La police au service de l’ordre sexuel capitaliste

Par ADORE GOLDMAN et MÉLINA MAY
Publié le 12 mars 2023

En vue du 15 mars, journée contre la brutalité policière, et du lancement du livre 1312 raisons d’abolir la police, nous publions un extrait de ce dernier dans lequel des travailleuses du sexe exposent le rôle de l’institution policière dans la défense d’un ordre sexuel au service du capital et formulent des critiques limpides de certaines alternatives trop souvent avancées dans les milieux progressistes. — ES

Perspectives de travailleuses du sexe pour l’abolition de la police

La violence faites aux femmes est généralement un des premiers motifs invoqués pour justifier le rôle de la police et de l’ensemble du système carcéral. Dans le cas du travail du sexe, c’est souvent sous couverts de sauver les victimes d’exploitation qu’on justifiera la présence policière dans nos milieux de travail.

Il est impossible de nier que les TDS vivent des violences dans leur travail. Plus encore, il faut reconnaître que ces violences ont un caractère genré, racialisé et de classe: les TDS pauvres, racisées, migrantes, autochtones, trans et qui travaillent dans la rue sont plus susceptibles de subir cette violence et d’en subir des formes plus graves1,2. Toutefois, rarement questionne-t-on les réelles capacités du modèle carcéral et pénal à protéger les TDS.

C’est ainsi en tant que travailleuses du sexe et membres du Comité Autonome du Travail du Sexe (CATS), une organisation politique par et pour les Travailleuses et travailleurs du dexe (TDS) à Tiohtià:ke3, engagée pour la décriminalisation du travail du sexe, que nous rejoignons cette perspective ; elle fait largement écho à nos efforts pour obtenir la décriminalisation du travail du sexe.

C’est que la répression du travail du sexe est inhérente à l’ordre sexuel capitaliste, afin d’assurer le maintien de la division sexuelle du travail, mais aussi, au maintien et à la justification de politiques racistes et colonialistes. Sous-couvert de nous sauver, ces politiques accroissent la présence policière dans nos vies, particulièrement pour les plus précaires d’entre nous. Main dans la main avec les forces de l’ordre, les services sociaux se portent également garant de l’application de ces mesures répressives à notre égard en avançant des préoccupation psychologisantes. Contre cette répression, nous nous organisons pour revendiquer l’abolition de la police et la reconnaissance de notre statut de travailleuse.eur.

Natalia Kalicki, panopticon

La madonne et la putain : comment l’organisation capitaliste de la famille a façonné la répression du travail du sexe

Le passage d’une industrie légère à une industrie lourde en Europe et en Amérique du Nord s’est accompagné d’un intérêt du capital dans le contrôle de la sexualité des femmes4. En effet, selon Silvia Federici, militante féministe marxiste, ce nouveau type d’industrie exigeait des travailleurs capables d’endurer beaucoup, dans des conditions pour le moins difficiles. Le travail domestique des femmes est alors devenu essentiel à la reproduction d’une force de travail apte et bien disciplinée. Dès lors, les normes sexuelles et de genre jusqu’alors associées à la vie domestique des femmes bourgeoises et de classe moyenne ont été imposées aux femmes prolétaires blanches. Les  femmes qui  travaillent à l’usine, fréquentent les tavernes, occupent l’espace public et surtout, délaissent la vie domestique sont peu à peu vues par la classe dominante comme un problème à enrayer. L’instinct maternel, l’amour et le don de soi deviennent des qualités féminines encouragées.

Comme l’ensemble du travail domestique, le travail sexuel devient un devoir que les femmes doivent remplir par amour, mais sans plaisir et surtout, sans rémunération. Apparaissent alors deux catégories de femmes : la femme respectable et honnête d’un côté, la dévergondée et la déviante (notamment en termes de sexualité) de l’autre. Dans ce contexte, la criminalisation des TDS est une partie essentielle de l’application de ces politiques. En collaboration avec les élites médicales, la police réprime donc les travailleuses du sexe, prétendument dans l’objectif de combattre les maladies vénériennes5. Cette dichotomie sert à assigner les femmes au travail domestique, tout en les privant d’un salaire ou d’un pouvoir sur leurs conditions de travail.

