les chapitres 10 à 13 du livre I du Capital, par exemple, les modifications répétées dans la composition technique — la disposition des travailleurs et travailleuses, des outils, des machines et des matières premières à l’intérieur de l’atelier — sont présentés comme ayant été essentielles historiquement pour maintenir ou regagner le contrôle sur la classe ouvrière. Qui plus est, le « contrôle » signifie, avant tout, la capacité de maintenir les gens au travail. Bien que la classe capitaliste ait historiquement exercé plusieurs autres types de contrôle — certains violemment coercitifs, par exemple les guerres de conquête, l’esclavage, le passage à tabac, le gazage ou l’abattage de grévistes, la torture et le viol dans les commissariats de police, les prisons et les hôpitaux psychiatriques, certains plus subtils, par exemple, les mécanismes d’hégémonie culturelle et politique qui ont préoccupé Gramsci, les théoriciens de l’école de Francfort, les situationnistes et bien d’autres — la forme de contrôle dominante, autour de laquelle s’organisent toutes les autres, celle qui absorbe la majeure partie du temps et de l’énergie de la plupart des gens, est le travail. Autant la manière dont les gens sont forcés de consacrer la majeure partie de leur temps et de leur énergie à travailler pour le capital que les types particuliers de travail que les gens sont forcés de faire sont extrêmement importants, mais la manière a été un moyen de parvenir à une fin et les types de travail ont été secondaires par rapport au simple fait de travailler. Toutes les formes de travail concret, qu’il soit qualifié ou non, complexe ou simple, servent le même objectif de base au sein du capitalisme : elles fournissent les moyens fondamentaux par lesquels le capital organise, contrôle et domine le temps des gens et donc la société. Toutes les formes de travail dévorent la vie des gens ou, comme Marx aimait à le dire en termes gothiques, le capital « qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant ». De plus, le capital ne se contente pas de sucer une partie du « travail vivant »; il suce tout ce qu’il a le pouvoir de sucer et, ce faisant, il suce la substance même de la vie : le temps et l’énergie. Pendant les périodes où il réussi à étendre son pouvoir, il impose de plus en plus de travail — voir l’histoire détaillée de Marx dans la section 5 du chapitre 8 du Capital sur la journée de travail (où l’on trouve sa métaphore « vampirique »), ou son analyse de l’expansion du colonialisme. Ce qui est peut-être plus pertinent aujourd’hui, ce sont les efforts contemporains du capital pour inverser des décennies de succès des travailleurs et travailleuses dans la réduction du travail en imposant des heures de travail plus longues et plus intenses, sur le lieu de travail et en dehors. C’est pourquoi j’avance que la théorie de la valeur de Marx est une théorie de la valeur du travail pour le capital.
Aux marxistes qui ont traditionnellement soutenu que la valeur du travail pour le capital est la production de marchandises qui peuvent être vendues à des prix permettant de réaliser une plus-value ou un profit, je réponds comme suit. « Oui, mais comme certains idéologues capitalistes, par exemple Irving Kristol dans son ouvrage Two Cheers for Capitalism (1978) et comme bon nombre de capitalistes socialement et politiquement conscients l’ont reconnu, dans une économie qui fonctionne bien, en croissance, où les capitalistes sont aux commandes, le rôle principal du profit est la réimposition et l’imposition élargie du travail ou, dans les termes utilisés par Marx au chapitre 23 du livre I du Capital : la reproduction élargie du rapport de classe ». Il est clair que la réalisation de la plus-value est une condition nécessaire à l’imposition continue de tout travail concret (ou ensemble de travaux concrets) et donc à la réalisation continue de la valeur tout court, c’est-à-dire du travail en tant que contrôle social. De plus, comme Marx l’a écrit au début de la section 2 du chapitre 8 du Capital, « le capitalisme n’a pas inventé le surtravail ». De toute évidence, les classes dominantes antérieures imposaient du travail aux classes soumises — esclaves, serfs, etc. — qui allait au-delà de ce que ces dernières devaient faire pour leur propre survie. Qu’a-t-il donc inventé ? Sa réponse : l’imposition sans fin du travail. Alors que, dans les sociétés de classes antérieures, la quantité de travail excédentaire était limitée par les exigences de travail concrètes des maîtres, par exemple une pyramide pour un pharaon, un temple pour un culte religieux grec, un château pour un seigneur féodal; dans le capitalisme, l’imposition du travail et la réalisation de la valeur et de la plus-value se poursuivent sans fin, tant que le système parvient à survivre. Au fur et à mesure que le capital étend de plus en plus la marchandisation la vie; qu’il convertit de plus en plus d’activités humaines en production de marchandises, en production de valeur et en production de plus-value; qu’il consacre une partie de ce travail à convertir toujours plus de parties de la nature non-humaine en simples ressources à traiter par davantage de travail; qu’il transforme même les activités non salariées, par exemple, la vie domestique et la vie scolaire, en un travail de production et de reproduction de la force de travail marchandise (la capacité et la volonté de travailler pour le capital), il transforme la société — d’abord locale et régionale, puis nationale et continentale, et enfin mondiale — en une gigantesque machine de travail, organisée selon sa propre logique.
Mais, comme nous devrions le savoir, toute l’histoire de la construction de cette machine à travailler globale a été simultanément une histoire de résistance à l’imposition du travail capitaliste et à la logique de son organisation, de révolte contre l’exploitation qu’elle exige et contre les aliénations qu’elle produit et de luttes révolutionnaires pour libérer la vie de la subordination sans fin au travail afin de gagner de l’espace, du temps et de l’énergie pour élaborer des alternatives. Ainsi, les rapports de classe du capitalisme ont toujours été des rapports antagonistes et, parce que le travail a été la forme fondamentale de la domination, la lutte à l’encontre du travail a toujours été au cœur de la résistance, de la rébellion et de la quête d’autonomie — quel que soit le contenu particulier de l’autonomie recherchée dans des luttes particulières.
La théorie de la valeur du travail, telle que formulée par Marx en tant que théorie de la valeur-travail pour le capital, fournit une théorie qui saisit à la fois le travail comme substance de la domination capitaliste et plusieurs des caractéristiques des relations de classe antagonistes qu’elle impose et cherche à maintenir. Dans le chapitre 1, l’exposé de Marx suppose que les relations dialectiques du capital sont bien gérées et stables. Mais, comme il le souligne plus loin dans le chapitre 3 du livre I du Capital, ces relations ont la possibilité d’être rompues. Dans le cas de la dialectique du « travail abstrait », la rupture impliquerait de dépouiller divers types d’activité humaine de leur utilité commune pour le capital en tant que moyen de contrôle social10.
Parcellaires, de telles ruptures se produisent chaque fois que les gens s’engagent dans des activités, que ce soit sur le lieu de travail ou en dehors, qui ne contribuent pas à la reproduction élargie des rapports sociaux du capital. Ainsi, par exemple, lorsque les ouvriers des chantiers navals londoniens du XVIIIe siècle ont détourné leurs compétences en ébénisterie afin de faire, à partir de retailles de bois qu’ils s’appropriaient sur le lieu de travail, des objets qu’ils pouvaient utiliser chez eux ou qu’ils pouvaient vendre; ou encore, lorsqu’au XXe siècle, les ouvriers de l’usine de tracteurs Red Star de Budapest ont utilisé leurs machines pour fabriquer des « homers » à des fins similaires; ces activités rompait avec l’appropriation capitaliste de leurs compétences, de leur énergie et de leur temps en tant que moyens de contrôle social11. Lorsque des étudiants et étudiantes dans des salles de classe n’écoutent pas leurs professeur·e·s tout en conversant par SMS avec leurs ami·e·s, ou se dérobent à leurs devoirs afin de poursuivre leur véritable programme intellectuel, ils et elles rompent la production de la force de travail et le contrôle capitaliste sur leurs vies.
Collectivement, les travailleurs et travailleuses rompent évidemment la reproduction élargie lorsqu’ils et elles font la grève. Les étudiants et étudiantes font de même lorsqu’ils et elles débrayent ou organisent des blocages des écoles. Le renversement révolutionnaire du capitalisme abolirait entièrement les fondements matériels du concept de « travail abstrait » et réduirait le sens du mot « travail » à son sens vernaculaire de fournir un effort important. Les activités humaines continueraient d’exister dans toute leur variété, mais il n’y aurait plus aucune raison de regrouper ces activités (qui correspondent actuellement à la définition de Marx du « travail » au sein du capitalisme) sous une seule rubrique12.

La mesure de la valeur
Tel que mentionné plus haut, dans la discussion de Sweezy et Meek sur la théorie de la valeur, comme dans de nombreux traitements orthodoxes antérieurs, le problème central de la mesure est considéré comme celui posé par l’existence de niveaux variables de compétences parmi les travailleurs et travailleuses et de niveaux variables de complexité dans les différents emplois. Étant donné mon interprétation de la signification du travail abstrait comme substance de la valeur, c’est-à-dire comme attribut particulier du travail en tant que véhicule du contrôle social, je ne partage pas leur problématique. Si la substance de la valeur est le simple fait de travailler pour le capital et de se trouver ainsi sous son contrôle, alors, de ce point de vue, une heure de travail socialement nécessaire, simple ou complexe, qualifié ou non, sert le même objectif social et politique. Pourquoi « socialement nécessaire » ? Parce que si la valeur du travail pour le capital est sa valeur en tant que véhicule de contrôle social et de domination, alors la valeur de tout produit particulier pour le capital est la quantité de travail qu’il peut imposer dans sa production. Concrètement, cette quantité varie d’une unité de production à l’autre, selon les différents niveaux de compétence et de productivité du travail, de sorte que, pour le capital, au niveau social de la relation de classe (par opposition aux simples relations locales ouvrier-capitaliste), c’est le temps de travail moyen imposé dans la production d’une marchandise qui mesure sa valeur pour le capital dans son ensemble. Reconnaître cela conduit à une certaine réinterprétation d’autres aspects de sa théorie.
Premièrement, comme mentionné ci-dessus, dans les chapitres 10 à 13 du livre I du Capital, la stratégie de la plus-value relative, conduite par la victoire de la classe ouvrière à forcer la réduction de la journée de travail par la rupture d’une certaine composition particulière du pouvoir de classe, joue à travers les investissements capitalistes dans le changement de la composition technique (et donc organique) de la production, par exemple, l’introduction de nouvelles machines, afin d’augmenter la productivité du travail utile. Les résultats, lorsqu’ils sont couronnés de succès, sont d’abord la réduction de la valeur unitaire de la production, et ensuite, par ce biais, une réduction de la valeur de la force de travail et une augmentation du taux d’exploitation. Maintenant, notez bien : pour le capital, la réduction de la valeur par unité d’un produit signifie une réduction de la quantité moyenne de travail qui peut être imposée (travail abstrait) pour produire chaque unité et donc une réduction des possibilités d’utiliser la production de ce produit comme un véhicule pour imposer le travail et le contrôle social.
Deuxièmement, encore plus loin — dans le livre III du Capital — Marx soutient que cette stratégie d’augmenter la composition organique du capital et, dans le processus, de réduire la quantité de travail qui peut être imposée pour produire chaque unité de production, sape le rapport de classe lui-même, qui est, après tout, basé sur l’imposition du travail. Au fur et à mesure que cette stratégie est appliquée, processus de production après processus de production, industrie après industrie, le problème de trouver les moyens d’imposer le travail, et le contrôle social qu’il procure, devient de plus en plus grand. Le résoudre nécessite toutes sortes d’innovations compensatoires telles que la création de nouveaux produits (et de nouveaux processus de production) — et donc de nouvelles possibilités d’imposer le travail. Il importe peu que les nouveaux produits n’apportent que des avantages très marginaux par rapport aux produits existants ou qu’ils soient carrément nuisibles au bien-être général; tant qu’ils offrent de nouvelles possibilités rentables d’imposer le travail, leur production contribue à maintenir les gens occupés et le système en croissance.
Cette contradiction — entre la manière dont le capital organise la société et la manière dont cette stratégie sape sa capacité à imposer cette organisation — n’est pas simplement théorique, mais s’est manifestée à plusieurs moments de l’histoire du capitalisme.
L’un de ces moments, aux États-Unis, se situe à la fin des années 1950 et au début des années 1960, lorsque la propagation rapide de l’automatisation dans le secteur manufacturier a conduit les économistes et autres décideurs à s’inquiéter de savoir où trouver les emplois nécessaires pour maintenir le plein emploi exigé par la classe ouvrière et jugé nécessaire pour éviter le type de bouleversement social provoqué par le chômage élevé des années 193013. La solution qui a émergé dans les années 1960 a été l’essor du secteur des services, dont les faibles niveaux de productivité offraient de grandes possibilités d’imposer le travail. Inévitablement, bien sûr, la même dynamique s’est développée dans le secteur des services et, une fois encore, a sapé l’utilité de ce secteur en tant que domaine dans lequel beaucoup de travail peut être imposé.
Une deuxième série de moments de ce type, dans les années 1960, qui ont soulevé la même question, s’est produite dans le Sud, où l’importation de technologies de production à forte intensité de capital n’a pas permis de créer suffisamment d’emplois pour absorber l’augmentation rapide de la population urbaine due à l’enclosure des campagnes, d’une part, et à la mécanisation accrue de la production agricole, d’autre part. Ce problème a hanté une génération d’« économistes du développement » ainsi que les décideurs du Nord qui craignaient que l’absence d’emplois dans le Sud n’entraîne des bouleversements politiques et des migrations de masse qui dépasseraient de loin le besoin de main-d’œuvre immigrée dans le Nord. La « solution » dans ces cas-là, si l’on peut parler de solution, est venue d’en bas : l’essor du secteur informel dans lequel les gens ont trouvé une multitude de moyens de survivre dans les villes sans emploi salarié.
