05 Nov Récit d’une grève dans le communautaire
Par Sandrine Belley
Publié le 5 novembre 2025
Je crois à l’importance de l’exercice du bilan après une lutte et c’est pourquoi je prends la peine d’écrire ce texte. Il m’apparait important de le faire pour aborder à la fois le rôle qu’a joué le syndicat et faire quelques propositions stratégiques pour la suite. Dans le cadre de notre négociation, plutôt que de nous accompagner et mettre à notre service les ressources de la centrale syndicale, les conseillères syndicales ont à plusieurs reprises freiné nos ardeurs. Accompagnées de l’exécutif du STTIC, elles ont refusé de revoir la stratégie de négociation dans le communautaire, où on ne négocie pas avec celui qui a les cordons de la bourse. C’est pourquoi je tiens à apporter déjà une proposition stratégique de négociation coordonnée face à l’État pour les prochaines négos.
Historique de la grève
La grève des employé.es de Spectre de rue est la deuxième du STTIC et la première à ne pas être soumise à la loi sur les services essentiels. En effet, si les travailleur.ses de l’Entre-toît avaient adopté un mandat de GGI l’année précédente, cette grève a plutôt reposé sur quelques employé.es qui n’étaient pas soumis.es à l’obligation de maintenir les services essentiels.
Après presqu’un an de négociation et plusieurs mois de conciliation au Ministère du Travail, nous avons adopté un mandat de grève de cinq jours, adopté par 96% des voix. Dès le départ, au plus grand désespoir de nos conseillères syndicales, nous avons opté pour une stratégie ouverte et transparente envers les collègues: la proposition de grève spécifiait qu’un comité de mobilisation ouvert était chargé de décider du déclenchement des journées de grève, ainsi que de leur déroulement, une proposition inusitée dans le mouvement syndical. Cette transparence visait ainsi à nous assurer que tou.tes les membres étaient à même de participer à la prise de décision de la grève qui les concernaient. Durant les comités de mobilisation, nous décidions autant du contenu des journées de grève que de la stratégie du déclenchement de la grève. Le comité de mobilisation, contrairement au comité de négociation ou aux poste de conseillères syndicales, par exemple, est ouvert et permet à toutes celleux qui veulent s’impliquer de le faire, à la hauteur de leurs moyens. La transparence permet de nous assurer que nous ayons les reines de notre propre grève.
Le comité de mobilisation avait donc prévu une première journée de débrayage le 25 mars 2025 si l’employeur ne consentait pas à nous accorder le salaire demandé lors de la rencontre de négociation du 20 mars. À cette rencontre, l’employeur a soumis une offre finale sur laquelle les membres devaient voter. De toute évidence, la stratégie patronale avait pour but d’annuler la journée de grève. C’est d’ailleurs ce que nous suggérait nos conseillères syndicales qui se prêtaient au jeu de la négociation, argumentant que ce serait «gaspiller une journée de grève». Ce n’était pas ce que nous avions décidé collectivement en comité de mobilisation. Nous leur avons donc tenu.es tête, avons maintenu le débrayage du 25 mars et tenu une AG à propos de l’offre patronale cette même journée. L’offre dite finale de l’employeur a été rejetée à 88%. Insatisfait.es de l’offre patronale, les militant.es réuni.es en comité de mobilisation, étaient prêt.es à adopter de nouvelles journées de grève.
Cependant, suivant les conseils de la CSN, le comité de négociation avait demandé une analyse des finances de Spectre de rue, mettant un frein à nos ardeurs. Bien sûr, cette stratégie s’est avérée inefficace tant pour aller chercher de meilleurs salaires que pour rallier les collègues réticent.es à la grève. Elle apportait plutôt de l’eau à leur moulin. Bien entendu, notre employeur, le conseil d’administration de l’organisme, est dépendant des subventions allouées. Plus encore, elles ne peuvent pas être allouées comme bon leur semble: l’argent reçu est souvent associé à des projets spécifiques et ne peut être utilisé pour rémunérer l’ensemble des employé.es.
Nous nous sommes réuni.es en assemblée générale pour la présentation des résultats de cette analyse financière peu motivante. J’ai pour la première fois évoqué l’idée de faire une campagne commune avec les dix autres sections du STTIC en négociation pour aller chercher davantage de financement auprès de l’État. La logique était simple: comme le gouvernement du Québec est le principal employeur bailleur de fonds de la majorité des organismes communautaires, il fallait revendiquer auprès de lui de meilleures conditions. Cette solution a rapidement été écartée par une conseillère syndicale, prétextant que ça impliquait beaucoup de travail et de coordination. Lors de cette assemblée, nous avons tout de même adopté deux nouvelles journées de grève. Durant la première, une occupation s’est tenue dans les bureaux du Ministre des Services sociaux, Lionel Carmant, afin de l’identifier en tant que notre bailleur de fonds. Autrement dit, de le pointer comme notre employeur indirect.