Si aujourd’hui le travail domestique est davantage socialisé à travers les services sociaux, ces emplois sont néanmoins toujours dévalorisés, sous-payés et largement féminisés. Les coupes budgétaires dans les services publics, que ce soit les garderies, les hôpitaux ou les écoles, aggravent des conditions de travail déjà difficiles. De plus, une grande part du travail domestique (comme les soins des aînés) qui revenait auparavant aux femmes blanches a été relégué à des femmes migrantes et racisées et contribue à une division sexuelle et internationale du travail6, sans en améliorer les conditions d’exercice. En témoignent, par exemple, les départs massifs dans le secteur de la santé durant la pandémie de COVID-19 et le choix de certain.e.s de s’engager dans le travail du sexe, qui a été, et demeure, un parcours de sortie de la précarité.

Plutôt que d’offrir des conditions de travail décentes dans les services où sévit la pénurie de main-d’œuvre, l’État employeur préfère criminaliser celles qui choisissent d’échapper à la misère par le travail du sexe. Un exemple flagrant est le cas des restrictions d’âge pour travailler dans les bars de danseuses au Texas en 2021. Alors même que sont coupées les mesures financières d’urgence associées à la pandémie de la COVID-19, le gouverneur texan Greg Abbott signe une loi faisant passer l’âge légal pour travailler dans les bars de danseuses de 18 ans à 21 ans, laissant des centaines de jeunes femmes sans emploi7. Si cette loi est supposée combattre le trafic d’êtres humains, elle sert surtout, selon Marla Cruz, stripper et militante pour les droits des TDS, à rediriger ces travailleuses vers des emplois de service, plus précaires et mal-payés, afin de pallier à un manque d’effectifs accentué par la pandémie8. La militante rappelle d’ailleurs que la criminalisation de la prostitution permet de justifier, au nom de la lutte contre le trafic sexuel9, des descentes policières dans les bars de danseuses, lieux pourtant légaux.

Dans ce contexte, la police participe donc à l’assignation au travail décidée par l’État capitaliste en fonction de présupposés sexistes et racistes car il en est le bras armé, comme l’illustrent les politiques qui accentuent la présence de la police dans nos milieux de travail. Derrière la prétention de nous sauver, l’application par la police des lois sur le travail du sexe sert en fait à nous ramener dans le droit chemin des emplois féminisés, essentiels à la reproduction de la force de travail, et peu lui importe si ces lois sont violentes à notre égard.

La police au service des frontières 

Les politiques d’immigration canadiennes ont historiquement fermé les frontières aux TDS en en interdisant ouvertement certaines catégories de personnes. L’Acte de l’immigration chinoise de 1885 interdisait aux femmes chinoises connues comme prostituées d’entrer dans le pays ; il fut la première législation canadienne excluant certaines personnes migrantes sur la base de leur origine ethnique10.

De nos jours, au Canada, les personnes migrantes dans l’industrie du sexe sont les premières exposées aux descentes policières. En effet, selon la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, les personnes migrantes sans statut de résidence permanente peuvent être détenues et déportées pour avoir travaillé dans l’industrie du sexe, y compris dans ses secteurs légaux (clubs de strip-tease et salons de massage licenciés). Si ceux-ci sont largement considérés comme des vecteurs d’exploitation et de trafic sexuel, les piètres conditions de travail des personnes migrantes dans l’industrie alimentaire ou le travail domestique semblent attirer beaucoup moins d’attention médiatique.