Un troisième moment de ce type est survenu avec le chômage élevé et persistant dans le Nord à la suite de la Grande Récession du milieu des années 1970 et de la dépression Carter-Volcker-Reagan du début des années 1980 qui, à son tour, a déclenché la crise de la dette internationale et la montée en flèche du chômage au Nord comme au Sud. Le fait que la reprise de la production qui a suivi n’ait pas permis de créer suffisamment d’emplois pour réduire considérablement le chômage a donné lieu, d’une part, à de nombreux débats entre les responsables politiques sur les « reprises sans emploi » et, d’autre part, à une littérature sur la « fin du travail » qui a proliféré dans les années 1980 et 1990. Cette littérature comprend Adieux au prolétariat (1980), Les chemins du paradis (1983) et Métamorphoses du travail (1988) d’André Gorz, Marx au-delà de Marx (1979) de Toni Negri, La fin du travail (1995) de Jeremy Rifkin et Jobless Future (1995) de Stanley Aronowitz. Tous ces ouvrages suggéraient que si le capitalisme ne pouvait plus imposer suffisamment de travail pour garantir un revenu à la plupart des gens, alors le revenu devrait être de plus en plus dissocié des emplois. Negri, qui avait déjà commencé à critiquer la « loi de la valeur » au début des années 1970, a décrit ces développements comme étant la réalisation historique de la prédiction de Marx, dans le « Fragment sur les machines » des Grundrisse, selon laquelle la composition organique croissante du capital finirait par miner le travail en tant que base et mesure de la valeur14.
Mais, selon Negri et al., puisque toutes les activités humaines sont subsumées par le capital en tant que travail, il devient impossible de distinguer le travail du non-travail, « la division entre le temps de travail et le temps de non-travail » s’effondre. Dans de telles conditions, affirme-t-il en s’appropriant un concept de Foucault, la vie devient un « travail biopolitique » et il devient impossible de quantifier et de mesurer le travail qui produit de la valeur (travail abstrait) comme quelque chose de distinct des autres activités humaines. Par conséquent, Negri a écrit : « Quand le temps de la vie est devenu entièrement temps de production, qui mesure quoi? […] quand l’exploitation atteint de telles dimensions, sa mesure devient impossible »15. Bien sûr, Negri poursuit en affirmant que dans ces conditions, l’exploitation n’a pas disparu, elle a simplement été « rejetée hors de toute mesure économique ; sa réalité économique est fixée en des termes uniquement politiques »16.
L’ensemble de cette argumentation est visiblement fondée sur une conception économique de la valeur du travail tout à fait distincte du type d’interprétation que j’ai exposé ci-dessus, selon lequel la substance de la valeur du travail (travail abstrait) est précisément son utilité politique en fournissant le véhicule le plus fondamental de la domination et du contrôle capitalistes. De ce point de vue, le procès de subsomption capitaliste non seulement de ce que nous considérons normalement comme la production, mais aussi de toutes sortes d’autres activités sociales, a certainement impliqué une extension du pouvoir et du contrôle capitalistes, mais difficilement une extension incommensurable. Qui plus est, ce processus s’est poursuivi tout au long de l’histoire du capitalisme, mais surtout depuis que les travailleurs et travailleuses ont commencé à réussir à imposer la réduction de la durée de la journée de travail officielle, par exemple, la lutte entre les ouvriers anglais et les capitalistes que Marx analyse dans la sixième partie du chapitre 8 du livre I du Capital ou encore une grande partie de l’histoire d’une lutte parallèle aux États-Unis exposée dans David Roediger et Philip Foner dans Our Own Time : A History of American Labor and the Working Day (1989). Marx a soutenu que c’était précisément les succès des travailleurs et travailleuses dans ces luttes qui ont forcé le capital à déplacer l’accent dans ses stratégies de contrôle de la plus-value absolue à la plus-value relative. Ce qu’il n’a pas exploré, mais que des générations ultérieures de marxistes ont exploré, c’est comment ces victoires ont également forcé le capital à coloniser le temps que les travailleurs et travailleuses ont libéré du travail salarié.
Cependant, cette colonisation a été étudiée par un si grand nombre de chercheurs et chercheuses, y compris marxistes, qu’il est un peu surprenant de lire Negri et Hardt présenter la « subsomption de la société » comme un phénomène essentiellement post-fordiste à l’âge de l’Empire. Étudier l’histoire d’une telle colonisation — et je préfère colonisation à subsomption parce que la colonisation a toujours fait l’objet de résistance et n’a jamais été complète — c’est percevoir, entre autres choses, que parce que le capital a toujours été bien conscient de ses propres limites, il a toujours cherché à mesurer le degré de subsomption atteint, et continue de le faire. Ceux et celles qui sont engagé·e·s pour effectuer de telles mesures — des managers d’employé·e·s salarié·e·s aux bureaucrates du gouvernement — ont conscience que ces mesures ne sont ni faciles à faire ni tellement précises. Il est plus difficile, par exemple, de mesurer la productivité de la main-d’œuvre des services que celle de la main-d’œuvre manufacturière17. Il est également plus difficile de mesurer le temps et l’énergie réellement consacrés à la reproduction de la force de travail à la maison que de mesurer les heures de travail officielles dans les usines, les bureaux et les champs. Mais même ce dernier point n’a jamais été facile, étant donné l’hétérogénéité de la main-d’œuvre et des produits, les ambiguïtés liées à la définition de la valeur d’usage des marchandises (par exemple, dans quelle mesure la valeur d’usage d’une Mercedes réside-t-elle dans sa capacité à transporter quelqu’un d’ici à là, ou dans le statut que sa simple possession confère à son propriétaire (ou à son détenteur de licence)) de même que les innombrables façons cachées dont les travailleurs et travailleuses salarié·e·s se dérobent au travail.
Le concept de travail abstrait, cependant, court-circuite ces problèmes en considérant qu’indépendamment de la productivité d’une heure de travail, cette heure est une heure de vie absorbée dans l’autoreproduction du capital et retournée contre les travailleurs et travailleuses comme véhicule du contrôle du capital sur eux et elles. De ce point de vue, la préoccupation capitaliste de mesurer la productivité consiste à déterminer, le mieux possible, le degré de contrôle sur les gens qui peut être atteint par l’imposition de divers procès de travail. Cela est vrai, que les procès de travail impliqués soient ceux de l’usine, du champ ou du bureau, ou encore qu’ils soient ceux de la cuisine, de la chambre à coucher ou de l’école. Dans le premier cas, la préoccupation capitaliste pour la mesure est actuellement signalée par la diffusion généralisée de ce que l’on appelle les « métriques », c’est-à-dire telle ou telle mesure du travail accompli au cours d’une période donnée. Mais cette préoccupation hante aussi depuis longtemps le capital en dehors des domaines du travail salarié.
Permettez-moi de prendre un seul exemple : les écoles. Depuis les premières victoires des travailleurs et travailleuses à réduire les heures de travail salarié et à retirer leurs enfants des mines, des moulins et des usines, le capital n’a que trop bien réussi, pour utiliser les termes de Foucault, à incarcérer les enfants dans les écoles afin de réduire leur humanité à la volonté et à la capacité de travailler pour de futurs employeurs. L’école est ainsi devenue un nouveau terrain de lutte des classes où des batailles ont été menées sur le contenu de ce qui s’y passe. La demande de la classe ouvrière pour que ses enfants aient le temps et la liberté d’apprendre afin d’améliorer leur vie et de dépasser, dans une certaine mesure, les réalisations de leurs parents a été confrontée et largement instrumentalisée par les capitalistes qui, d’une part, ont cherché à définir la « réussite » uniquement en termes d’emploi et de position dans la hiérarchie des salaires et, d’autre part, à structurer les écoles de la même manière hiérarchique qu’ils ont façonné leurs entreprises. Dès le XIXe siècle, des observateurs tels que Frederich Nietzsche et Thorstein Veblen critiquaient cette « subsomption » de l’apprentissage par le capital18. Au cours du XXe siècle, les capitalistes ont cherché à incorporer les derniers développements de la gestion industrielle dans la gestion des écoles. C’est ce qu’a démontré Raymond Callahan dans son ouvrage Education and the Cult of Efficiency (1962). De plus, comme Callahan l’a découvert en explorant une histoire de l’administration scolaire largement ignorée, ces efforts pour transférer les méthodes de « gestion scientifique » de l’usine à l’école impliquaient des efforts considérables pour mesurer le succès, c’est-à-dire pour évaluer dans quelle mesure le travail était imposé avec succès dans les écoles. Aujourd’hui, au moment même où Negri et Hardt déclarent que la mesure est impossible, les comités d’État et les administrateurs scolaires conçoivent et imposent de nouvelles méthodes de mesure afin de déterminer la quantité de travail réel fourni par les élèves et le personnel enseignant — et ce, à tous les niveaux du système scolaire, jusqu’à l’université.
Que pourrait signifier la rupture ou la subversion de la mesure du travail par le capital, de son estimation du temps de travail socialement nécessaire, de la quantité de travail qui peut être imposée dans la production d’une marchandise particulière ? Il semble qu’il y ait deux angles sous lesquels cela est non seulement possible mais répandu : le premier, dans lequel les processus de mesure eux-mêmes sont subvertis, et le second, par des actions qui ne perturbent pas les processus de mesure, mais qui provoquent des changements dans la quantité de temps de travail socialement nécessaire qui vont à l’encontre des objectifs capitalistes. L’intérêt du capital pour la mesure, après tout, n’est pas neutre; ses diverses stratégies exigent parfois plus de travail, par exemple les stratégies de plus-value absolue pour augmenter la durée de la journée de travail, et parfois moins de travail, par exemple les stratégies de plus-value relative pour diminuer le temps de travail socialement nécessaire par unité de production.
En premier lieu, la subversion de la mesure est souvent le fait de travailleurs et travailleuses qui parviennent à cacher ce qui est réellement impliqué dans leur travail aux gestionnaires scientifiques ou aux ingénieur·e·s industriel·le·s chargé·e·s de mesurer ce qu’ils et elles font. Les détails de cette subversion peuvent être trouvés dans bon nombre de récits de luttes sur le lieu de production. Permettez-moi d’en donner deux illustrations, l’une concernant le travail salarié et l’autre le travail non salarié. Dans le cas du travail salarié, un ancien directeur d’une usine de téléphones de la côte Est m’a raconté comment ses ouvriers et ouvrières cachaient ce qu’ils et elles faisaient réellement à l’entreprise pour laquelle ils et elles travaillaient. On les payait à la pièce, ce qui signifie que plus ils et elles produisaient d’unités, plus on les payait. Pour maximiser leurs revenus, ils et elles développaient des méthodes de travail plus efficaces que celles conçues par les ingénieur·e·s de l’entreprise. Par conséquent, le niveau de productivité de cette usine particulière dépassait de loin celui des autres usines et les travailleurs et travailleuses gagnaient plus que ceux et celles des autres usines. L’entreprise a donc envoyé des ingénieur·e·s pour découvrir comment cela était possible. S’ils et elles parvenaient à généraliser ce qui avait changé, ils et elles pourraient attribuer l’augmentation de la productivité aux changements techniques et à la baisse des taux de rémunération à la pièce, ce qui réduirait les coûts salariaux et augmenterait les bénéfices. Cependant, lorsque les ingénieur·e·s sont venu·e·s étudier la situation, les travailleur et travailleuses (avec l’approbation tacite du directeur amusé — il avait de la considération pour le bonheur de ses travailleurs et travailleuses et n’aimait pas jouer au surveillant) ont recommencé à suivre les instructions initiales qui leur avaient été données par l’entreprise. Conséquemment, les ingénieur·e·s n’ont pu trouver aucune explication à l’augmentation de la productivité et, lorsqu’ils et elles sont parti·e·s, les ouvriers et ouvrières ont recommencé à utiliser leurs propres méthodes pour générer une productivité et un salaire plus élevés. Contrairement aux travailleurs et travailleuses de l’usine hongroise mentionnée plus haut, l’organisation d’un syndicat et la négociation d’un contrat ont empêché l’entreprise de réduire les taux de rémunération à la pièce dans cette usine, de sorte que les travailleurs et travailleuses ont continué à gagner leur salaire plus élevé et que la capacité de l’entreprise à mesurer avec précision la quantité de travail nécessaire pour produire une unité a été compromise.
Dans le cas du travail non rémunéré, permettez-moi de prendre, une fois de plus, l’exemple étudiant. Pour résister à l’imposition du travail scolaire, les étudiants et étudiantes trichent souvent. La tricherie prend plusieurs formes, mais de nombreuses méthodes sont clairement conçues pour réduire considérablement le temps passer à étudier, c’est-à-dire à faire le travail que les profs imposent, et comme la tricherie est expressément interdite dans les écoles, les étudiants et étudiantes doivent cacher leurs actions à leurs profs (et à la direction de l’école). Ces motivations sont à l’origine de pratiques anciennes consistant à introduire clandestinement des réponses lors des examens ou à copier les réponses des autres. Elles sont également à l’origine de l’essor actuel de l’utilisation de l’internet pour rechercher, télécharger et rendre (souvent avec très peu de modifications) des devoirs écrits par quelqu’un d’autre. Dans les deux cas, la quantité de temps et d’énergie que les étudiants et étudiantes trouvent nécessaire de détourner du reste de leur vie pour le travail scolaire est réduite. Par conséquent, les enseignants et enseignantes ont très peu de moyens de mesurer la quantité de travail que les étudiants et étudiantes font réellement, de sorte que les notes et, en fin de compte, les diplômes ne sont que de piètres mesures de la quantité de travail que les élèves sont réellement disposés à faire et capables de faire, que ce soit pour les profs ou pour leurs futurs employeurs. Non seulement la mesure est ici subvertie, mais la production de la force de travail l’est aussi19.
