06 Juin Pandemonium: prolifération des frontières du Capital et déviation pandémique (préface)
Par VALERIE SIMARD
Publié le 06 juin 2022
À l’occasion du lancement de Pandemonium: prolifération des frontières du Capital et déviation pandémique par Angela Mitropoulos dans une traduction française de Valérie P. Simard, nous publions la préface de la traductrice. Angela Mitropoulos est une des théoriciennes les plus éclairantes de l’heure. Sa contribution critique à l’évènement pandémique offre une grille d’analyse pour saisir les différents mécanismes en jeu et anticiper les déviations à venir. L’ouvrage de Mitropoulos sera mis en dialogue avec le bilan collectif Traitements-Chocs et Tartelettes à travers les réflexions de Josiane Cossette et de Julien Simard lors du lancement montréalais.

Deux ans après le début de la pandémie, alors que le variant Omicron (B.1.1.529, bientôt remplacé par le BA.2) circule toujours, le Dr Luc Boileau, directeur par intérim de la santé publique du Québec, questionné sur les nouveaux assouplissements aux mesures sanitaires, affirmait sur les ondes de la radio publique: « Ce n’est pas de l’optimisme, c’est le souhait de revenir à une vie normale». Il admettait ensuite qu’on enregistrait encore des milliers de cas quotidiens et que le virus restait « potentiellement mortel pour des personnes qui ne sont pas suffisamment protégées ou qui sont plus affectées parce qu’elles ont d’autres maladies ». Malgré ce constat, la Direction générale de la santé publique du Québec prenait la décision de ne plus imposer l’isolement des cas positifs asymptomatiques et transférait la gestion des risques aux ménages privés: « Il faut être capable de mesurer ces risques-là pour chaque personne, de façon décente, de les responsabiliser et de faire en sorte que le paysage de contagion demeure contrôlé par du civisme et de bonnes pratiques1 ».
Lorsque le directeur de la santé publique émet le souhait de revenir à une vie normale ou lorsque le premier ministre du Québec François Legault évoque « la cohésion nationale2 », ils nient que la pandémie constitue une déviation du cours normal des choses, que l’évènement microscopique de l’apparition d’un nouveau coronavirus intervient dans le cours de l’histoire et entraîne des changements sociaux, économiques et politiques dont la teneur et les conséquences ne sont pas encore pleinement connues. Les appels à la discipline, au gros bon sens, à la docilité ou à l’obéissance lancés tout au long de la pandémie témoignent de ce que, pour le premier ministre et pour la Direction de la santé publique, la propagation du virus est synonyme de désordre social et la maladie émane du chaos. Pourtant, le civisme ne peut pas grand-chose contre les milliards d’acteurs invisibles dont la dimension purement virale sert un dessein qui n’a rien à voir avec celui de la société, de l’État et de ses institutions.
C’est là une des thèses centrales de Pandemonium d’Angela Mitropoulos : la gestion irresponsable et incompétente de la pandémie aux quatre coins de la planète est le résultat d’un amalgame trompeur entre maladie et désordre social. Une interprétation qui encourage l’imposition de mesures restrictives – interdictions de voyage, quarantaine et couvre-feu – inefficaces pour endiguer la propagation d’un virus respiratoire hautement contagieux. Même si plus de deux ans se sont écoulés depuis l’apparition du coronavirus SARS-CoV-2, il est encore trop tôt pour prendre la pleine mesure de son impact. Néanmoins, l’essai de Mitroupoulos, écrit à chaud au tout début de la pandémie, dépasse l’immédiateté. En puisant dans l’histoire des théories de la population, dans la géopolitique et la finance, dans les récits d’origine et de fin du monde ainsi que dans la taxonomie, l’évolution et la danse des atomes, Pandemonium fournit des outils pour comprendre autant les processus qui ont conduit à la pandémie et motivé les réponses des États pour la contenir que leurs résultantes. Surtout, Pandemonium nous rappelle singulièrement que la façon de gérer la pandémie et son éclosion ne sont pas le fruit du hasard et sont en élaboration depuis des siècles.