En mai 2022, la ville de Newmarket (Ontario) adopte une nouvelle classification des licences pour les salons de massage afin d’enrayer l’industrie du sexe. Les propriétaires sont désormais tenus de prouver que les employé.e.s offrant des services de massage alternatif ont reçu une formation d’une institution accréditée. Le maire de la ville expliquait « voul[oir] tout simplement chasser [l’industrie du sexe] hors de [la] ville » au nom des « valeurs » de celle-ci11. Une pétition lancée par Butterfly, un organisme qui défend les droits des TDS migrantes et asiatiques, dénonçait un règlement qui « perpétu[e] le racisme systémique et les difficultés indues en empêchant les femmes asiatiques non anglophones et à faible revenu de travailler dans les [établissements de bien-être personnel] »[TdA]12. Ce règlement augmente ainsi les pouvoirs des policiers et des agents municipaux dans la surveillance des salons de massage. Selon un sondage auprès d’une soixantaine de masseuses à Toronto, les deux principaux impacts négatifs les plus importantsde ce règlement sur  de leur travail sont la crainte des descentes policières et des inspections (65,5%) et la crainte de recevoir une amende ou d’être accusée (44,8%)13. En effet, les masseuses peuvent recevoir des amendes pour à peu près n’importe quoi : barrer la porte de leur salle de massage, porter des vêtements jugés non « professionnels », ne pas tenir de registre des clients ou utiliser un lit de massage usé. Toutes les raisons sont bonnes pour attaquer et appauvrir ces femmes14. Les descentes et les fouilles policières sont souvent l’occasion d’abus de pouvoir et plusieurs TDS ont dénoncé avoir subi des humiliations, de la discrimination et des agressions sexuelles et genrées15.

Les tactiques policières de profilage racial servent également à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) pour expulser du territoire les personnes migrantes racisées, jugées indésirables et dangereuses pour l’ordre public. L’histoire de Lucy et Niki en est un triste exemple.16. Alors qu’elles partagent un appartement où elles travaillent, Niki se fait un jour agresser et voler par un client. La voisine qui l’entend crier appelle la police qui, une fois sur place, appelle un agent de l’ASFC. Niki est alors arrêtée, car l’on découvre qu’elle ne possède pas de titre d’immigration valide, ce dernier ayant été perdu lors du rejet de sa demande de statut de réfugiée. Lucy est également accusée de trafiquer Niki, car elle aurait fait la promotion de ses services et aidé à transférer de l’argent dans son pays d’origine. Toutes deux sont déportées.

La criminalisation de la prostitution est raciste. Si beaucoup se soucient des traumatismes vécus par les TDS dans l’industrie du sexe, peu s’inquiètent du sort des travailleuses migrantes qui se retrouvent détenues, qu’elles soient finalement libérées ou déportées. Ce sont les policiers et les agents frontaliers qui décideront si la TDS qui est tombée dans leur filet est une bonne victime qui vaut la peine d’être sauvée ou une criminelle qui doit être judiciarisée. Et la justice est évidemment au service des États-nations, dont l’existence des frontières est le fruit de la colonisation. Or les criminelles, sous le prisme du racisme systémique, ce sont les femmes racisées et pauvres. Donner plus de pouvoir à la police, c’est donc nourrir la criminalisation du travail du sexe, et donc mettre davantage de femmes noires, latines et asiatiques entre les mains des forces de l’ordre et derrière les barreaux.

Natalia Kalicki, panopticon

Rescue Industry : nous criminaliser pour nous sauver refus comme une stratégie collective

Depuis les années 1980, les campagnes et les organisations contre la traite des femmes se multiplient et sont massivement financées. Jo Doezema s’est intéressée aux précédents historiques des mouvements prohibitionniste actuels dans les campagnes contre la « traite des blanches » survenues à la fin du 19e siècle17. Elle fait l’analyse de la construction mythique à cette époque du paradigme de la victime blanche, innocente et pure et celui du trafiquant diabolique et « étranger ». Ce serait avec le début de l’immigration massive et de la circulation des femmes que serait née la panique autour de la femme européenne recrutée et exploitée à des fins sexuelles dans les colonies. L’existence de ce phénomène n’a toutefois jamais été prouvée. Cette panique, mêlée aux croisades morales et de santé publique visant à mettre fin à la prostitution, a donné l’impulsion nécessaire à la tenue de conventions et de propositions de lois internationales au début du 20e siècle pour adresser le problème de l’« esclavage des femmes blanches ». Les protocoles qui étaient alors mis en place internationalement se fondaient sur des conceptions paternalistes, sexistes et racistes; la mobilité des femmes était considérée comme dangereuse et destructrice pour l’ordre social.