En second lieu, dans la section sur le travail abstrait, j’ai souligné comment le retrait de tout temps et de toute énergie — individuelle ou collective — des activités que le capital a cherché à façonner en tant que travail de production de marchandises sape sa capacité à maîtriser et à contrôler la vie des gens. Dans le monde du travail salarié, ces retraits peuvent être momentanés ou chroniques, partiels ou totaux. Il est évident que tout ce qui n’est pas total — ce qui rend toute mesure impossible — augmenterait le temps de travail socialement nécessaire à la production. Par exemple, les arrêts de travail qui augmentent le temps nécessaire à la production d’une marchandise et le sabotage qui oblige à recommencer le travail auraient évidemment cet effet. Selon ce que j’ai dit plus haut, une telle augmentation nécessiterait l’imposition de plus de travail pour réussir à produire une certaine marchandise et donc une augmentation du temps de travail socialement nécessaire à sa production. Dans l’abstrait, plus de travail est bon pour le capital, mais comme la discussion sur la stratégie de la plus-value relative du capital le suggère, de telles augmentations de la quantité de travail qui doit être imposée contredit les efforts pour augmenter la productivité et réduire la valeur par unité des marchandises produites (et, indirectement, la valeur de la force de travail) afin de réduire les coûts et d’augmenter les profits. En d’autres termes, les arrêts de travail et le sabotage sapent la stratégie de plus-value relative du capital en augmentant les coûts et en réduisant la plus-value et le taux de profit. De plus, il devrait maintenant être clair que la capacité du capital à continuer d’imposer le travail (et le travail en tant que contrôle social ou travail abstrait) dans la production de toute marchandise particulière dépend de sa capacité à imposer le surtravail et à réaliser la plus-value et le profit; les formes de production non rentables sont abandonnées et cessent de fournir des lieux où garder les gens occupés et sous contrôle.

La forme de la valeur
Dans le Capital, livre I, chapitre 1, l’analyse que fait Marx du travail abstrait comme substance de la valeur dans la section 1 et de sa mesure dans la section 2 est suivie d’un examen dense de la forme de la valeur dans la section 3 — une analyse qui a été le plus souvent ignorée par la plupart des marxistes — mais qui s’avère très utile pour comprendre la dynamique de classe de certains phénomènes tels que l’argent, le crédit, la dette et l’actuelle période répressive de financiarisation, l’imposition de l’austérité et la résistance généralisée qui a explosé en réponse à cette dernière.
Son analyse de la forme de la valeur se déroule en quatre étapes, chacune d’entre elles ajoutant et examinant de nouvelles déterminations à celles précédemment abordées. Il en va de même lorsque l’analyse se poursuit dans les chapitres suivants. Bien que cela soit vrai pour l’ensemble de l’ouvrage, je veux me concentrer sur la façon dont ces sections, souvent négligées, fournissent non seulement une élaboration de sa théorie de la valeur, mais éclairent à la fois la nature des relations de classes antagonistes du capitalisme et une théorie de l’argent dans ces relations — une théorie développée plus avant dans les deuxième et troisième chapitres et dans de plusieurs autres parties des trois livres du Capital20. Cela exige de faire passer à plusieurs reprises des concepts importants de son analyse du monde abstrait de l’échange de marchandises au monde plus concret des rapports de classes.
À la première étape de son analyse de la forme de la valeur, dans les passages sur la forme simple, l’accent est mis sur ses caractéristiques qualitatives, en particulier sur la manière dont le sens est fonction de la forme21. L’importance de cette section a été exposée par Marx dans une lettre à Engels en 1867 : « les économistes ont jusqu’ici négligé cette chose simple, à savoir que […] la forme la plus simple de la marchandise, dans laquelle sa valeur n’est pas encore exprimée en tant que relation avec toutes les autres marchandises, mais seulement comme ce qui la différencie de sa propre forme naturelle, contient tout le secret de la forme-argent, et par là, in nuce [en germe] celui de toutes les formes bourgeoises du produit du travail »22. Le texte est élaboré en termes d’échange de marchandises aléatoires, mais permettez-moi de me concentrer sur l’échange entre la force de travail marchandise — que les travailleurs et travailleuses sont forcé·e·s de vendre — et l’argent (ou le salaire) que les capitalistes utilisent pour acheter cette force de travail23. En dehors du marché du travail, les capacités et les activités des individus sont diverses et autonomes par rapport au capital, ils ne sont pas des « travailleurs » en soi; ils sont peut-être des agriculteurs de subsistance, des tonneliers, des charpentiers de marine, des vagabonds, des joueurs ambulants ou des voleurs de grand chemin, mais ils ne font pas partie de l’armée active de travailleurs et travailleuses du capital24. Sans le pouvoir de forcer les travailleurs et travailleuses à entrer sur le marché du travail, les employeurs potentiels ne peuvent pas transformer l’argent en capital; ils n’ont personne à dominer et à exploiter. Dans la Phénoménologie, Hegel soulignait que les maîtres ont besoin des esclaves pour être maîtres, qu’ils ont besoin que les esclaves se reconnaissent comme esclaves pour que les maîtres se reconnaissent comme maîtres. Il en va de même ici : les capitalistes ne peuvent être capitalistes sans travailleurs et travailleuses; ils ne peuvent contrôler les gens que si et quand ces gens acceptent leur rôle de travailleurs et travailleuses et reconnaissent les capitalistes comme maîtres. Dans le langage de la science de la logique de Hegel, un langage adopté par Marx, il s’agit d’une relation de médiation réflexive — où la relation d’une chose à elle-même est médiatisée par une seconde qui renvoie un aspect de la chose à elle-même, comme un miroir renvoie une image. Dans ce type de relation au sein du capitalisme, les gens ne sont définis comme des travailleurs et travailleuses que lorsqu’ils et elles entrent dans une relation salariée avec un employeur; le salaire qu’ils et elles reçoivent les montre à eux-mêmes, au capital et aux autres comme des travailleurs et travailleuses.
En effet, dans le marxisme orthodoxe traditionnel, cette définition n’a pas seulement été acceptée comme définissant la classe ouvrière, mais étant donné la croyance de l’orthodoxie selon laquelle le travail différencie l’être humain des autres types d’êtres, elle célèbre à la fois le travail et les gens en tant que travailleurs et travailleuses — non pas parce qu’ils et elles luttent contre le travail, mais parce qu’ils et elles ne sont qu’à un pas révolutionnaire de trouver un accomplissement complet dans un travail non aliéné, libéré de la domination et de l’exploitation capitalistes25. Inévitablement, cette célébration s’est accompagnée d’un dénigrement des personnes sans salaire qui n’ont pas été considérées comme faisant partie de la classe ouvrière et leurs luttes n’ont pas été considérées comme faisant partie intégrante de la lutte ouvrière. On a souvent dit aux femmes au foyer, aux étudiants et étudiantes ou aux paysans et paysannes non salarié·e·s que s’ils et elles voulaient rejoindre la lutte des classes, ils et elles devaient trouver un emploi et un salaire. Toutefois, comme nous allons le voir, le marché du travail n’est pas le seul véhicule pour l’intégration capitaliste des personnes dans la classe ouvrière.
Cependant, comme je l’ai soutenu plus haut, pour chaque relation dialectique que le capital impose ou pour chaque moment de la dialectique, il existe aussi la possibilité de sa rupture. Dans le cas qui nous concerne, il y a la possibilité non seulement d’une rupture temporaire de cette médiation (par exemple à travers l’absentéisme, la militance au travail, les grèves ou les insurrections — lorsque les accords salariaux sont rompus et que les travailleurs et travailleuses se retirent de la production et, parfois, du marché du travail), mais aussi d’une rupture complète (une révolution réussie) qui libérerait les travailleurs et travailleuses du capital une fois pour toutes. Tout au long de sa vie politique active, Marx a observé, noté et souvent analysé et écrit sur ces retraits, en particulier lorsqu’ils se produisaient à grande échelle, par exemple, des grèves sur les salaires ou sur les heures de travail, des insurrections comme les révolutions de 1848 ou la Commune de Paris. Il accordait moins d’attention aux retraits moléculaires d’individus ou de petits groupes qui rompent de manière répétée la capacité du capital à définir les gens comme des travailleurs et travailleuses, mais plusieurs générations de marxistes ont largement comblé cette lacune par des examens détaillés des luttes en milieu de travail26.
Ce qui manque également dans Le Capital — et pendant longtemps dans les travaux des marxistes qui sont venus par la suite — c’est une analyse détaillée de la manière dont le succès capitaliste dans l’organisation des activités des non-salarié·e·s a répandu ces relations de médiation réflexive dans toute la société. Comme nous le découvrons en lisant son analyse de l’accumulation primitive et celle de l’accumulation continue, Marx était bien conscient de la façon dont les entreprises et l’État ont créé une « armée industrielle de réserve » de chômeurs par le biais des enclosures et ont ensuite essayé de l’organiser : par le biais de la « législations draconiennes », des lois sur les pauvres, des workhouses, des prisons et de l’armée (par exemple, l’embrigadement)27. Mais je n’ai trouvé nulle part qu’il ait discuté de la médiation réflexive en tant qu’aspect des diverses relations entre le capital et les chômeurs et chômeuses. Pourtant, il est clair qu’il s’agissait bien d’un aspect de ces relations. Les pauvres ne sont devenu·e·s des « indigents » que lorsqu’ils et elles ont été défini·e·s comme tels par les lois sur les pauvres et les workhouses. Ceux et celles qui vivaient de la terre ne sont devenu·e·s des « braconniers » que lorsque les enclosures ont rendu la chasse illégale et que ceux et celles qui chassaient ont été arrêté·e·s et poursuivi·e·s par les tribunaux. Il en allait de même pour les mendiants et mendiantes, les gitans et gitanes ou les esclaves libéré·e·s qui ne sont devenu·e·s des « vagabonds » que lorsque la mendicité et l’errance ont été interdites. Les Africains et Africaines ont vécu toutes sortes de vies jusqu’à ce que le colonialisme ne se contente pas d’encloser leurs terres, mais les réduise en esclavage. Et ainsi de suite. Tous ces types de relations non rémunérées se poursuivent à notre époque (y compris l’esclavage, bien qu’il soit le plus souvent caché dans des usines clandestines, des fermes isolées, des maisons et les repaires des trafiquants sexuels). Mais progressivement, depuis la fin du XIXe et le début du XXe siècle, alors que les travailleurs et travailleuses parvenaient à lutter pour la réduction du temps de travail, que les travailleurs et travailleuses adultes parvenaient à imposer des lois sur le travail des enfants et que les travailleurs masculins parvenaient à marginaliser le travail salarié féminin, deux grands réservoirs de main-d’œuvre non salariée ont émergé dans cette partie de l’armée industrielle de réserve que Marx appelait « latente » : les enfants dans les écoles et les femmes dans les foyers. Dans le premier cas, les enfants souffrent des années de travail non rémunéré imposé et dans le second, les femmes se retrouvent condamnées à des peines à vie de travail domestique non rémunéré et souvent isolé. Dans les deux cas, nous pouvons trouver des relations de médiation réflexive du type que Marx analyse dans sa section sur la forme simple de la valeur.
Un exemple de travail non rémunéré dont j’ai déjà parlé est le travail scolaire où l’intervention répétée des entreprises a transformé l’« éducation » en une hiérarchie de travail et de pouvoir qui inclut non seulement le travail rémunéré des gestionnaires, du personnel de soutien et du personnel enseignant, mais aussi le travail non rémunéré des étudiants et étudiantes. Dans cette hiérarchie, le travail de base de chacun est la production et la reproduction de la force de travail. Dans la relation entre le personnel enseignant (les profs) et les étudiants et étudiantes, nous pouvons observer non seulement l’organisation hiérarchique de l’autorité et du pouvoir — les membres du personnel enseignant salarié ont beaucoup plus de pouvoir pour imposer le travail et la discipline aux étudiants et étudiantes non salarié·e·s que l’inverse — mais aussi le même type de médiation réflexive caractéristique qu’on retrouve ailleurs dans la relation force de travail – capital. Les profs ne peuvent être des profs que si leurs élèves font le travail que les profs cherchent à leur imposer, qu’ils et elles acceptent leur autorité et se considèrent comme des élèves.
Malheureusement, non seulement bon nombre de personnes permettent à cette relation de les définir en tant qu’étudiantes, mais elles acceptent également les notes imposées par le personnel enseignant comme des mesures quantitatives légitimes de leur qualité d’étudiante, c’est-à-dire de leurs capacités et de leurs connaissances. Les notes élevées renforcent l’ego; les notes basses provoquent l’anxiété et la dépression — un problème chronique et endémique. De même, trop d’enseignants et enseignantes acceptent le pouvoir qu’ils et elles ont sur les élèves et n’ont aucun problème à les classer quantitativement avec des notes, à récompenser le travail et à punir le refus de travailler. Là encore, les enseignants et enseignantes se jugent trop facilement en fonction de la mesure dans laquelle ils et elles ont réussi à faire faire aux élèves le travail qu’ils et elles ont voulu leur imposer et/ou de la mesure dans laquelle ces élèves ont réussi à atteindre ou à dépasser les objectifs qui leur avaient été fixés.
Bien sûr, tout comme les enseignants et enseignantes salarié·e·s (et les autres travailleurs et travailleuses salarié·e·s d’ailleurs) peuvent refuser le commandement capitaliste et subvertir ou se retirer de la relation (subvertir en aidant réellement les élèves à apprendre plutôt qu’en leur imposant du travail et se retirer soit temporairement en faisant la grève, comme celle qui a eu lieu récemment à Chicago, soit définitivement, comme par exemple le taux élevé d’abandon des enseignants et enseignantes qui fuient leurs longues et intenses heures de travail et leur faible rémunération), les étudiants et étudiantes non salarié·e·s peuvent également faire de même, soit individuellement (tricherie, absentéisme ou abandon — généralement marqué par un comportement déviant ou délinquant), soit collectivement (mouvements étudiants visant à modifier le contenu et la structure de l’éducation, à refuser des coûts plus élevés ou à créer des espaces libres pour l’apprentissage, par exemple les récentes luttes étudiantes au Québec [en 2012]), refuser de faire le travail que leurs enseignants et enseignantes leur imposent et libérer du temps et de l’énergie pour un apprentissage autonome. Comme plusieurs d’entre nous l’ont découvert, nous avons souvent appris bien davantage pendant ces retraits que nous ne l’avons jamais fait en classe ou penchés sur les préparations de cours et sur les devoirs en dehors de la salle de classe. En bref, ce moment dialectique de médiation réflexive peut être, et a été, rompu par les non-salarié·e·s, tout comme il peut être, et a été, rompu par les salarié·e·s.