Pandemonium offre une solide méthode d’analyse pour saisir les différents mécanismes en jeu durant la pandémie et, plus encore, anticiper les déviations à venir. Si, au Québec et ailleurs, c’est surtout l’extrême droite qui a monopolisé l’espace oppositionnel en déployant un argumentaire individualiste et réactionnaire face à la gestion intuitive de la pandémie, Mitropoulos renoue quant à elle avec une démarche critique et incisive qui expose les machinations et les tromperies intrinsèques au circuit capitaliste sans tomber dans le piège de la fascination ou du mystère.
Au contraire, Mitropoulos effectue un travail essentiel de reconnaissance, décortique les réponses des États à la pandémie – en particulier le Royaume-Uni et les pays de l’OCDE – afin d’exposer les logiques d’accumulation et d’exploitation, ainsi que les trajectoires racistes, sexistes, capacitistes, âgistes et de domination de classe, implicites aux concepts prétendument rationnels mobilisés pour combattre la pandémie.

Frontière
Mitropoulos insiste en particulier sur le renforcement des frontières aux quatre coins du monde en tant que stratégie phare pour garder le virus à distance, contre les avis de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui mettait en doute son efficacité. Au Canada, au moment du surgissement du variant Omicron, le gouvernement s’est entêté à adopter les mêmes approches qu’au tout début de la pandémie, en omettant notamment de considérer la hausse des cas en Europe comme un indicateur de la courbe de ce côté-ci de l’Atlantique et en interdisant l’entrée des voyageurs en provenance de l’Afrique du Sud.
Or, après deux ans de pandémie ponctuée par des cycles de transmission plus ou moins intenses, on ne peut plus prétendre « construire l’avion en plein vol » et les décisions devraient être fondées et s’appuyer sur des méthodes éprouvées. Qu’importe, l’intuition motive encore les décisions des gouvernements qui agissent comme s’ils n’avaient toujours pas compris les principes de transmission et de mutation des virus. Le déploiement de campagnes de vaccination qui ont permis de vacciner plus de 80 % de la population au Québec et presque autant au Canada n’a pas suffi à empêcher les différents variants de traverser les frontières et progresser au-delà de leur lieu d’éclosion.
Ainsi, même si les populations des pays riches ont eu accès à une troisième dose de vaccin à la fin de l’année 2021 et qu’une quatrième dose soit envisagée au cours de l’année 2022, les vagues se succèdent au point d’ébranler une nouvelle fois les capacités des systèmes de santé – au moment d’écrire ses lignes le Québec entrait dans une sixième vague. Parallèlement, le taux de vaccination pour l’ensemble des pays pauvres – bien que la situation diffère évidemment d’un pays à l’autre – oscillait autour de 14 %3. Le programme COVAX, lancé par l’OMS et regroupant 190 pays, des entreprises pharmaceutiques, des fondations et des organisations des Nations Unies, n’avait réussi à distribuer que 560 millions de doses sur les 2 milliards qu’il avait promis d’ici la fin 2022.
En dépit de l’importance de vacciner la population à l’échelle du globe pour espérer mettre un frein à la pandémie, les compagnies pharmaceutiques et les États qui les soutiennent s’opposent à la levée des brevets revendiquée par les spécialistes des urgences pandémiques et sanitaires. Les pharmaceutiques brandissent la menace de ne plus investir dans la recherche et le développement de traitements lors d’une prochaine pandémie si elles ne peuvent tirer profit de la propriété intellectuelle. Si au moment d’écrire Pandemonium on n’avait pas encore fait la découverte d’un vaccin, Mitropoulos signalait déjà la problématique: comme pour les équipements de protection individuelle (ÉPI), le fait que les outils pour combattre les pandémies – les vaccins, les masques, les visières, voire les lits d’hôpitaux dans certains cas – sont considérés comme des marchandises constitue aussi un frein au déploiement de mesures pour endiguer efficacement la propagation de virus.