De nos jours, l’amalgame entre traite sexuelle et travail du sexe met en danger les TDS. En effet, il en découle, dans plusieurs pays, des lois qui se réclament du modèle dit « nordique » (« end demand model », « feminist model » ou « equality model »). Le but de celui-ci est d’éliminer la demande des clients et de criminaliser les «trafiquants» au nom de l’égalité entre les hommes et les femmes. Au Canada, la Loi sur la protection des collectivités et personnes victimes d’exploitation, adoptée en 2014, interdit, dans certains lieux publics, de communiquer pour offrir ses services sexuels, de se procurer des services sexuels, de profiter matériellement du travail du sexe et de promouvoir les services d’autrui. Cette loi permet la criminalisation de ceux qui achètent des services sexuels et de ceux qui en profitent – les tierces parties – soit les chauffeurs, les patrons, mais aussi des partenaires amoureux des TDS (pour avoir profité de leur travail). Supposément, ce modèle ne criminaliserait pas les TDS, mais permettrait aux forces de l’ordre de cibler les personnes « trafiquées » pour les libérer des réseaux de proxénétisme. Toutefois, les TDS sont bien criminalisées (pour avoir travaillé ensemble ou pour avoir sollicité dans la rue) et les mesures prises dans le cadre de ce modèle ont des impacts négatifs notoires sur la qualité de vie des personnes que les défenseur.euse.s de ce modèle prétendent «sauver»18.

Outre les organisations anti-trafic et anti-prostitution, les gouvernements allouent des sommes astronomiques à développer et à implanter des politiques qui augmentent les capacités de la police à surveiller, cibler et arrêter les TDS. En 2012, les 36 organisations les plus importantes de ce qu’Anne Elizabeth Moore appelle l’« American Rescue Industry » avaient un budget annuel de 1,2 milliards de dollars19. 45% de ce budget était financé par des agences gouvernementales et 37% par des individus et des fonds privés. Certaines de ces associations déclarent travailler en collaboration avec les forces de l’ordre et même former et déployer des groupes d’infiltration et de sauvetage armé. Comme le souligne Anne Elizabeth Moore, les groupes qui forment des civils pour des conflits armés sans le support du gouvernement sont généralement appelées des organisations paramilitaires – et, en tout état de cause, cela rentre dans la catégorie du « vigilantisme », c’est-à-dire des pratiques qui consistent à appliquer soi-même la loi (ou « sa loi »).

Au Canada, un budget de 75 millions de dollars a été alloué à la Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes entre 2019 et 202420. Depuis 2014, l’Opération Northern Spotlight, dirigée par le Centre national de coordination contre la traite de personnes de la Gendarmerie royale du Canada, en collaboration avec les services de police à travers le pays, est devenue une stratégie pangouvernementale de surveillance des TDS. Parmi les tactiques déployées, les policiers écrivent à des TDS sur les sites d’annonces, prennent rendez-vous avec elles et lorsqu’elles arrivent, elles sont accueillies par ces derniers et d’une travailleuse sociale prétendant être là pour les sauver21. Une TDS a notamment témoigné qu’après avoir expliqué qu’elle n’était pas trafiquée, les policiers ont quand même tenté de la convaincre de sortir de l’industrie du travail du sexe22.