Malgré ces deux journées de grève, l’employeur a maintenu ses offres salariales. Il était maintenant clair que nous n’obtiendrions rien sans augmenter notre rapport de force face à l’État. C’est pourquoi j’ai suggéré à nouveau qu’une campagne soit organisée avec les autres sections du STTIC en négo. Malgré l’absence de soutien du syndicat, j’ai convoqué une rencontre, et quatre autres sections se sont montrées intéressées à coaliser nos forces. Nous avons donc prévu de tenir une action en octobre puis, d’adopter des mandats de grève commune pour l’hiver. Tout le monde présent lors de la rencontre s’est engagé à faire passer ce plan d’action dans leur AG respective. La présidente du STTIC était présente et ne s’est pas opposée au plan d’action.
Entre-temps, la conciliatrice du Ministère du Travail a soumis une hypothèse de règlement sur laquelle les deux parties devaient voter. Cette proposition salariale était presque identique à celle que nous avions refusée en mars dernier. Pour moi et plusieurs membres du comité de mobilisation, il n’était donc pas question d’accepter cette offre. Toutefois, pour les bureaucrates syndicaux, c’était ça ou rien: il fallait accepter. Déjà, avant même l’assemblée générale, il avait été annoncé au Conseil Central Montréal Métropolitain de la CSN par des conseillers syndicaux que le STTIC-Spectre de rue réglerait et que nos demandes n’étaient pas atteignables. Notre conseillère syndicale a même déclaré au comité de négociation qu’elle se retirerait si l’offre était battue.
En assemblée générale pour discuter de l’offre de la conciliatrice, j’ai parlé de la rencontre qui s’était tenue avec les autres sections, mais la présidente du STTIC présente à la réunion s’est empressée de dire que c’était trop laborieux. Les conseillères syndicales ont également pris la parole en faveur de l’entente: si nous la refusions, nous devions aller en GGI seul.es, sans les autres sections; il n’y avait pas d’autres plans possibles. Elles mobilisaient par la peur; en refusant l’entente, l’employeur allait se «rigidifier». Comme si nous n’étions pas déjà face à un employeur rigide depuis maintenant un an et demi. En AG, plusieurs personnes sont intervenues pour dire qu’elles étaient tiraillées. L’offre a finalement été acceptée à 61%.
Le rôle du syndicat: des pompiers qui sapent le feu de la mobilisation
De plus, tel qu’on l’a vu, le travail de conseil du syndicat met la mobilisation au service de la négociation. Les tentatives ont été multiples pour empêcher les journées de grève à cause de ce qui se passe à la table de négo. C’est aussi pour cela que le syndicat insiste que l’information reste autour d’un petit noyau de personnes élu.es sur le comité de négociation et de mobilisation. À de nombreuses reprises, on nous a conseillé de ne pas diffuser d’avance les ententes sur lesquelles nous devions voter, de ne pas annoncer à l’avance le planning des journées de grève, etc. Ces stratagèmes sont un plan pour étouffer la base et de lui empêcher de réfléchir et prendre le contrôle sur la lutte qui la concerne. Ensuite, elles ont le beau jeu de dire que les membres ne sont pas mobilisés quand ils critiquent à raison le syndicat. Or, c’est un comité de mobilisation ouvert et l’AG qui devraient dicter la stratégie politique de la négociation, et non, l’inverse.
Ce n’est pas compliqué: ni les gens que nous élisons, ni les gens que nous payons à même notre salaire ne devraient mettre un frein à l’organisation de la base. En étouffant les ardeurs des travailleur.ses mobilisé.es, on tue dans l’œuf toute possibilité de mobilisation plus large. Après, les bureaucrates ont l’excuse facile: ces gens n’étaient pas mobilisés. Le mépris des membres et de leurs capacités à réfléchir, analyser et se mobiliser à propos de leurs conditions de travail est flagrant.
Bien sûr, il est difficile d’embarquer les collègues dans une stratégie aussi moribonde que l’éternelle répétition de la CSN: action t-shirt, bbq… et si les membres se montrent mobilisés, peut-être qu’on fera la grève. Pas de réflexion stratégique sur comment aller chercher de réels gains pour convaincre les collègues. On aurait pu s’attendre à ce que notre syndicat voit arriver la négociation de la moitié de ses sections et saisisse l’opportunité de négociations coordonnées. Il y aurait là la possibilité de pointer du doigt l’État, en tant que principal bailleur de fonds des organismes communautaires, comme étant responsable des piètres conditions de travail dans notre secteur. Pourtant, notre syndicat semble aussi empêtré dans le mythe québécois de l’autonomie du communautaire.