Bulle
L’apartheid vaccinal auquel on assiste désormais contribue à amplifier ce que Mitropoulos appelle les géographies et les généalogies (de race, de genre, de pauvreté, d’âge et de capacité) sur lesquelles s’appuie le circuit capitaliste. Les infrastructures et les entreprises jugées essentielles pendant la pandémie reposent toutes sur le travail gratuit ou sous-payé des personnes racisées et migrantes. C’est le cas des entrepôts d’Amazon, de Dollarama et autres géants de la vente au détail, de la livraison et du transport des marchandises, des abattoirs et des usines de transformation des aliments, des manufactures textiles et de la production agricole, du travail d’entretien des espaces publics et privés, et du travail de soin, en particulier au bas de l’échelle. Ce travail de soin est effectué en majorité par des femmes migrantes embauchées par les agences de placement qui les transportent d’un lieu de travail à l’autre au gré des pénuries de main-d’œuvre et sans qu’on se préoccupe de leur santé. Les trajectoires du virus ont emprunté ces mêmes tracés, entraînant la flambée des cas dans ces milieux de travail, dans les quartiers ouvriers où sont entassées les ménages dans des appartements souvent trop petits, mal aérés et insalubres, dans les centres de soins de longue durée et parmi les populations racisées qui, au fil du temps, à force d’exploitation et confrontées à des conditions de travail et de vie qui menacent leur santé, ont développé des troubles sous-jacents qui augmentent leurs risques de développer des formes graves de la maladie ou d’en mourir.
Se gardant d’intervenir dans les secteurs sous leur gouverne – l’aération dans les écoles, l’organisation des soins dans les hôpitaux, pour citer quelques exemples québécois – la voie empruntée par la grande majorité des gouvernements pour lutter contre le virus repose sur la privatisation des risques. Une approche de facto capacitiste et âgiste – voire eugéniste. Au Québec, le SRAS- CoV-2 a ainsi contaminé quelque 926 920 personnes et causé la mort de plus de 14 000 d’entre elles, dont 9 019 étaient des personnes qui résidaient dans des centres de soins de longue durée (CHSLD) ou des résidences pri- vées pour aînés (RPA)4.
Le transfert des risques vers les individus s’est fait en négligeant ces conditions systémiques, et en prenant comme population de référence les ménages blancs, patriarcaux, aux salaires relativement élevés des banlieues québécoises. Le couvre-feu et le confinement à domicile, le concept de bulle familiale, l’imposition du télétravail et de l’école à distance : toutes ces mesures reposent sur la prémisse d’un ménage harmonieux idéalement composé d’un papa, d’une maman et de deux enfants (et pourquoi pas d’un chien, seul motif jugé valable pour briser le couvre-feu) vivant dans un logement suffisamment grand, salubre, confortable et sécuritaire, avec du matériel informatique et une bonne connexion Internet (ce qui n’est pas le cas dans les régions éloignées des grands centres), et dont chaque membre partage la langue et la culture communes de la majorité (ce qui est loin d’être le cas dans une métropole comme Montréal), avec l’accès à l’eau potable, à la nourriture et à d’autres services essentiels à proximité (ce qui est, on le sait, loin d’être le cas pour plusieurs communautés autochtones au Canada).

Complot
Devant les hésitations et les contradictions des dirigeants appuyés par une santé publique dont les ornières excluent une grande partie de la population, les charlatans ont proposé leur pharmacopée: un mélange de nationalisme et de xénophobie pour expliquer à la fois l’origine du virus et le remède pour l’éradiquer. L’incertitude et la peur se sont canalisées dans les théories du complot ou dans les formules miraculeuses comme l’immunité collective ou l’hydroxychloroquine. Tout un imaginaire paranoïaque complotiste est alimenté par la complexité des interactions entre les États, les entreprises privées – de la manufacture à la distribution –, les compagnies d’assurances et les institutions internationales comme le Fonds monétaire internationale et la Banque mondiale, la financiarisation des catastrophes naturelles et la spéculation à l’intérieur du circuit capitaliste.