À la deuxième étape de l’analyse de la forme de la valeur par Marx, dans les passages sur la forme élargie, l’accent est à nouveau mis principalement sur les relations qualitatives, mais l’une d’entre elles a une dimension pleinement quantitative. Alors que, dans la forme simple, la relation d’échange entre X et Y, ou entre la force de travail et le capital, était aléatoire et individuelle, dans la forme élargie, nous pouvons observer la potentialité pour la relation d’exister, ou d’être imposée, à travers le monde entier des marchandises, y compris l’intégralité du marché du travail. En termes de classe, les travailleurs et travailleuses ont idéalement la possibilité de vendre leur force de travail non seulement à un capitaliste, mais à n’importe quel capitaliste; les capitalistes, d’autre part, s’efforcent de créer un monde où ils peuvent acheter de la main-d’œuvre partout et n’importe où parce que les gens ont été forcés d’entrer sur le marché du travail partout. Comme Marx l’a souligné à la section 4 du chapitre 24 du livre I du Capital, vers la fin de sa discussion sur « l’accumulation primitive », le colonialisme était essentiellement l’extension de l’enclosure des communs et l’imposition des marchés du travail dans le monde entier28. Le capitalisme, en d’autres termes, tend à la totalisation, à l’imposition de sa propre façon d’organiser la société partout. Il cherche à convertir toutes les activités humaines en travail de production de marchandises, y compris la production de la force de travail marchande, et à convertir tous les éléments de la vie humaine — tant les choses que les relations — en marchandises. En raison de l’absence de toute limite théorique à la variété des activités humaines ou à la variété des éléments qui jouent des rôles dans ces activités, il n’y a pas de limite théorique à l’expansion capitaliste; elle est donc, au moins potentiellement, infinie (une tendance qui, depuis longtemps, a été joliment capturée par de nombreux romans et films de science-fiction qui ont dépeint le capitalisme en expansion extra-planétaire29). Dans le langage de la théorie littéraire post-structuraliste, le capital (et non Marx) a cherché à imposer son propre « grand récit », non seulement sur ce bas monde, mais éventuellement sur l’ensemble de l’univers.
En même temps, bien sûr, chaque résistance victorieuse à la marchandisation, chaque défense victorieuse des communs, chaque refus victorieux du travail, que ce soit à l’usine, au bureau, à l’école ou à la maison, ont créé une autre limite à l’expansion capitaliste, ont contrecarré sa capacité à se totaliser et à s’étendre indéfiniment. Le problème, écrit Marx, avec la forme élargie comme représentation de la tendance du capital à la totalisation et à l’expansion infinie, c’est qu’elle n’est qu’un patchwork ou une mosaïque de relations multipliées, mais toujours distinctes; c’est, selon les termes de Hegel, un « mauvais infini ».
À la troisième étape de l’analyse de la forme de la valeur par Marx, le mauvais infini de la forme étendue est surmonté dans la forme générale. Ce dépassement est réalisé par Marx, qui souligne que si toute marchandise peut être échangée contre n’importe quelle autre, ou dans le cas du marché du travail, si la force de travail de n’importe quel individu ou groupe peut être vendue à n’importe quel capitaliste, alors une marchandise particulière, ou le capital en général, peut servir d’équivalent universel qui exprime la valeur de la marchandise vendue (par exemple, la force de travail). Une fois encore, l’accent est mis sur la qualité particulière des relations. Dans ce cas, l’équivalent universel joue également le rôle de médiateur universel entre tout le reste. En termes de relation de classe, le capital cherche à servir de médiateur entre tous les membres de la classe ouvrière ou des groupes de travailleurs et travailleuses. Nous retrouvons ici l’analyse de Hegel sur la médiation syllogistique — où la relation entre deux choses est médiatisée par une troisième — tirée directement du Livre du concept30 et appliquée au monde des marchandises qui, dans le capitalisme, n’inclut pas seulement le marché du travail et ses relations de classe antagonistes, mais les présuppose.
Comment le capital médiatise-t-il la relation entre la classe ouvrière et lui-même sur le marché du travail ? Bien que le salaire (son octroi ou sa rétention) ait été le véhicule central, celui-ci a été complété par beaucoup d’autres véhicules — y compris l’utilisation répressive de la force (gros bras de la compagnie, police ou armée), le droit du travail pour imposer les contrats, la segmentation du marché du travail dans lequel certains travailleurs et travailleuses sont embauché·e·s directement et alors que d’autres sont embauché·e·s par le biais de diverses formes d’externalisation, par exemple, via des agences de placement qui font le travail habituel des agents des ressources humaines, en triant et en passant au crible les candidatures à l’emploi pour trouver ceux et celles qui sont les plus disposé·e·s à travailler. La différence entre les modes d’embauche peut être structurée en fonction de la race, de l’ethnicité, du sexe ou de l’âge, par exemple, il est courant aux États-Unis que les employeurs embauchent de la main-d’œuvre immigrée bon marché par le biais d’entrepreneurs informels. Les écoles et les agences d’évaluation indépendantes servent de médiation entre les employeurs et les employé·e·s potentiel·le·s lorsque les offres d’emploi sont subordonnées à diverses formes de certification. Lorsque des membres de la famille sont salarié·e·s et d’autres non, les besoins de ces derniers sont utilisés pour faire pression sur ceux et celles qui cherchent du travail afin qu’ils et elles acceptent des salaires bas et de mauvaises conditions de travail. L’idéologie, les médias de masse, les divisions raciale, ethnique et genrée de la main-d’œuvre sont tous utilisés pour médiatiser la relation de classe.
Au-delà du marché du travail, autant dans le domaine du travail salarié de production que dans celui du travail non salarié de reproduction, nous retrouvons le capital qui cherche à imposer encore et encore ces types de médiation. Sur le lieu de travail, le capital a traditionnellement insisté sur son autorité — ce que Marx appelait son despotisme et que l’on appelle aux États-Unis la « prérogative managériale »31 — pour organiser les moindres détails de la production et ainsi arbitrer la relation entre travailleurs/travailleuses, outils et machines d’une part et entre les travailleurs et travailleuses d’autre part. Là où le capital a réussi à payer certains travailleurs et travailleuses plus et d’autres moins en fonction de l’âge, du sexe, de la race ou d’autres critères, les tâches sont réparties selon des critères similaires, par exemple, la population locale obtient les emplois les mieux payés et les personnes immigrantes les emplois les moins payés. Dans une telle hiérarchie d’emplois, le capital cherche à utiliser chaque niveau pour servir de médiateur, c’est-à-dire aider à contrôler et à absorber la colère de ceux et celles qui sont en dessous de lui. Lorsque les travailleurs et travailleuses ont eu le pouvoir d’imposer au capital les syndicats et la négociation collective, ce dernier a également cherché à transformer ces syndicats en véhicules de médiation dans lesquels les responsables syndicaux, des délégué·e·s aux grands patrons des syndicats, servent les entreprises en amenant les travailleurs et travailleuses de la base à respecter les conventions collectives (même si leurs employeurs ne le font pas), parfois en utilisant la persuasion et parfois la violence. En dehors du travail, à l’école et à la maison, le capital a également cherché à organiser les choses de manière à pouvoir réguler/médiatiser les relations de reproduction.
J’ai déjà souligné l’intervention systématique des entreprises dans l’enseignement; une partie de cette intervention a impliqué la médiation de la relation entre le personnel enseignant et les étudiants et étudiantes en façonnant les programmes et les tests et en plaçant une direction au-dessus du personnel enseignant et la population étudiante, avec le pouvoir d’imposer des règles qui les opposent les uns aux autres, par exemple, en forçant le personnel enseignant à imposer du travail, on oppose le personnel enseignant aux étudiants et étudiantes; ou encore en utilisant les évaluations faite par les étudiants et étudiantes contre le personnel enseignant, on oppose les uns aux autres. Comme Hegel l’a souligné, la médiation syllogistique complète exige que dans tout schéma triadique, chaque moment sert de médiateur aux relations entre les deux autres. Dans le cas qui nous concerne, le schéma ‘direction / personnel enseignant / étudiants et étudiantes’ — ‘capital’ tend à organiser les écoles de sorte que chaque groupe serve de médiateur aux relations entre les deux autres32.
Dans les foyers, le capital a fait de même, par le biais de l’État, en élaborant des lois pour définir le mariage et la famille, des lois pour réglementer les relations intrafamiliales et la distribution des salaires de manière à diviser la famille entre salarié·e·s et non-salarié·e·s et à les monter les uns contre les autres — empoisonnant ainsi les relations entre les marié·e·s et entre les parents et les enfants. Les maris salariés sont censés contrôler leurs épouses non salariées; les deux parents sont censé·e·s contrôler leurs enfants. Contrôler les femmes non salariées signifie s’assurer qu’elles effectuent le travail ménager de production (la procréation) et de reproduction de la force de travail — celle de leurs maris, d’elles-mêmes et de leurs enfants. Contrôler les enfants non salariés, c’est les élever pour qu’ils acceptent le mode de vie capitaliste, en partie en jouant les agents et agentes de surveillance et les moniteurs et monitrices de la salle d’étude, c’est-à-dire de s’assurer que leurs enfants vont effectivement à l’école et font leurs devoirs. Le non-respect de ces obligations est généralement puni par la loi.
Encore une fois, pour chaque médiation imposée, il existe la possibilité de sa rupture par une lutte qui peut contourner ou détruire les mécanismes de médiation existants. Sur le marché du travail, la rupture la plus évidente est le retrait pur et simple de la participation par le refus de chercher un emploi. Aux États-Unis, obtenir de l’État des indemnités de chômage tout en faisant semblant de chercher du travail est devenu, pour certaines personnes, un art. Sur le lieu de travail, l’appropriation directe des choses et du temps, y compris l’utilisation d’équipements appartenant au capital à des fins non professionnelles, rompt les tentatives du capital de médiatiser et de contrôler le lieu de travail salarié. Les grèves sauvages constituent un refus de la médiation de la bureaucratie syndicale et des contrats de travail existants. Les grèves étudiantes constituent un refus de la médiation des enseignants et enseignantes, des « représentants » et « représentantes » dans les gouvernements étudiants [ou associations étudiantes reconnues], des programmes scolaires et des directions officielles33. Le mouvement des femmes a refusé à plusieurs reprises la médiation des hommes, des lois sur le mariage et des définitions commerciales de la beauté — toutes façonnées par le capital pour servir de médiation et pour maintenir une hiérarchie des sexes au détriment des femmes. Les mouvements pour les droits civiques qui, aux États-Unis, ont commencé avec les noir·e·s mais se sont rapidement étendus aux hispaniques, aux autochtones et aux asiatiques, ont tous refusé et rompu les médiations légales et extra-légales qui ont organisé les hiérarchies raciales et ethniques.

À la quatrième et dernière étape de son analyse de la forme de la valeur, dans les passages sur la forme monétaire, Marx soutient que l’équivalent universel qui vient exprimer la valeur de toutes les marchandises est l’argent. Ce qui est vrai pour toutes les marchandises est également vrai pour la marchandise-force de travail dont la valeur est exprimée par sa valeur monétaire, son prix, par exemple, le salaire34. Autrement dit, de tous les médiateurs que le capital utilise pour gérer les relations entre les choses et entre les gens, l’argent est le plus répandu. La forme-prix est donc un moment de la forme-argent plus complète. Qualitativement, toutes personnes qui gagnent un salaire en vendant leur force de travail au capital sont dans une situation similaire. Quantitativement, le montant de leur salaire ou de leur traitement mesure à la fois la valeur de leur force de travail et leur valeur pour le capital, tout en les situant dans une hiérarchie élaborée de revenus monétaires conçue pour les opposer les unes aux autres de manière à ce qu’elles puissent toutes être contrôlées, c’est-à-dire maintenues au travail et sur le marché du travail.
Comme Marx l’affirme à la section 3 du chapitre 4 du livre I du Capital, la valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire allouée à la production de tout ce qui est nécessaire à sa reproduction, c’est-à-dire le travail requis pour produire les moyens de reproduction, aussi simples ou complexes soient-ils, pour toute fraction de la force de travail à tout moment de l’histoire. Le salaire, versé aux travailleurs et travailleuses, est destiné à être utilisé pour acheter des produits de première nécessité. À son époque, Marx, comme les économistes politiques classiques avant lui, pouvait aisément appeler les moyens de reproduction les « moyens de subsistance » et parler d’un « salaire de subsistance » — étant donné qu’un grand nombre de travailleurs et travailleuses vivaient très près du simple niveau de subsistance biologique, leur revenu s’élevant un peu au-dessus de ce niveau lorsque les marchés du travail étaient tendus, mais tombant trop souvent en dessous du niveau de subsistance biologique lorsque la demande de main-d’œuvre diminuait. Avec peu ou pas d’économies, les travailleurs et travailleuses licencié·e·s et faiblement rémunéré·e·s souffraient de malnutrition, de famine et de maladies35. Pourtant, au fil du temps, certains travailleurs et certaines travailleuses se sont suffisamment bien organisé·e·s pour lutter avec succès pour des salaires plus élevés — tout comme ils et elles se sont battu·e·s pour des heures de travail plus courtes — et ont ainsi fait augmenter la valeur de leur force de travail au-dessus de la subsistance biologique, forçant le capital à allouer une plus grande partie du travail à la production de biens et de services que ces travailleurs et travailleuses avaient le pouvoir de rendre nécessaires pour qu’ils et elles continuent à vouloir et à pouvoir travailler36. D’autres travailleurs et travailleuses, moins bien organisé·e·s pour quelque raison que ce soit, ont été moins capables d’imposer des salaires plus élevés et, au fil de l’évolution de ce succès relatif et différencié, le capital a façonné sa hiérarchie salariale — une hiérarchie qui s’étendrait de la simple subsistance à ce que nous appelons aujourd’hui la classe moyenne.