Le communautaire: des services sociaux sous-traités
Dès le départ, nous étions plusieurs à avoir soulevé cette faille dans la tactique de négociation du syndicat: en s’adressant seulement à l’employeur, on n’irait pas chercher davantage d’argent pour augmenter nos salaires. En effet, nous ne sommes que des sous-traitants des services sociaux. Nous prenons en charge les gens délaissés par le système public à moindre coût, et l’État peut par cette sous-traitance faire des économies sur nos salaires. Il serait donc normal que nos demandes salariales visent MINIMALEMENT à rattraper les salaires du secteur public.
Cette stratégie va toutefois à l’encontre d’un sacro-saint principe auquel la CSN semble adhérer: l’autonomie du communautaire. Afin de comprendre l’origine de ce mythe, il est essentiel d’historiciser le concept défendu par le communautaire depuis sa création.
Depuis les années 70, les mouvements sociaux ont revendiqué la prise en charge d’une partie des services publics pour offrir des services à leur image, critique de l’approche de l’État. On peut par exemple penser à l’approche anti-psychiatrique des ressources alternatives en santé mentale. Toutefois, ces groupes n’ont pas su imposer leur autonomie pour la simple et bonne raison qu’ils étaient dépendants de l’État pour obtenir des fonds pour continuer leurs activités.
Ainsi, l’État a pu imposer ses approches, et le communautaire s’est hiérarchisé et bureaucratisé. Par exemple, si les premiers sites de consommation supervisés canadien sont issus du mouvement des usager.es de drogue en Colombie-Britannique, au Québec, ils sont vus comme une simple politique de santé publique et non comme un lieu à défendre, y compris par nos employeurs. À Spectre de rue, les programmes comme le site de consommation supervisée font donc partie intégrante de programmes et plans d’action interministériels, en itinérance et en santé, pour assurer la consommation sécuritaire, mais aussi pour réduire les méfaits à l’ordre social comme les seringues à la traînes. Face à la crise des surdoses et les ITSS, les différents paliers (CIUSSS, Ville de Montréal, Ministère de la santé et des services sociaux, etc.) ne prévoient donc pas la mise en place de services même le réseau public, mais plutôt de financer, de plus en plus par projets, les activités des organismes communautaires comme Spectre de rue.
Nous en arrivons donc à la situation actuelle: les organismes communautaires ne sont plus que le prolongement du réseau public, des sous-traitants à moindre coût. La reddition de compte envers nos bailleurs de fonds, pour chaque personne rencontrée, chaque matériel de consommation distribué ou pour chaque formation donnée illustre à qui nous devons nous adresser. Il est crucial d’en prendre conscience: l’autonomie du communautaire n’est plus que de la poudre aux yeux qui permet de maintenir ses travailleur.ses dans des conditions de travail de misère. Si nos employeurs ont un certain pouvoir sur nos demandes qui concernent l’organisation du travail, ce n’est pas le cas quand cela touche nos salaires, car ce n’est pas eux qui détiennent les cordons de la bourse. La vérité est que nous négocions avec nos gestionnaires et non avec le véritable employeur: l’État.
Proposition de plan d’action
Maintenant, comment bâtir un rapport de force dans nos négociations. Je propose deux stratégies: premièrement, les travailleur.ses du communautaire doivent faire front commun dans leur négociation en revendiquant des demandes d’ordre monétaire communes. De cette façon, il est possible d’interpeller directement les bailleurs de fonds qui, au final, décident des montants réservés aux salaires. Pour se faire, il faut arrimer la fin de nos conventions collectives dans les différents organismes communautaires afin que nous ayons un réel pouvoir dans nos négos.
Deuxièmement, il faut cesser de restreindre nos demandes salariales sous prétexte que le communautaire n’a pas d’argent. À ce sujet, il ne faut pas écouter nos conseillers syndicaux, embourbés dans les schémas des relations industrielles traditionnelles, qui nous conseillent d’avoir des demandes «réalistes». Personnellement, je considère que ces demandes stratégiques réalistes seront toujours des défaites, puisqu’elles maintiennent nos salaires en-deçà de ceux du secteur public. Ce faisant, elles acceptent le pacte «raisonnable» entre l’État et l’économie, comme s’il était raisonnable qu’une travailleuse du secteur communautaire ait besoin de moins pour vivre que son homologue au public. Pour refuser ce cheap-labor, nous devons refuser cette hiérarchie et chercher à atteindre MINIMALEMENT les mêmes conditions de travail. Cette demande doit faire partie de notre discours.