Bien que les lois en vigueur au Canada sont censées s’appliquer partout de la même manière, les stratégies et les directives des policiers dépendent des autorités régionales et municipales. En Ontario, en mai 2021, le gouvernement a annoncé l’adoption de la loi 251 qui permet aux services de police d’obtenir, sans aucune ordonnance du tribunal, des informations sur les clients d’hôtel et potentiellement des locations de type Airbnb s’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une personne est trafiquée. Une déclaration signée par 70 groupes de défense de droits des TDS a souligné que « [c]es pouvoirs supplémentaires d’application de la loi renforcent la confusion entre le travail du sexe et la traite des êtres humains, et, ce faisant, permettent à la police de criminaliser davantage les travailleur.euse.s du sexe »23.

À Montréal, le programme RADAR du Service de Police de la Ville Montréal (SPVM) est lancé en 2019 ; il offre des séances de sensibilisation aux milieux hôteliers et services de transport afin de présenter les indicateurs à observer pour détecter les situations d’exploitation et les actions à prendre dans ce cas. En 2019, lors du Grand Prix de Formule 1, alors que, comme tous les ans, la panique autour de la traite humaine est à son comble, des policiers ont opéré une descente au Café Cléopâtre pour interroger les danseuses présentes. Au cours de leur intervention, ils ont pris des photos des tatouages des TDS pour supposément avoir des moyens d’identification si jamais elles étaient retrouvées mortes24.

C’est aussi dans cet esprit qu’à l’été 2022, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), en collaboration avec le gouvernement du Québec, lance la campagne Un trop grand prix pour les filles et les femmes : payer pour du sexe est illégal au Canada25. Le SPVM, qui partage cette approche, et d’ailleurs doté d’une section « Exploitation sexuelle et Moralité », se fait le bras armé de cette « lutte » qui vise supposément d’abord les clients.

Si la police et les organisations anti-traite redorent leur blason avec leurs énormes budgets et leurs campagnes de communication pour couvrir les méfaits de leurs politiques pour les TDS, très peu soutiennent concrètement la réhabilitation des victimes de trafic humain qu’elles prétendent pourtant sauver. Parmi les 36 organisations étudiées par Anne Elizabeth Moore, seulement un tiers offrent des services juridiques, 11% de l’assistance médicale et 8% un logement sécuritaire26. En France, où le modèle nordique est également appliqué, les TDS peuvent prétendre aux allocations pour un « parcours de sortie », dont le montant s’élève à peine à 330 euros par mois (environ 430 dollars canadiens). Et le processus est dangereux pour certaines TDS migrantes, dont les réseaux peuvent menacer leur famille restée à l’étranger. Enfin, s’il est possible d’accéder à un titre de séjour temporaire, ce dernier est quasi impossible à obtenir, puisqu’il est soumis aux quotas d’immigration et parce que les TDS doivent prouver qu’elles ont arrêté la prostitution27.

Les législations en vigueur au Canada favorisent la répression policière et cette criminalisation facilite la violence contre les TDS et compromet également notre capacité à prévenir le VIH ainsi que tout autre maladie et virus auxquels nous sommes exposé.e.s sur nos milieux de travail. Car tant que la sécurité des TDS ne sera pas imputable aux boss, que la police continuera de nous harceler dans la rue et à l’intérieur de nos milieux de travail et que les clients négocieront et refuseront le port du condom, notre intégrité sera constamment compromise.

Services sociaux et travail du sexe : entre répression et psychiatrisation

Les premières lois sur le travail du sexe apparaissent à l’ère victorienne au XIXe siècle avec le courant de l’hygiénisme moral. Ce courant vient remplacer le courant strictement moral qui prévalait auparavant par des arguments « scientifiques » : c’est désormais le corps médical qui justifie la répression des TDS. En Angleterre, la Loi sur les maladies contagieuses de 1864 instaure des examens médicaux forcés aux TDS qui sont considérées comme des vecteurs de transmissions et responsables de l’épidémie de syphilis parmi les militaires28.