Tout au long de ce processus historique, il y a toujours eu des non-salarié·e·s, qui ne gagnent ni salaire ni traitement en échange de la vente de leur force de travail. Ces personnes, qu’elles soient issues des enclosures qui forcent les fermiers indépendants à quitter leurs terres ou de la croissance démographique, constituent une « armée de réserve », selon le vocable employé au chapitre 23 du livre I du Capital, qui doit toujours recevoir une sorte de revenu ou mourir. Ce revenu peut être dérivé du salaire de quelqu’un d’autre, par exemple, le revenu des conjointes ou des enfants au foyer. Il peut être accordé par l’État, par exemple dans le cadre des lois sur les pauvres, des allocations familiales, des prestations d’aide sociale, des services publics, des cantines scolaires. Il peut être mis à disposition par des organisations non gouvernementales, par exemple, des organisations caritatives qui organisent des soupes populaires ou des gîtes pour les sans-abri. Le revenu non salarial peut également être obtenu par la production autonome, par exemple la production de subsistance des paysans et paysannes, le jardinage familial ou communautaire, la participation non capitaliste aux marchés, par exemple la vente de l’excédent de production domestique, la vente ambulante et le colportage de biens ou de services dans le secteur informel urbain, la mendicité ou l’appropriation directe, par exemple le vol. Ici aussi, le capital, par le biais d’une variété d’institutions médiatrices, de lois et de services de police, cherche à organiser et à contrôler l’ensemble de ces activités.
À ce que j’ai déjà dit sur la façon dont le capital cherche à organiser les non-salarié·e·s dans les écoles (les étudiantes et étudiants), permettez-moi d’ajouter deux éléments : premièrement, alors qu’aux niveaux inférieurs, la grande majorité des étudiants et étudiantes sont clairement non-salarié·e·s, aux États-Unis au moins, dans ce qu’on appelle les études supérieures où les étudiants et étudiantes travaillent pour obtenir des « maîtrise » et des « doctorats », certains étudiants et certaines étudiantes sont effectivement salarié·e·s, par exemple les assistants et assistantes d’enseignement et de recherche, tandis que d’autres ne le sont pas — une situation qui, ceteris paribus, divise et affaiblit la capacité des étudiants et étudiantes des cycles supérieurs à s’organiser collectivement. Ainsi, l’octroi ou la rétention de ces salaires fournit une autre forme de médiation pour gérer les étudiants et étudiantes. Deuxièmement, l’argent sert de médiateur dans la relation entre le capital et les étudiants et étudiantes, non seulement dans le paiement des salaires des professeur·e·s, des membres de l’administration et de certains étudiants et certaines étudiantes, mais aussi dans l’importance et la structure des dépenses de l’État et du secteur privé pour les écoles. Dans des périodes telles que la fin des années 1950 et les années 1960, l’investissement du gouvernement américain dans le développement du « capital humain » signifiait dépenser de l’argent pour développer la production de la force de travail afin d’améliorer la productivité et de stimuler l’accumulation37. Au fur et à mesure que ces dépenses ont augmenté, l’argent a joué un rôle de plus en plus important en tant que médiateur entre le capital et les étudiants et étudiantes. Ces dernières années, alors que l’imposition de l’austérité a entraîné une réduction des dépenses publiques dans les écoles, le secteur privé a augmenté ses dépenses dans le cadre d’une stratégie à long terme visant à subordonner davantage le travail académique à ses besoins38.
Au-delà du système éducatif, les efforts capitalistes pour médiatiser les luttes des travailleurs et travailleuses non salarié·e·s (principalement en milieux urbains) qui ont soit abandonné l’école, soit terminé leur scolarité, ont aussi souvent impliqué la manipulation de l’argent, par le biais des programmes d’aide sociale de l’État. Conçus à l’origine dans les années 1930 comme une socialisation des coûts d’un changement économique, puis conçus dans les années 1950 comme des investissements visant à améliorer la qualité de la main-d’œuvre, ces programmes ont été considérablement étendus en réponse aux soulèvements urbains des années 1960, qui ont éclaté d’un bout à l’autre du pays, dans le but d’éviter de nouvelles révoltes. À l’époque, j’étais étudiant et j’occupais un emploi temporaire à l’Office of Economic Opportunity à Washington, D.C. Jour après jour, alors que Watts (un quartier noir de Los Angeles) brûlait, j’écoutais les économistes du gouvernement discuter de la manière de structurer le soutien au revenu de façon à ce qu’il soit suffisamment élevé pour éviter de nouveaux soulèvements, mais suffisamment bas pour inciter les personnes non rémunérées à chercher un emploi rémunéré39. La plupart des discussions portaient sur la meilleure façon de dépenser l’argent pour atteindre ces objectifs. Certains étaient favorables à un « impôt négatif sur le revenu », selon lequel les personnes dont le revenu était jugé trop faible recevraient simplement un chèque par la poste. D’autres soutenaient une variété de programmes impliquant des contrôles plus stricts des bénéficiaires, par exemple l’aide aux enfants à charge où les parents pouvaient être étroitement surveillés, ou les programmes d’action communautaire conçus pour canaliser les énergies de la lutte sous des formes plus faciles à gérer.
Dans tous ces cas, nous pouvons percevoir comment l’organisation capitaliste de la société entière en une machine de travail globale implique un ensemble complexe de médiations syllogistiques soigneusement structurées — sous la forme d’une grande variété d’institutions et de manières d’utiliser l’argent — conçues pour que chaque personne dans la société continue à travailler, qu’elle soit ou non à l’emploi.
Cependant, une fois encore, ce n’est pas parce que le capital paie des salaires pour embaucher la force de travail directement, ou qu’il façonne sa formation indirectement par la structuration de la consommation, ou par des dépenses privées ou publiques d’argent pour les écoles, l’aide sociale, etc. que de telles utilisations de l’argent garantissent les résultats escomptés. Lorsque, au chapitre 2, Marx s’appuie sur l’analyse de la propriété et du contrat faite par Hegel dans les Principes de la philosophie du droit pour faire entrer les êtres humains dans le schéma en tant que propriétaires et échangeurs de marchandises, puis, au chapitre 3, réintroduit la médiation syllogistique en établissant la distinction entre le simple échange de marchandises, par exemple M-A-M où l’argent sert simplement de moyen d’obtenir des biens de consommation, et l’échange capitaliste A-M-A’ où l’argent constitue à la fois le moyen et l’objectif de l’échange, on nous donne les premières représentations du type d’échange caractéristique du marché du travail discuté à la section 3 du chapitre 4.
C’est là, enfin, qu’il arrive à la forme la plus importante de M-A-M : T-A-M, où T = force de travail, A = salaire en argent et M = moyens de subsistance ou biens et services de consommation que les travailleurs et travailleuses achètent avec leur salaire. T-A, bien sûr, représente le même échange que A-T, ou l’embauche de travailleurs et travailleuses dans le cadre de la dépense capitaliste d’argent en tant que capital40. Cette dépense, tel qu’indiqué ci-dessus, vise à fournir aux travailleurs et travailleuses les moyens monétaires d’acheter suffisamment de biens de consommation (M) pour reproduire leur volonté et leur capacité à travailler. Comme je l’ai soutenu ailleurs, si les choses se déroulent selon les plans du capital, alors la consommation est réduite au travail de production de la force de travail. Dans de tels cas, à l’exposition de Marx (dans le volume II du Capital) des « circuits » du capital, nous pouvons ajouter un circuit de la reproduction de la force de travail : T-A-M … P … T* qui décrit comment la consommation doit être convertie en production de force de travail pour qu’elle soit disponible sur le marché au stade suivant41. Si on juxtapose les deux circuits, T-A-M et T-A-M … P … T*, nous pouvons percevoir le premier non pas comme une version incomplète du second, mais comme représentant un point de vue de classe opposé.
Pour les personnes qui vendent leur force de travail contre un salaire en argent (T-A), ce salaire peut n’être qu’un moyen d’acquérir les moyens de subsistance ou biens de consommation (A-M) nécessaires à leur survie et à l’élaboration de leur plan de vie. Comme pour M-A-M en général, les fins auxquelles les salaires sont destinés peuvent être très différentes de celles prévues par les capitalistes qui les paient. Certes, les capitalistes essaient de structurer la consommation de manière à ce qu’elle serve uniquement à reproduire la force de travail, mais ils n’y parviennent pas toujours. Parfois, leurs échecs sont dus à la subversion des salaires réalisée par leur dépense d’une manière qui ne reproduit pas la force de travail. Les exemples d’une telle subversion sont innombrables. Certains sont spectaculaires, comme lorsque les salaires sont utilisés pour acheter des armes qui sont ensuite utilisées dans des soulèvements révolutionnaires contre l’ordre capitaliste42. D’autres utilisations sont beaucoup moins spectaculaires, mais non moins subversives. Lorsque les salaires sont suffisamment élevés pour permettre l’épargne, les travailleurs et travailleuses utilisent souvent leurs salaires pour éviter de travailler, individuellement en quittant leur emploi et en prenant des vacances, collectivement par le biais de fonds de grève utilisés pour les soutenir pendant des débrayages prolongés et de fonds de pension qui permettent une retraite anticipée. Pratiquement toutes les utilisations des salaires monétaires qui financent le détournement du temps et de l’énergie du travail et la reproduction de la force de travail subvertissent la dépense de cet argent par l’employeur en tant que capital.
Il en va de même pour les sommes dépensées via d’autres canaux dans le but de reproduire la force de travail, par exemple les dépenses d’éducation et de protection sociale en tant qu’investissements dans le « capital humain ». Il s’est avéré qu’une grande partie de l’argent consacré à l’éducation dans ce but durant les années 1960 aux États-Unis a été subvertie par les étudiants et étudiantes qui l’ont utilisée pour financer leurs luttes contre l’école et le travail scolaire, contre les guerres en Asie du Sud-Est et contre la discrimination raciale et ethnique. À cette époque, des luttes plus ou moins similaires sont apparues dans de nombreux autres pays du monde. Il en va de même pour les dépenses de l’État-providence : ces programmes ont été progressivement subvertis par les « poor people’s movements » et transformés en vecteurs de leurs luttes43.
Au-delà de cette subversion des salaires monétaires par la négative, les gens utilisent également l’argent pour financer leurs propres formes créatives d’auto-activité ou d’auto-valorisation, dans lesquelles ils élaborent des manières d’être qui constituent des alternatives à celles caractéristiques de la société capitaliste. Aux États-Unis, le « mouvement » des années 1960 comprenait une « révolution culturelle » — pas seulement dans la contestation des institutions existantes, comme les écoles, les programmes d’aide sociale ou la discrimination systémique — mais dans la découverte, l’invention et l’expérimentation de toutes sortes de manières d’être qui offraient des alternatives au travail pour le compte des capitalistes et à la reproduction de la vie comme force de travail. De Woodstock sur la côte Est à Haight-Ashbury sur la côte Ouest, les jeunes, et bon nombre de leurs aîné·e·s, ont consacré leurs salaires, leur temps et leur énergie à l’exploration d’alternatives aux pratiques qu’ils et elles avaient fini par mépriser et auxquelles ils et elles s’opposaient. Bien que, avec le temps, le « mouvement » en tant qu’activité de masse identifiable ait disparu, cette invention et cette expérimentation n’ont pas disparues. Toute enquête sérieuse sur la multiplicité et la diversité des luttes qui remettent en cause tel ou tel aspect de l’organisation de la société par le capitalisme révèle également comment les protestations sont complétées par la création d’alternatives et par des efforts pour les faire circuler et les élargir.
Tout cela, je le maintiens, démontre comment la théorie de l’argent de Marx nous aide à situer l’argent dans les relations de classe antagonistes du capitalisme et à le reconnaître comme un terrain de lutte hautement contesté.

La financiarisation
L’une des définitions de la « financiarisation » de l’économie est le déplacement de l’investissement et de la réalisation de profits de l’industrie et du commerce vers le secteur financier, ce dernier étant généralement considéré comme comprenant plusieurs types d’activités financières, toutes associées à la fourniture et à la manipulation de l’argent. Avant l’époque de Hegel et de Marx, le secteur financier était principalement composé d’usuriers qui prêtaient de l’argent aux particuliers, de banques qui prêtaient de l’argent aux gouvernements et aux commerçants et de compagnies d’assurance qui fournissaient des assurances de diverses sortes, par exemple contre les pertes commerciales. L’expansion du commerce et de la finance a été accompagnée d’un élargissement du rôle de l’État dans l’émission et la supervision de la monnaie et des diverses institutions financières qui la gèrent. Avec l’industrialisation rapide de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle, fondée sur l’essor de l’industrie manufacturière, alimentée par une agriculture capitaliste de plus en plus commercialisée, le secteur financier a de plus en plus été orienté vers le financement des investissements dans ces industries. Ce processus s’est accéléré avec l’essor rapide des sociétés par actions et du marché boursier. Cependant, pour l’essentiel, l’épargne, le prêt et l’emprunt étaient des activités des capitalistes et de l’État à une époque où la plupart des salaires de la classe ouvrière étaient trop bas pour permettre l’épargne, où les travailleurs et travailleuses disposaient de peu de richesses matérielles pouvant servir de garantie et où les possibilités d’emprunt offertes aux travailleurs et travailleuses se limitaient aux ami·e·s, aux prêteurs sur gage et aux usuriers.
Marx a étudié de près ces développements; il a pris un nombre important de notes (dont beaucoup ont été rassemblées par Engels pour former les sections du livre III du Capital traitant du capital financier) et a écrit de nombreux articles de journaux retraçant les différents rôles du secteur financier et des politiques monétaires des États dans les hauts et les bas de l’accumulation du capital. Grâce à cette étude, il a découvert que le capital financier — lorsqu’il finançait l’industrie — jouait souvent un rôle essentiel pour surmonter les difficultés liées aux pénuries périodiques d’argent. L’argent pouvait être emprunté pour compléter les profits internes afin de financer les investissements réels dans la production; pour financer le commerce; et pour couvrir toutes sortes de besoins à court terme. Parfois, les employeurs avaient besoin d’emprunter de l’argent pour gérer leurs relations avec les travailleurs et travailleuses, par exemple pour payer les salaires. Parfois, ils avaient besoin d’argent pour traiter entre eux, par exemple pour acheter de nouveaux approvisionnements en matières premières ou pour couvrir des dettes à court terme. Dans les deux cas, l’emprunt d’argent permettait de gagner du temps pour surmonter les goulots d’étranglement dans les circuits du capital.