Et visiblement, notre droit de grève sera vraisemblablement restreint par la loi sur les services essentiels. En effet, le tribunal administratif du travail vient d’y soumettre le syndicat des travailleur.ses de la Maison Benoît-Labre. Il faudra donc être créatif.ves. Les infirmières ont su l’être dans les dernières années avec les sit-in et les démissions en bloc qui forçaient l’employeur à revoir le recours abusif au temps supplémentaire obligatoire. Si on affirme que nos burn-out sont politiques, pourquoi ne pas les politiser et les coordonner de la même façon pour établir un rapport de force? Pourquoi ne pas coordonner des jours de maladie collectifs?
Parce qu’il requiert une démocratisation radicale de l’organisation des négos, le syndicat sera évidemment réactif à ce plan d’action qui implique d’entrer en conflit frontal avec nos employeurs. Il est donc important d’organiser des comités autonomes sur nos milieux de travail, hors des structures syndicales. Ces comités de mobilisation peuvent se réunir pour préparer des propositions originales et les apporter en assemblées générale et les faire circuler dans les événements syndicaux.
Un mot sur la solidarité avec les usager.es
Un enjeu quand on fait la grève dans les services sociaux est que les conséquences retombent inévitablement sur les usager.es du services. Il faut donc trouver une façon de se solidariser afin de rendre la grève effective. Nous devons commencer ce travail dès maintenant.
D’abord, je crois que la première étape est de sortir de la vision romantique des services que nous offrons. Si le travail de réduction des méfaits sauve indéniablement des vies, nos organismes collaborent de plus en plus avec le voisinage pour nettoyer l’espace public et c’est à nous qu’incombe ce sale boulot: on nous demande de policer le trottoir, de demander aux gens qui consomment devant l’organisme de quitter. Un effet choquant de la grève a d’ailleurs été l’augmentation du nombre d’effectifs policiers sur la rue Ontario lors des jours de fermeture. Cela parle du rôle que nous jouons dans le quartier.
Il est donc nécessaire de bâtir la solidarité avec les usager.es hors des périodes de négociations collectives. Une des avenues de solidarité est la lutte contre le Projet de loi n° 103, Loi visant principalement à réglementer les sites de consommation supervisée afin de favoriser une cohabitation harmonieuse avec la communauté. Ce projet de loi, s’il est adopté, interdirait les sites de consommation supervisée à moins de 150 mètres d’une école et forcerait la Maison Benoît Labre à déménager. De plus, tous les organismes en itinérance et les SCS devraient fournir un plan de cohabitation pour protéger la propreté, la salubrité et la sécurité afin d’obtenir l’autorisation d’ouvrir. Si ce plan n’est pas respecté, le Ministre peut révoquer l’autorisation de tenir les services à cet endroit.
Force est de constater que la conciliation avec le voisinage ne nous aura pas protégé des attaques. Ou plutôt n’aura pas protégé les services des utilisateur.ices de drogue et des personnes en situation d’itinérance. Mais il s’agit aussi de nos emplois qui sont mis en danger et donc, les travailleur.ses ont le devoir de se solidariser des usager.es afin de protéger les ressources. Si nos employeurs n’abordent pas frontalement la question de la gentrification et du nettoyage social, c’est à nous de le faire. Plusieurs d’entre nous habitons également le quartier et avons un intérêt direct dans la lutte contre l’embourgeoisement, comme les usager.es. Ce n’est pas avec nos salaires de misère qu’on pourra se payer les nouveaux condos.
Lutter contre le mépris envers les usager.es, c’est aussi lutter contre le mépris de notre travail!
Arrêter la machine
Notre contexte de travail est de plus en plus difficile. Si les réalités terrains sont de plus en plus désespérantes compte-tenu de la crise du logement et de la crise des surdoses, nous faisons d’autant plus face aux coupures et aux attaques à notre milieu de travail. Devant cette situation, on se confronte souvent à la détresse et à la perte de sens, pour les collègues et pour nous. Se dire fatigué.e, au bout du rouleau ou même en burn-out, à ce stade-ci, ne suffit plus. Bien sûr, il faut jeter par la fenêtre les prescription d’auto-soins, mais surtout, il faut se saisir du désespoir et en faire quelque chose.
NOTES
1. Pour rappel, les employé.es de Spectre de rue sont regroupé.es dans une section du STTIC, le STTIC-Spectre de rue. Cette section est membre du STTIC aux côtés de d’autres sections d’autres organismes communautaires. Le STTIC est lui-même affilié à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) aux côtés d’autres syndicats dans d’autres secteur d’activité (santé et services sociaux, enseignements, etc).
2.Confédération des Syndicats Nationaux et Syndicat des travailleurs et des travailleuses de la CSN. (2021). Convention collective 2021-2025
3. Enquête. (2025). Place-Des-Âmes, Radio-Canda↩