Simultanément, le travail social se développe pour répondre aux problèmes sociaux qui émergent avec l’urbanisation, au même moment que sont mises en place les premières forces de police. Des femmes de classes moyennes se portent garantes de l’application de ces nouvelles normes familiales dans les classes prolétaires et les familles immigrantes29. Jane Addams, une des fondatrice du travail social, appartenait à ce mouvement dit « hygiéniste »30. Avec le Home Economist Movement, ces femmes, autoproclamées « ménagères de la nation », travaillaient à instaurer de nouveaux standards de propreté et de nutrition31. Mary Anne Poutanen, dans son travail sur l’histoire de la prostitution Montréalaise entre les années 1800 et 1850, montre que, déjà à cette époque, une frange réformiste défendait l’idée que la réhabilitation était préférable à la punition32. Les TDS étaient envoyées dans des maisons de correction où elles effectuaient des travaux censés améliorer leur moralité et les former au travail domestique. Les organisations caritatives étaient quant à elles plutôt réservées aux pauvres considérés comme méritant et respectable, ce qui n’étaient bien entendu pas le cas des TDS.

Les services sociaux continuent aujourd’hui de jouer un rôle répressif à l’égard des TDS. Les mères sont particulièrement exposées à la remise en question de leurs compétences parentales à cause de leur métier, entre autres lors de conflits de séparation arbitrés par l’État. Elles ont fréquemment à faire aux services de protection de la jeunesse, alors que leur métier est souvent ce qui leur permet d’offrir une certaine qualité de vie à leur famille. Le cas de Jasmine Petite est particulièrement révélateur : TDS suédoise, militante et mère, elle a été assassinée par le père de son enfant lors d’une visite supervisée après que les services de protection de la jeunesse lui aient retiré la garde de ses enfants à cause de son métier. Elle avait pourtant mis en garde le juge de la dangerosité de son ex-mari33.

Pour les communautés autochtones du Canada, les services de protection de la jeunesse sont une continuation du système colonisateur des pensionnats autochtones34. C’est ce qu’illustre le cas de Stéphanie Iancy Brazeau, militante Anishnaabe-Kwe, placée dans des familles allochtones dès l’âge de trois ans et ayant perdu la garde de son enfant durant quatre mois suite à un épisode de violence conjugale35. L’imposition aux familles autochtones des standards occidentaux par la protection de la jeunesse est un acte colonial. Les TDS autochtones mères sont à l’intersection de plusieurs rapports de domination qui leur sont incontestablement dommageables.

Les organisation anti-prostitution revendiquant le modèle nordique soutiennent que la mise en place de services pour les TDS doit s’accompagner de la criminalisation des clients et des tierces parties. Mais ces ressources sont généralement orientées vers le parcours de sortie de la prostitution et instrumentalisent les traumatismes vécus par les TDS. Ainsi, certaines personnes neo-abolitionnistes de la prostitution affirment que le traumatisme est une condition sine qua non pour se prostituer36. Cette instrumentalisation est nécessaire pour opérer un droit à la parole sélectif ; on ne pourrait écouter que les « survivantes de la prostitution ».

Dans un contexte de « substitution de la sphère pénale (et en particulier de la police) par celle du psycho-social »37, la psychopathologisation des TDS fait fi des besoins économiques de celles qui pratiquent cette activité, mais aussi de leurs besoins vitaux, le travail du sexe pouvant être une façon de sortir d’un milieu (conjugal, familial ou social) violent.

Quand une TDS est confrontée à de la violence dans son milieu professionnel, les services policiers, judiciaires et psychosociaux ne sont souvent d’aucun secours. Au contraire, ils sont le lieu d’une « victimisation secondaire », c’est-à-dire qu’ils ajoutent des problèmes supplémentaires à la victime38. En effet, les TDS ne correspondent pas souvent au modèle de la « parfaite victime » et cela est donc utilisé pour leur retirer des ressources. Dominique Martel, une ex-travailleuse du sexe et survivante d’une tentative de meurtre, se bat avec les services d’Indemnisation des Victimes d’acte criminelle (IVAC) depuis dix ans pour que son travail soit reconnu39. Sa demande d’indemnisation avait d’abord été rejetée par l’IVAC et le Tribunal administratif du Québec (TAQ), avant que la Cour supérieure du Québec juge qu’elle avait été victime d’un acte criminel au sens de la loi. Alors que les revenus de travail non déclaré sont généralement admis par l’IVAC, celui-ci a toutefois traité son dossier comme si elle était une personne sans emploi et elle est donc indemnisée au salaire minimum de l’époque, soit 9 $ de l’heure.