Éventuellement, à la suite du krach boursier de 1929 et de la Grande Dépression des années 1930, des règles juridiques telles que le Banking Act de 1933 qui, entre autres choses, séparait la banque d’investissement de la banque commerciale, a fortement limité le degré auquel de nombreuses institutions financières pouvaient utiliser leur argent à des fins spéculatives. Ces réglementations, associées à la création préalable aux États-Unis d’une puissante banque centrale (le Federal Reserve System, composé d’un conseil d’administration et de douze banques de réserve régionales) et à l’adoption de théories et de politiques macroéconomiques keynésiennes, ont non seulement éliminé en grande partie ces brusques mouvements de d’expension et de contraction pendant la période keynésienne, ou fordiste, des années 1940 à 1960, mais ont également fourni au gouvernement fédéral les moyens institutionnels de manipuler les politiques monétaires de manière à compléter les politiques fiscales, c’est-à-dire les politiques de dépenses et d’impôts visant un « fin réglage » de l’économie, selon le jargon des économistes.
Du point de vue des relations de classe, cependant, ce que les politiques monétaires et fiscales essayaient de « régler » était l’équilibre du pouvoir de classe dans le procès d’accumulation — compris non seulement en termes de croissance du PNB ou du PIB, mais en termes d’accumulation des relations de classe toujours antagonistes dans la lutte. En effet, dans les années 1930, la montée en flèche du chômage s’est accompagnée d’une formidable mobilisation de la classe ouvrière, qui a formé de nouveaux syndicats industriels pour traiter avec les employeurs et qui a exigé de nouveaux programmes sociaux pour protéger les travailleurs et travailleuses confronté·e·s au chômage et à la perte de revenus pour des raisons indépendantes de leur volonté. La réponse du gouvernement américain à ces demandes a été un « new deal » — pour reprendre le terme du président Roosevelt — dans lequel les secteurs clés de l’industrie capitaliste ont été contraints, par une nouvelle législation fédérale du travail, d’accepter les luttes ouvrières et leurs demandes de reconnaissance syndicale, de négocier collectivement avec les travailleurs et travailleuses les heures de travail, les salaires et les avantages sociaux et d’organiser les investissements de manière à augmenter suffisamment la productivité pour payer les augmentations de salaires et autres avantages. En bref, les capitalistes devaient accepter, et leur accumulation devait être organisée sur la base d’un nouveau niveau de pouvoir de la classe ouvrière dans lequel les heures de travail seraient fixées à environ 40 heures par semaine, le travail à l’usine serait régi par des règles de travail convenues et les salaires et avantages des travailleurs et travailleuses augmenteraient de manière à partager le fruit des augmentations de productivité. Ces concessions, cependant, ne devaient être accordées que dans la mesure où les syndicats acceptaient également de collaborer aux changements technologiques nécessaires à l’augmentation de la productivité et où les délégué·e·s des syndicats travailleraient avec les cadres de l’entreprise pour garantir l’adhésion des travailleurs et travailleuses aux nouvelles règles.
Si ces nouveaux accords industriels ont largement contribué à stabiliser les relations de classe au niveau de la production, ils n’ont constitué qu’une partie de ce qui est apparu comme un nouvel ordre keynésien (à bien des égards, une généralisation et un raffinement des accords que Henry Ford avait conclus avec les ouvriers et ouvrières de ses usines de production de masse — d’où la préférence de certains pour qualifier la période de « fordiste ») dans lequel la politique monétaire visait à maintenir les taux d’intérêt à un niveau bas afin d’encourager les investissements réels destinés à accroître la productivité, tandis que la politique fiscale s’articulait autour de toute une série de programmes conçus pour équilibrer la balance du pouvoir de classe dans l’ensemble de la société américaine en soutenant l’expansion de la consommation, d’une part, et l’innovation technologique et la croissance de la productivité, d’autre part. Ainsi, les négociations collectives récurrentes et les « accords de productivité » spécifiques à l’industrie ont été complétés par de nouveaux programmes d’État conçus pour socialiser les coûts du changement pour les travailleurs et travailleuses, par exemple, la sécurité sociale, l’indemnisation du chômage, l’aide sociale pour les pauvres et d’autres programmes publiques qui ont canalisé l’argent vers la recherche et le développement de nouvelles technologies — de l’agriculture à l’énergie nucléaire — tout en maintenant plus ou moins le plein emploi44.
Dans ce contexte national, la réglementation du secteur financier a confiné ce dernier à un rôle subalterne soutenant la stratégie keynésienne globale de gestion de la dynamique du conflit de classes. Bien que les marchés boursiers et obligataires aient fourni un moyen — par le biais d’offres initiales — de concentrer l’argent pour l’investissement en capital, les principales sources d’argent pour l’investissement réel étaient les bénéfices non répartis des sociétés industrielles45.
Au-delà du contexte national, cependant, la réglementation était beaucoup moins importante. Le rôle de plus en plus dominant des États-Unis pendant et après la Seconde Guerre mondiale, le succès des luttes anticoloniales et l’émergence de la guerre froide ont permis aux décideurs américains d’imposer et de maintenir, pendant de nombreuses années, un système monétaire international fondé sur des taux de change fixes dans lequel le dollar jouait un rôle privilégié. Ce système présupposait et dépendait, pour sa stabilité, non seulement du rôle d’emprunteur en dernier ressort du Fonds monétaire international, mais aussi de la capacité des États-nations à mettre en œuvre des politiques monétaires et fiscales afin d’ajuster leurs comptes internationaux et de maintenir la stabilité de leurs relations de classe internes. Lorsque les gouvernements locaux ont échoué dans ces efforts, le FMI a accordé des prêts à court terme et les États-Unis utilisaient l’aide bilatérale, les conseillers civils et parfois les conseillers militaires pour mener à bien la construction de la nation de même que, lorsque cela a été jugé nécessaire, des programmes et des guerres contre-insurrectionnelles.
Au fil de l’évolution de ce système international dans les années 1950 et 1960, le rôle du dollar, en tant que monnaie internationale, s’est développé rapidement, éclipsant non seulement les autres devises, mais aussi l’or, même si le taux de change dollar-or est demeuré fixe. L’expansion des avoirs en dollars des banques centrales en tant que monnaies de réserve s’est accompagnée d’une expansion encore plus rapide des avoirs en dollars des sociétés financières et non financières — des dollars qui ont été utilisés par les sociétés multinationales pour financer le commerce et les investissements privés à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales. C’est ainsi que sont apparus, d’abord, un marché de l’eurodollar, ensuite, un marché asiatique du dollar, où des quantités toujours plus grandes de devises sont échangées. Contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis et dans d’autres pays, ces marchés monétaires internationaux sont, en grande partie, non réglementés, et les réglementations qui ont existé, par exemple les limitations imposées à la propriété étrangère des entreprises locales ou au rapatriement des bénéfices par les sociétés étrangères, ont été progressivement érodées sous la pression des sociétés multinationales, du gouvernement des États-Unis et des institutions capitalistes internationales telles que le FMI et la Banque mondiale.
Éventuellement, la quantité croissante de dollars détenus et échangés en dehors des États-Unis a été contestée par les gouvernements européens et asiatiques, par exemple la France, l’Allemagne et le Japon, qui ont fait remarquer que la croissance des avoirs internationaux en dollars dépend des déficits chroniques, et finalement insoutenables, de la balance des paiements américaine. Ils ont également accusé les entreprises américaines de profiter du rôle du dollar pour racheter l’industrie locale et le gouvernement américain d’exporter l’inflation et, ce faisant, de paralyser leur capacité à utiliser la politique monétaire à des fins domestiques, c’est-à-dire pour gérer leurs relations de classe internes. Enfin, ils ont souligné l’instabilité croissante des marchés des changes, alors que les gouvernements et les entreprises se sont couverts (en spéculant) contre les variations des taux fixes pour protéger ou accroître la valeur de leurs avoirs monétaires. Les politiques alternatives proposées par ces adversaires sont allées d’une réévaluation du prix de l’or à la création d’une nouvelle monnaie mondiale pour remplacer le dollar. Le gouvernement américain a résisté à toutes ces demandes.
Ces conflits ont atteint leur paroxysme en 1971, lorsque la balance commerciale américaine, en baisse, est finalement devenue déficitaire et qu’une ruée vers le dollar sur les marchés des changes a conduit le président Richard Nixon à séparer le dollar de l’or (mettant ainsi fin au système de taux de change fixes), à imposer un contrôle des salaires et des prix jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale et à imposer une surtaxe sur les importations — violant ainsi le soutien de longue date du gouvernement américain aux objectifs des multinationales de libéraliser toujours davantage les accords commerciaux. Tout cela a clairement constitué une crise monétaire de dimension à la fois nationale et internationale. Cette crise monétaire a également marqué le début de la période néolibérale actuelle, qui comprend la financiarisation progressive de l’économie et des relations entre les classes.
Comment, alors, ma lecture de la théorie de la valeur de Marx nous aide-t-elle à comprendre la nature et les sources de la crise susmentionnée et les changements dans les relations de classe qui ont suivi ? Tout d’abord, elle nous oblige à regarder au-delà des accords et des conflits manifestes entre les États-nations et entre les entreprises et syndicats pour voir comment l’évolution des choses a été déterminée par des changements dans l’équilibre des pouvoirs de classes compris en termes de pouvoir du capital d’imposer le travail par rapport au pouvoir des personnes d’y résister. De percevoir, comme mentionné ci-dessus, comment les mobilisations de la classe ouvrière des années 1930 ont imposé un nouveau contrat dans lequel les gens acceptaient de travailler pendant des heures plus ou moins fixes en échange d’une augmentation des salaires et des avantages est un point de départ utile. Pour l’essentiel, les travailleurs et travailleuses des États-Unis se sont battu·e·s pendant plusieurs décennies pour réduire le nombre d’heures qu’ils et elles devaient travailler pour le capital, faisant lentement et irrégulièrement baisser la semaine de travail moyenne de 75-80 heures à la fin du XIXe siècle à une moyenne d’environ 40 heures. Ce faisant, ils et elles ont obtenu un « week-end » ostensiblement libéré du travail et disponible pour leur propre valorisation, individuelle ou collective46. Pendant un certain temps, la génération qui avait obtenu ces résultats a été disposée à accepter les nouveaux accords.
Au fil du temps, cependant, une nouvelle génération de jeunes travailleurs et travailleuses est entrée sur le marché du travail, qui s’attendait non seulement à voir les salaires continuer à augmenter, mais qui souhaitait également disposer de plus de temps libre pour profiter de ces salaires plus élevés47. Ces désirs sont entrés en conflit avec les directions syndicales qui refusaient de rouvrir la question des heures de travail lors des négociations collectives avec les employeurs. Ces directions syndicales et leurs délégué·e·s étaient effectivement devenu·e·s partie intégrante de la gestion capitaliste, servant de médiation entre les travailleurs et travailleuses et les entreprises. En acceptant de signer des contrats qui fixaient les heures et les règles de travail, elles acceptaient également l’obligation légale de contribuer à leur application. Les directions syndicales disposées à jouer ce rôle ont procédé à des purges de militants actifs et militantes actives; ceux et celles qui sont resté·e·s sont devenu·e·s des exécutifs volontaires de l’imposition capitaliste du travail afin de défendre leur propre position et leur pouvoir. Le résultat inévitable a été l’antagonisme croissant entre la base et les syndicats, antagonisme qui a conduit, d’une part, à toutes sortes de refus de travailler camouflés autant à la direction et aux délégué·e·s des syndicats et, d’autre part, à des efforts manifestes pour former des organisations alternatives afin de défier la direction syndicale, par exemple, Miners for Democracy qui a défié la direction de la United Mine Workers, ou Teamsters for Democracy qui a défié la direction de ce syndicat liée à la mafia. Très vite, le refus caché du travail s’est manifesté sous la forme de grèves sauvages visant non seulement la direction de l’entreprise, mais aussi la direction syndicale. Ces types de conflits ont de plus en plus rompu l’ensemble des médiations qui avaient joué un rôle clé dans la stabilisation des relations entre le capital et le travail au cours de la période keynésienne. Non seulement les demandes de réduction du travail ont remis en cause la capacité du rapport salarial à définir de manière réflexive les personnes comme des travailleurs et travailleuses, mais en combattant et, souvent, en contournant les structures syndicales officielles, ces luttes ont rompu les médiations syllogistiques soigneusement élaborées mises en place pour contrôler la base du travail industriel. Dans l’ensemble de ces cas, le travail est devenu moins malléable, les divisions hiérarchiques basées sur la race et l’ethnie ont été surmontées et le rôle du travail en tant que contrôle social (travail abstrait) a été sapé.
De telles ruptures dans l’utilisation capitaliste de la médiation pour gérer la classe ouvrière se sont également produites en dehors de l’industrie, dans les différents domaines de la reproduction : la communauté, le foyer et l’école. Le mouvement des droits civiques s’est attaqué à la ségrégation comme moyen d’utiliser les blancs et blanches pour contrôler les non-blancs et non-blanches. Le mouvement pour le droit à l’aide sociale s’est battu pour convertir les programmes d’aide sociale en moyens de lutte. Les femmes ont de plus en plus collaboré pour refuser et contester le pouvoir des hommes dans la médiation de leur relation au capital et au salaire. Les étudiants et étudiantes se sont révolté·e·s contre les administrations scolaires tout en refusant la médiation du personnel enseignant. Au fur et à mesure que ces luttes se sont développées, elles se sont influencées les unes, les autres; la révolte contre la discrimination dans la communauté a circulé sur le lieu de travail lorsque des groupes comme la League of Revolutionary Black Workers ont mené l’attaque militante contre le travail et le contrôle capitaliste; le refus de l’autorité masculine à la maison par les femmes a renforcer le refus de l’autorité à l’école par étudiants et étudiantes, et ainsi de suite. La crise s’est accumulée dans l’ensemble de l’usine sociale.
Cette rupture des accords de productivité est également à l’origine de bon nombre des problèmes macroéconomiques mentionnés ci-dessus. Les négociations contractuelles ont continué à donner lieu à des augmentations de salaires et avantages sociaux, mais les perturbations sur le lieu de travail (y compris le sabotage) et le refus croissant des travailleurs et travailleuses de collaborer à des modifications de l’organisation du travail visant à accroître la productivité ont fait que la croissance de la productivité a commencé à être inférieure à celle de la rémunération. Les coûts de production ont donc augmenté et les entreprises ont été contraintes à augmenter les prix pour compenser. C’est l’une des dynamiques fondamentales qui sous-tendent ce que les économistes appellent l’inflation « par les coûts ». À la fin des années 1960, une révolte généralisée contre les structures sociales fabriquées par les capitalistes aux États-Unis et un mouvement contre la guerre croissant ont limité la politique budgétaire et conduit à une politique monétaire accommodante qui a financé l’accélération de l’inflation. C’est cette inflation qui a sapé la compétitivité internationale des biens produits aux États-Unis, réduisant l’excédent commercial au point qu’il est devenu déficitaire en 1971 et qu’il a provoqué la ruée vers le dollar mentionnée ci-dessus. Ces pressions, ainsi que d’autres, notamment la résistance des populations d’Asie du Sud-Est à l’imposition d’un nouvel ordre néocolonial, ont contribué à l’exportation de l’inflation qui a suscité la colère des décideurs européens et les a poussés à contester l’hégémonie américaine. Pour résumer, sous la crise monétaire du début des années 1970 se cache la révolte contre le travail, tant sur le lieu de travail salarié que dans les institutions non salariées organisées pour reproduire la force de travail.
La reconnaissance de ce lien intime entre la lutte contre le travail et contre toutes les médiations et mesures par lesquelles le capital a cherché à subordonner nos vies fournit également une clé pour comprendre toute la séquence de crises monétaires et financières qui a suivi l’effondrement du keynésianisme et de Bretton Woods, que j’ai esquissée dans mon bref commentaire ci-dessus à la Thèse 2. Encore et encore, le capital a manié l’argent d’une manière, puis d’une autre, pour réimposer la discipline au travail et surmonter les crises de la reproduction de la force de travail. Encore et encore, ces stratégies ont été minées par une résistance continue. La financiarisation, ou la dépendance croissante à l’égard de l’industrie financière en tant que domaine le plus fiable pour réaliser des profits, a été une réponse à l’échec de la restauration d’un ordre rentable, c’est-à-dire de l’imposition d’une quantité de travail suffisante, dans d’autres industries telles que l’industrie manufacturière et celle des services — et ce malgré l’externalisation de l’industrie manufacturière et de certains services vers des zones où la main-d’œuvre est moins chère et moins puissante et malgré l’imposition toujours plus vicieuse de l’austérité dans les zones où les travailleurs et travailleuses a eu plus de force.
De nos jours, étant donné la poussée d’un capitalisme pur et dur en Europe et aux Etats-Unis pour utiliser la crise financière comme excuse pour imposer une austérité drastique à certains et certaines — en préparation, vous pouvez en avoir la certitude, de l’austérité pour tous et toutes — les épisodes les plus significatifs de l’utilisation du secteur financier pour imposer le travail et extraire la plus-value (le profit) de ces quarante dernières années sont probablement ceux qui se sont déroulés pendant la crise internationale de la dette des années 1980 et 1990. Ayant écrit à ce sujet ailleurs, je ne veux pas trop m’y attarder, mais simplement souligner que toutes ces mesures exigées par les institutions créancières (principalement les grandes banques multinationales) et soutenues par le FMI et les gouvernements les plus puissants de l’OCDE ont impliqué l’imposition de l’austérité à la classe ouvrière dans un pays après l’autre, d’abord au Mexique, puis en Argentine et au Brésil, puis d’autres encore. Refusant de réduire les dettes artificiellement portées à des niveaux impossibles par les politiques monétaires des nations créancières — à commencer par les États-Unis — les banques et le FMI ont exigé, comme conditions de remboursement de la dette, la réduction des salaires et des avantages sociaux, des licenciements massifs, des attaques contre le crédit à la consommation, l’élimination des programmes sociaux qui soutiennent les travailleurs et travailleuses non salarié·e·s et qui imposent un plancher à la base de la hiérarchie des salaires, la privatisation des industries d’État où les salaires sont relativement élevés, et ainsi de suite. Tout cela en laissant intacts les fonds disponibles pour la répression policière et militaire de la résistance des travailleurs et travailleuses à ces mesures. Ce sont les mêmes types de conditions qui sont maintenant imposées à la Grèce, à l’Espagne et au Portugal. Ce que l’on appelle aujourd’hui les « sauvetages » de ces pays sont en fait des mesures destinées à protéger les profits du secteur financier aux dépens des revenus et du bien-être de la classe ouvrière. Tout comme dans le cas de la précédente crise internationale de la dette, il s’agit de jeux de pouvoir à peine voilés destinés à briser la capacité des travailleurs et travailleuses à lutter pour moins de travail et à restaurer la capacité du capital à l’imposer dans les conditions les plus rentables possibles.
Tout comme les populations des pays dits « débiteurs » ont vaillamment résisté à l’imposition de telles mesures et, par leur résistance, ont limité l’imposition du travail et de la souffrance, les populations de Grèce, d’Espagne et maintenant du Portugal résistent à leur tour. Mais l’expérience de ces luttes dans les années 1980 et 1990 a également montré comment l’incapacité à former un front uni contre ces mesures a permis aux banques et au FMI d’isoler les populations, une par une, pour finalement leur soutirer des centaines de milliards de dollars et leur imposer des souffrances indicibles. Les mêmes banques et le même FMI, soutenus par à peu près les mêmes gouvernements nationaux — en particulier les gouvernements américain et allemand — emploient aujourd’hui les mêmes méthodes en Europe et aux États-Unis pour réaliser un transfert massif de valeur des travailleurs et travailleuses vers les sociétés financières49. Les seules limites à l’infamie de ces attaques sont aujourd’hui les mêmes que par le passé : celles que nous sommes capables d’imposer en résistant, en refusant d’accepter des salaires plus bas, des programmes sociaux vidés de leur substance et une baisse du niveau de vie visant à enrichir davantage les institutions financières et, à travers elles, à donner du pouvoir au capital en général à nos dépens50.
NOTES
1. Cette conception de la crise a d’abord été formulée au début des années 1970 des deux côtés de l’Atlantique — chez les théoriciens italiens de l’autonomie ouvrière ainsi que chez des esprits apparentés en Angleterre, en France et en Amérique du Nord — puis élaborée dans un grand nombre d’articles, de revues et d’ouvrages. Pour un bref aperçu, voir les préfaces et l’introduction de mon livre Reading Capital Politically (2000). ↩
2. Harry Cleaver, »Das Kapital« Politisch Lesen: Eine alternative Interpretation des Marxschen Hauptwerks (2012). ↩
3. Ce passage est également tiré de la préface de l’édition allemande de Reading Capital Politically.↩
4. Parmi les marxistes qui ont inspiré Sweezy, citons Franz Petry, Michael Tugan-Baranowsky, Rudolf Hilferding, Henryk Grossmann, Evgenii Preobrazhenskii et Maurice Dobb. ↩
5. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris : Éditions sociales, 1972. ↩
6. « Il n’est pas nécessaire, écrit Meek, que nous suivions en détail l’analyse plutôt complexe de Marx sur les formes de valeur “élémentaire”, “élargie” et “monétaire”» (p. 173). Il cite ensuite Engels qui dit que tous ces détails ne concernent que la façon dont les problèmes du troc ont été résolus par l’apparition de la monnaie. ↩
7. La publication de Monopoly Capital de Baran et Sweezy a particulièrement déclenché toute une série de critiques de la part de divers marxistes plus ou moins orthodoxes tels que Mario Cogoy, David Laibman et David Yaffe, ainsi que de divers « économistes radicaux » autoproclamés tels que Samuel Bowles, Herbert Gintis, David Gordon, Thomas Weisskopf, Anwar Shaikh et Richard Wolff. Sous l’impulsion de ces controverses, au milieu des années 1970, le premier grand « retour à Marx » du XXe siècle était bien engagé dans les cours universitaires proposés par les vétérans de la Nouvelle Gauche qui ont trouvé des postes dans le monde universitaire et dans un nombre croissant de groupes d’études externes consacrés à la lecture du Capital. ↩
8. L’édition Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA) est la plus importante collection des travaux de Karl Marx et de Friedrich Engels publiée en langue originale [NdT]. ↩
9. « 74. Marx à Engels, 22 juin 1867 », Correspondance Marx-Engels : lettres sur « Le capital », Paris : Éditions sociale, 1964, p. 162. ↩
10. Dans ce processus, non seulement le concept de travail abstrait deviendrait sans objet, mais aussi la notion associée d’un concept générique de « travail » — tel que défini par Marx dans la section 1 du chapitre 5 du livre I du Capital. Voir H. Cleaver, « Work is Still the Central Issue ! New Words for New Worlds » (1999) in Ana Dinerstein et Machael Leary (eds.) The Labour Debate : An Investigation into the Theory and Reality of Capitalist Work, Hampshire : Ashgate, 2002. ↩
11. Sur les ouvriers des chantiers navals, voir : Peter Linebaugh, The London Hanged : Crime and Civil Society in the Eighteenth Century, Londres : Verso, 2006. Sur les ouvriers des usines de Budapest, voir Miklos Haraszti, A Worker in a Worker’s State, Londres, Penguin, 1977. Le manuscrit original a été écrit en 1972 et intitulé Darabbér (Piece-rates) ; il a été supprimé par l’État hongrois mais a finalement été publié en Allemagne (1975) et en Angleterre et en France (1977). ↩
12. Cleaver, « Work is Still the Central Issue! », op.cit. ↩
13. La Full Employment Act [Loi sur le plein emploi] de 1946 a codifié ce mandat, en confiant au gouvernement fédéral la responsabilité de gérer l’économie de manière à éviter l’atteinte de niveaux de chômage socialement perturbateurs. Il s’agissait d’un élément important dans la stratégie keynésienne globale avec laquelle le capital a cherché, et a été en grande partie capable pendant un certain temps, de limiter et de maîtriser les luttes ouvrières.↩
14. Toni Negri, « Crisis of the Planner-State: Communism and Revolutionary Organization » (1971) in Toni Negri, Revolution Retrieved: Selected Writings on Marx, Keynes, Capitalist Crisis & New Social Subjects, 1967-1983, London: Red Notes, 1989.↩
15. Toni Negri, « Valeur-travail: crise et problèmes de reconstruction dans le post-moderne », Futur antérieur, no. 10, 1992, p. 34. ↩
16. Ibid. p. 35. ↩
17. Les problèmes qui se posent ici ne concernent pas seulement la mesure de la quantité de travail, mais aussi la mesure du « produit » obtenu par ce travail. Par exemple, quel est exactement le « produit » des services psychiatriques ? Les économistes esquivent souvent le problème en mesurant la valeur monétaire de la production, quelle que soit sa définition, mais ils savent qu’en agissant ainsi, ils sont obligés de supposer que « le marché » fournit en fait une mesure approximative raisonnable des produits eux-mêmes. ↩
18. Voir les conférences de Friedrich Nietzsche de 1872 « On the Future of Our Educational Institutions » et le chapitre 14 sur « The Higher Learning as an Expression of the Pecuniary Culture » dans The Theory of the Leisure Class de Thorstein Veblen (1999) ainsi que son livre ultérieur The Higher Learning in America : A Memorandum on the Conduct of Universities by Businessmen (1918). L’essentiel de ces critiques a été redécouvert par les étudiants et étudiantes dans les années 1960 et s’est retourné contre ce qu’ils et elles appelaient « les universités en tant qu’usines ». Ces dernières années, alors que les entreprises ont accru leur influence sur la structure de l’enseignement, un tout nouveau corpus de littérature est apparu pour critiquer la « corporatisation » de l’éducation.↩
19. Un article principal du numéro du 14 octobre 2012 du Chronicle of Higher Education intitulé « Grades Out, Badges In » proclamait : « Les notes sont brisées… les notes universitaires sont gonflées au point d’être dénuées de sens — en particulier pour les employeurs qui veulent savoir quel diplomé est le plus qualifié pour leur emploi ». L’article évoque ensuite les expériences actuelles de remplacement des notes par des « badges » et suggère que « l’un des principaux avantages des badges éducatifs pourrait être de communiquer ce qui se passe en classe sous une forme plus conviviale pour les employeurs ». ↩
20. La façon dont je comprends la quatrième section du chapitre 1, sur le fétichisme, est implicite dans ma lecture des trois sections précédentes comme n’étant pas seulement des déterminations de l’échange de marchandises dans l’abstrait, mais comme désignant des aspects des relations de classes que le capital tente d’imposer. Ma lecture vise précisément à défaire les catégories en les saisissant comme des moments de la lutte des classes. ↩
21. L’analyse de Marx se concentre sur les aspects qualitatifs de la relation, même lorsqu’il s’agit de relations quantitatives; il y parvient, en partie, en supposant l’égalité dans l’échange — une hypothèse qu’il utilisera plus tard pour différencier sa théorie de l’exploitation de la tricherie dans l’échange. ↩
22. « 74. Marx à Engels, 22 juin 1867 », Correspondance Marx-Engels : lettres sur « Le capital », Paris : Éditions sociale, 1964, p. 163. ↩
23. En termes de démonstration par Marx, l’analyse de cet échange n’est pas présentée avant le chapitre 5, section 3 sur l’« Achat et vente de la force de travail » — une discussion qui inclut nécessairement le salaire (la forme monétaire de la valeur de la force de travail) qui n’a évidemment pas encore été introduit dans le premier chapitre. Cependant, lorsque nous examinons la vente de la force de travail pour le salaire comme un exemple de la forme simple de la valeur, nous commençons déjà à voir un aspect important de l’argent dans le capitalisme : le rôle qu’il joue dans l’achat de la force de travail consiste, simultanément, en son utilisation de l’argent pour amener les gens sous son contrôle en tant que travailleurs et travailleuses. ↩