Natalia Kalicki, panopticon

La décriminalisation : un point de départ de la lutte contre notre exploitation

L’idée que la police, le système pénal ou les services sociaux et médicaux de l’État puissent protéger les TDS de la violence et de l’exploitation est une fiction permettant de justifier la répression de nos activités et de nos corps et qui assure notre exploitation dans les milieux de travail légaux. Comme le souligne Morgane Merteuil « si les travailleuses du sexe peuvent être définies comme l’armée de réserve des femmes exploitées dans le travail salarié, domestique, ou le mariage, alors l’amélioration de leurs conditions de travail ne peut être que bénéfique à ces dernières »40.

L’État et ses structures ne pourront jamais protéger les TDS, ni les femmes et ni les personnes migrantes et racisées, tout simplement parce qu’il est garant de l’organisation capitaliste, patriarcale et raciste. L’abolition de la police est donc un levier pour récupérer son budget à notre bénéfice. Mais l’appropriation des ressources de l’État doit se faire dans une perspective radicale qui s’accompagne du refus de collaborer avec celui-ci. Il doit s’accompagner du démantèlement de l’ensemble du système pénal et de ses structures périphériques comme les services frontaliers et les services sociaux. C’est en ce sens que notre lutte pour la décriminalisation de notre travail doit être le point de départ pour s’organiser contre les violences et l’appropriation de notre travail par autrui, mais aussi contre l’ordre sexuel capitaliste.

Tant que nos revenus ne seront pas considérés comme un salaire et que notre activité ne sera pas considérée comme du travail, nous nous retrouverons toujours dans la position de victimes-bénéficiaires. Celle-ci permet à l’État et au capital de contrôler nos corps à travers ces institutions. Et c’est pourquoi la première étape pour lutter pour la reconnaissance de nos droits est la décriminalisation complète de notre travail. Si les lois l’encadrant passent de la sphère criminelle à la sphère du travail, nous pourrons alors organiser nos milieux de travail comme nous le souhaitons, et nos employeurs seront tenus responsables de notre sécurité. Si nos besoins de sécurité sont bel et bien réels dans nos communautés, nous sommes les mieux placé.e.s pour trouver des solutions et lutter contre l’exploitation.

Une version courte de ce texte a également été publiée dans l’ouvrage collectif 1312 raisons d’abolir la police (Lux, 2023).

Les illustrations sont tirées de l’œuvre de Natalia Kalicki.

NOTES


 

1. Nora Butler Burke. « Double Punishment. Immigration Penality and Migrant Trans Women Who Sell Sex. » dans Red Light Labor. Sex Work Regulation, Agency and Resistance, 2018, UBC Press, p.203↩

2. Naomie Gelper,  « Criminaliser les clients ne protège pas la travailleuses du sexe, selon une étude récente », Métro, 2021.↩

3. Aussi connu sous le nom de Montréal, territoire autochtone non cédé, où nous reconnaissons la nation Kanien’kehà:ka comme gardienne des terres et des eaux.↩

4. Silvia Federici, « Origins and Development of Sexual Work in the United States and Britain », dans Patriarchy of the Wage. Notes on Marx, Gender, and Feminism, PM Press, 2021, p. 109.↩

5. Idem, p.112.↩

6. Sur le travail exporté des pays du Sud vers ceux  du Nord, et notamment celui de reproduction, voir notamment Silvia Federici, « Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail », Période, 2014.↩

7. Sarah Aryes, « New law puts hundreds out of a job at Texas strip clubs », Spectrum News1, 2021.↩

8. Marla Cruz. (2021). « Episode 96: Marla Cruz on Laws that Impact Strippers », Peepshow Podcast, [min. 26:29 à 27:20].↩