24. Le capital peut les considérer comme faisant partie de l’« armée de réserve » de main-d’œuvre non salariée, mais il reste à voir s’ils seront finalement prêts à se prostituer sur le marché du travail et cela dépendra de la dynamique de leurs luttes. ↩
25. Cela n’a jamais été aussi évident que là où l’orthodoxie a régné, par exemple dans le bloc soviétique, avec son éthique socialiste du travail, sa célébration des stakhanovistes, son financement de statues héroïques de travailleurs et travailleuses et sa culture du « réalisme socialiste » dans la littérature et les arts. ↩
26. Les travaux des années 1950 de l’organisation américaine Johnson-Forest Tendency et ceux du groupe français Socialisme ou Barbarie ont marqué un tournant dans l’attention portée par les marxistes aux luttes quotidiennes. Dans leur sillage, un grand nombre d’études détaillées de la dynamique des luttes sur le lieu de travail ont été réalisées. Le travail de Romano Alquati et de Raniero Panzieri en Italie est particulièrement remarquable. Tous deux ont étudié les conditions de travail dans les usines et publié des articles au début des années 1960 dans Quaderni Rossi (1961-1966), qui ont ensuite été rassemblés dans Alquati, Sulla Fiat (1975) et Panzieri, La Ripresa del Marxismo Leninismo in Italia (1975). Les sociologues classiques, bien sûr, dont les recherches sont largement financées par les institutions capitalistes, avaient depuis longtemps étudié ces luttes. Les économistes, quant à eux, ayant fait abstraction de ces préoccupations concrètes concernant le travail, ont largement ignoré ces luttes jusqu’à ce qu’une nouvelle génération de jeunes économistes radicaux, à la fin des années 1960, les oblige à affronter la segmentation du marché du travail et les salaires d’efficience.↩
27. Dans la section 3 du chapitre 23 du livre I du Capital, Marx discute de la façon dont la tendance du capital à substituer des machines au travail, couplée aux hauts et aux bas du cycle économique, a relégué à plusieurs reprises des travailleurs et travailleuses salariés dans l’« armée industrielle de réserve » non salariée. Mais dans la section 4, l’analyse de cette réserve se limite à la diviser en trois sections : la réserve flottante (ceux et celles qui cherchent un travail salarié), la réserve latente (ceux et celles qui pourraient, à un moment donné, entrer sur le marché du travail, par exemple: des ouvriers agricoles corvéables) et une réserve stagnante ( les adultes indigents capables de travailler, les orphelins et les enfants indigents qui pourraient être en mesure de travailler). Au-delà de ces « réserves », Marx fait valoir que la « surpopulation relative », rejetée dans le processus de développement du capital, comprend également ceux et celles qui sont incapables de travailler en raison de blessures, de maladies ou de la vieillesse et ceux et celles qu’il a classés dans le lumpenprolétariat : « des vagabonds, des criminels, des prostituées » qui, selon lui, ne sont pas susceptibles de chercher un jour un salaire. ↩
28. Rétrospectivement, il s’agit là de l’aspect social et politique le plus important, non seulement du colonialisme, mais aussi des campagnes post-coloniales de contre-insurrection — telles que les efforts américains pour pacifier les populations du Sud — et des efforts anti-nationalistes de construction nationale visant à limiter les obstacles au commerce et aux investissements internationaux. Bien que le mouvement contre la guerre ait pu limiter la boucherie des efforts américains en Indochine, il n’a pas réussi à empêcher l’intégration dans le marché mondial du travail, après la fin des guerres, des populations fatiguées par la guerre et leur utilisation par le capital contre les travailleurs et travailleuses mieux payé·e·s ailleurs. On peut dire la même chose de la façon dont les luttes secrètes, puis ouvertes, en Union soviétique et en Europe de l’Est ont mis fin au régime du Parti communiste, mais, incapables de mettre en œuvre des projets alternatifs complets, elles ont livré ces populations aux mains des capitalistes occidentaux pour qu’ils les utilisent contre leurs travailleurs et travailleuses. ↩
29. La récente décision de la National Aeronautic and Space Administration américaine de confier au secteur privé le développement de la prochaine génération de navettes orbitales est un pas dans cette direction déprimante. ↩
30. Hegel, Science de la logique : second tome : la doctrine du concept, Paris : Kimé, 2016 [NdT]. ↩
31. Ou le droit de gérance en français [NdT]. ↩
32. Une discussion un peu plus détaillée au sujet des différentes formes de médiation se trouve au chapitre cinq de mon livre Reading Capital Politically. ↩
33. Aux États-Unis, dans les années 1960, les étudiants et étudiantes ont contourné à plusieurs reprises la médiation des profs et des directions pour s’opposer directement aux conseils d’administration — dont le rôle dans la supervision des universités est à peu près équivalent à celui des conseils d’administration des sociétés à but ouvertement lucratif. Lors de la grève de 1999 à l’UNAM, l’Université nationale autonome du Mexique (la plus grande d’Amérique latine), qui a duré près d’un an, les étudiants étudiantes de même que les parents ont contourné les profs et la direction de l’université pour s’attaquer directement à l’État. Comme c’est souvent le cas, ils et elles ont développé de nouvelles méthodes d’organisation, vaguement inspirées de celles utilisées par la rébellion indigène zapatiste. Dans le Printemps arabe et les mouvements Occupy de la période actuelle, nous constatons ce même contournement, et donc cette rupture, de pratiquement toutes les formes traditionnelles de médiation capitaliste. ↩
34. L’argent n’a pas toujours été le seul équivalent de la valeur de la force de travail. Dans son ouvrage London Hanged (2006), Peter Linebaugh a retracé la manière dont la forme monétaire a été progressivement imposée aux travailleurs et travailleuses au cours du XVIIIe siècle, remplaçant une grande variété de paiements en nature. Ces paiements existent encore dans certaines zones rurales où, par exemple, les ouvriers et ouvrières agricoles sont payé·e·s avec une partie de la récolte. Non seulement le salaire n’est qu’une forme particulière du prix de la force de travail — d’autres exemples incluent les traitements, les commissions et les pourboires — mais le salaire lui-même prend de nombreuses formes. Dans le livre I du Capital, Marx analyse deux de ces formes : le salaire au temps et le salaire aux pièces, où il montre non seulement comment ces formes cachent l’exploitation, mais aussi comment le capital cherche à les manipuler de manière à imposer davantage de travail. ↩
35. De toute évidence, même la notion de « subsistance biologique » est floue, car entre la pleine santé et la mort immédiate se trouve tout un éventail de degrés de bien-être et de maladie, de force et de faiblesse, et par conséquent d’espérance de vie. ↩
36. Veuillez noter que le succès des travailleurs et travailleuses à forcer un détournement de la valeur de la plus-value vers la valeur de la force de travail ou, en termes monétaires, des profits vers les salaires, bien qu’il puisse réduire le taux auquel le capital peut s’étendre, augmente néanmoins la quantité de travail qui peut être imposée pour produire les choses que les travailleurs et travailleuses sont capables d’acheter avec leurs salaires accrus. Ainsi, les travailleurs et travailleuses à salaire plus élevé ont plus de « valeur » pour le capital, non seulement dans le sens où ce dernier doit dépenser plus d’argent pour eux et elles, mais aussi parce que ces salaires plus élevés, dépensés en biens de consommation, offrent des possibilités accrues d’imposer du travail. Dans la macroéconomie dominante, les dépenses de consommation sont reconnues comme la plus grande source de « demande effective » et donc la principale source d’emploi. ↩
37. La justification de ces dépenses a été fournie par des études qui ont démontré que la croissance de l’économie américaine au début de l’après-guerre était due à l’amélioration de la qualité du capital et de la main-d’œuvre. ↩
38. Bien que, comme je l’ai mentionné, le capital ait pu façonner l’éducation publique tout au long du XXe siècle, le mouvement étudiant des années 1960 a sérieusement réduit la légitimité de l’influence des entreprises dans les écoles — une situation que les entreprises ont essayé de renverser depuis. ↩
39. Pendant que les économistes discutaient, bien sûr, d’autres instances du gouvernement envoyaient des policiers et des militaires pour réprimer les soulèvements. ↩
40. La dépense d’argent pour embaucher des travailleurs et travailleuses, bien sûr, n’est qu’une partie de la dépense d’argent en tant que capital par les entreprises. D’autres sommes sont dépensées pour les moyens de production — usines, outils, machines, matières premières. Dans la première partie du livre II du Capital, le circuit du capital A-M-A’ est développé d’une manière qui rend cela explicite : A-M {T,Mp} … P … M’-A’.↩
41. Ce circuit de reproduction de la force de travail a été exposé pour la première fois dans l’appendice du texte de H. Cleaver, « Malaria, The Politics of Public Health, and the International Crisis » dans la Review of Radical Political Economics, spring 1977. ↩
42. Cela s’est produit aux États-Unis lors des insurrections dans les centres-villes au milieu des années 1960. Cela s’est également produit lorsque les communautés zapatistes du Chiapas, dans le sud du Mexique, ont vendu du bétail et mis en commun leur argent pour acheter des armes pour leur armée, qui est sortie de la jungle et a pris le contrôle de six villes aux premières heures du 1er janvier 1994. ↩
43. Sur ces efforts pour « syndiquer les ghettos », voir Paolo Carpignano, « US Class Composition in the Sixties », Zerowork no.1, 1975. Voir également l’ouvrage classique de Frances Fox Piven et Cloward, Poor People’s Movements : Why they Succeed and How they Fail, New York : Pantheon, 1977. ↩
44. Bien qu’elle ait été dépouillée de ses éléments keynésiens explicites avant son adoption, le Full Employment Act de 1946 a officialisé le mandat fédéral de maintenir le plein emploi et d’éviter les dépressions futures. L’article fondateur identifiant comment le keynésianisme constitue une adaptation capitaliste à un nouveau niveau de pouvoir de la classe ouvrière est Antonio Negri, « John M. Keynes e la teoria capitalistica dello stato nel ’29 », Contropiano, n° 1, 1968, publié ensuite dans le recueil S. Bologna et al. Operai e stato : Lotte operaie e riforma dello stato capitalistico tra rivoluzione d’Ottobre e New Deal, Feltrinelli, 1972 et en anglais dans Toni Negri, Revolution Retrieved : Selected Writings on Marx, Keynes, Capitalist Crisis and New Social Subjects, 1967-83, Londres : Red Notes, 1988. ↩
45. C’était un élément clé des arguments de Baran et Sweezy sur la montée du « capital monopolistique » et il a été juxtaposé au phénomène du début du XXe siècle que Hilferding a observé et analysé, à savoir le financement et la supervision du capital industriel par le capital financier, c’est-à-dire une période précoce de ce que l’on appelle maintenant la « financiarisation ». Voir : Rudolf Hilferding, Le capital financier : étude sur le développement récent du capitalisme (1910). ↩
46. En réalité, bien sûr, la quantité réelle de temps libre et d’énergie disponible pendant les fins de semaine a été limitée par deux choses : premièrement, la quantité de temps encore importante dominée par le travail pendant les cinq autres jours implique qu’une partie de chaque week-end est occupée à faire les choses nécessaires à la reproduction de la force de travail qui ne peuvent pas être faites pendant la semaine de travail; deuxièmement, le capital s’est déplacé pour coloniser le week-end tout comme il s’était précédemment déplacé pour coloniser les autres heures libérées du travail salarié, par exemple, en fournissant beaucoup de divertissement pour détourner le temps et l’énergie des travailleurs et travailleuses de la lutte. L’accès à la plupart de ces divertissements, bien sûr, doit être acheté (films, concerts, courses, etc.) — un processus facilité par les institutions financières qui fournissent des cartes de crédit dont les taux d’intérêt élevés ont trop souvent conduit à de nouvelles formes de « servitude par la dette ». ↩
47. Les microéconomistes néoclassiques ont fini par reconnaître que bon nombre de biens de consommation et le temps de loisir sont des biens « complémentaires », de sorte que l’acquisition croissante des premiers, achetés avec des salaires en hausse, peut conduire à des demandes pour moins de travail et plus de temps de loisir pour employer ou profiter de ce qu’ils peuvent acheter. De telles demandes sont en contradiction avec l’objectif macroéconomique de « plein emploi » fondé sur des heures de travail fixes. ↩
48. Voir H. Cleaver, « Close the IMF, Abolish Debt and End Development: a Class Analysis of the International Debt Crisis », Capital & Class no. 39, Winter 1989. ↩
49. Aux États-Unis, l’austérité est imposée à la fois au niveau fédéral et au niveau des États. Au niveau fédéral, alors que les membres du parti républicain ont été les plus véhéments et les plus extrêmes dans leurs demandes de réduction des dépenses pour réduire la dette fédérale, la plupart des membres du parti démocrate, y compris le président [Obama], ont largement accepté leur logique et les seuls débats ont porté sur le montant et le lieu des réductions. Au niveau des États, des degrés divers d’austérité sont également imposés — en grande partie sur la base des exigences constitutionnelles locales visant à équilibrer les budgets des États. Dans une situation de baisse des recettes fiscales due à la crise financière et au marasme économique qui en découle, les exigences existantes imposent une réduction des dépenses. À ces deux niveaux, les voix des économistes dissidents qui plaident contre l’austérité, pour une action gouvernementale accrue afin de stimuler la croissance et pour la révocation de ces exigences constitutionnelles ont été largement ignorées. ↩
50. Je pense très franchement que tout cela devrait être clair en Pologne, car les mêmes stratégies d’austérité et de répression ont été utilisées à la suite du renversement des gouvernements communistes. Jeff Sachs, après tout, a exporté sa « thérapie de choc » d’Amérique latine en Pologne (avant de se rendre en Russie), conseillant le nouveau gouvernement polonais sur la manière de mettre en œuvre des politiques néolibérales et pro-marché qui imposeraient une discipline à une population qui venait de se libérer d’un gouvernement totalitaire. ↩