9. Marla Cruz, A Stripper’s Case for the Full Decriminalization of Sex Work. How the Policing Affects Strippers and What We Gain From Full Decriminalization, 2021.↩

10. Musée canadien de l’immigration du Quai 21, Acte de l’immigration chinoise, 1885.↩

11.  Jessica Owen, « Sex work in massage parlours rubs Newmarket councillors wrong way », Newmarket Today, 2021.↩

12. « Town of Newmarket : End racism against Asian massage businesses and workers », Butterfly, 2022.↩

13. Elene Lam, « Survey on Toronto Holistic Practitioners’ Experiences with Bylaw Enforcement and Police », Butterfly, 2018.↩

14. Idem.↩

15. Idem.↩

16. Cette histoire est l’un des 18 récits de TDS migrantes relatés dans Butterfly, Behind the Rescue Industry. How Anti-Trafficking Investigations and Policies Harm Migrant Sex Workers, 2018.↩

17. Jo Doezema, « Femmes faciles ou femmes perdues ? La réapparition du mythe de la traite des blanches dans le discours contemporain de la traite des femmes » dans  Luttes XXX Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, Remue-ménage, 1999 p. 362-372.↩

18. Alliance Canadienne pour la Réforme des Lois sur le Travail du Sexe. (s.d.).  Infosheets : Impacts of Sex Work Laws (PCEPA/C-36).↩

19. Anne Elizabeth Moore, « The American Rescue Industry : Toward An Anti-Trafficking Paramilitary », Truthout, 2015.↩

20. Sécurité publique Canada, Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes 2019-2024.↩

21. Réseau juridique canadien VIH/sida, The Perils of ‘’Protection’’ : Sex Workers’ Experiences of Law Enforcement in Ontario, 2019.↩

22. Idem.↩

23. Butterfly, Cesser l’expansion secrète des services de police par le gouvernement Ford, 2021.↩

24. Matthew Gilmore, « Sex Workers Claim Police Are Keeping a Database in Case They ‘Turn up Dead’ », I heart radio, 2019.↩

25. Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, « Une campagne de sensibilisation ciblant les clients de la prostitution », 7 juin 2022.↩

26. Anne Elizabeth Moore, « The American Rescue Industry », loc. cit.↩

27. Sylvain Bouchon, « Contester un refus de parcours de sortie de la prostitution », LegaVox.fr, 19 avril 2022 ; Océan, « Agir »,  La politique des putes, Nouvelles Écoutes, mars 2020.↩

28. Frederic Regard, Féminisme et prostitution dans l’Angleterre du XIXe: la croisade de Josephine Butler, Paris, ENS Édition, 2014.↩

29. Mariarosa Dalla Costa, Family, Welfare, and the State Between Progressivism and the New Deal, Brooklyn, Commons Notion, 2015, p. 9. .↩

30. Idem .↩

31. Idem.↩

32. Mary Anne Poutanen, Une histoire sociale de la prostitution, Montréal, 1800-1850, Remue-Ménage, 2021, p. 352-392.↩

33. Ovidie, « Là où les putains n’existent pas », 2018.↩

34. Daphnée Hacker-B., Matt Jocey, « La DPJ et les communautés autochtones », Le Devoir, 2021.↩

35.  Delphine Jung, « C’est ma faute si j’ai perdu mon fils », Radio-Canada, 2022. .↩

36.  Jay Levy, Criminalising the Purchase of Sex: Lessons from Sweden, Oxford, Routledge, 2015, p. 70.↩

37. Gwenola Ricordeau, Crimes et peines : penser l’abolitionnisme pénal, Caen, Grevis, 2019, p. 176.↩

38. Sur la victimisation secondaire par le système pénal, voir Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal, Lux, 2019, p. 83.↩

39. Jean-François Racine, « Neuf dollars de l’heure pour une ex-travailleuse du sexe », Journal de Québec, 2020.↩

40. Morgane Merteuil, « Le travail du sexe contre le travail », Période, 2014.↩