Loin d’exposer les réelles intrigues du processus capitaliste et de ses chaînes d’approvisionnement, et contrairement aux analyses de Pandemonium, les complotistes de tout acabit ont surtout constitué une cible facile pour les gouvernements qui n’ont pas manqué de transférer sur eux la responsabilité des fautes commises dans la gestion pandémique. La crise sanitaire a été l’occasion de « nous » exposer à une dichotomie simpliste qui oppose les bons et les méchants à la manière du western le plus trivial. Les chefs d’État se sont présentés comme les figures paternelles protectrices, les shérifs pourfendant tantôt les vilains antivax, tantôt les jeunes avec leur irrépressible envie de danser ou encore les vacanciers sur les plages des tropiques. En même temps, les dirigeants choisissaient leurs héros, ces personnes qui, par leur travail – toujours le travail… – participaient aux efforts les plus intenses pour combattre le virus et assurer le maintien des activités économiques, tout en catégorisant les morts: ceux qu’on pouvait pleurer et ceux qu’il fallait ignorer5.
Ça va bien aller
Entre deux points de presse mettant en scène la figure paternaliste du premier ministre et les simagrées du directeur de la santé publique, Pandemonium a représenté, au début de la pandémie, un bref soulagement, en proposant des clés pour comprendre le moment historique dans lequel le monde était plongé.
Une des forces de l’ouvrage d’Angela Mitropoulos consiste à élargir le spectre d’analyse de la pandémie et permet de s’extraire de l’enchaînement rapide des évènements, ce mouvement incessant qui fait détourner les regards et rend difficile d’appréhender la totalité. Le travail de reconnaissance effectué par Mitropoulos constitue un outil précieux pour tenter un pas de côté et s’extraire de la tempête qui, inlassablement, nous pousse vers un avenir contingent tandis que les ruines s’accumulent dans son sillage. La pandémie du SRAS- CoV-2 était prévisible, elle ne sera pas la dernière ni la plus importante6. S’entêter à ignorer le monde qui nous fait vivre, à ignorer qu’il se compose d’un ensemble complexe d’invisible et de visible interreliés et connectés est une erreur. Les humains ne sont pas plus autonomes et distincts que les frontières sont étanches. La santé animale et la santé humaine, tout comme la pollution de l’air, des sols et de l’eau, sont interreliées, d’où l’importance de s’attaquer immédiatement à l’urgence environnementale pour limiter le réchauffement climatique et la destruction des écosystèmes.

Toutefois, les fantasmes autonomistes et autogestionnaires de retour à la terre qui en ont tenté plus d’un durant le confinement ne font qu’exacerber l’atomisation et ne sont pas une option7. Du moins pas tant que ce choix ne s’offre qu’à un nombre restreint tandis que d’autres sont contraints à nettoyer et soigner, ou demeurent emprisonnés ou oubliés et que d’autres encore sont forcés de partir, sont déplacés, déportés ou exterminés. La réponse ne se trouve ni à l’abri des frontières nationales ni dans un quelconque ailleurs. Au lieu du déni et de la rupture, il faut au contraire accepter l’invitation à construire une communauté politique qui refuse et dépasse les taxonomies vers un agir ensemble pluriel8.
C’est en quelque sorte l’invitation de Mitropoulos. La pandémie a rendu visibles les relations complexes d’interdépendance pour la survie et les soins, entre êtres vivants et non vivants, visibles et invisibles, à chaque étape du procès du capital. Ce faisant, elle nous force à rejeter la catégorie des catastrophes naturelles. La reconnaissance d’une telle interdépendance transforme le rapport au politique, décentre encore plus l’humain et offre un éclairage nouveau sur les injonctions à « apprendre à vivre avec le virus ».
Angela Mitropoulos, Pandemonium: Prolifération des frontières du Capital et déviation pandémique, trad. Valérie P. Simard, éditions de la rue Dorion, Montréal, 2022
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Dasha Plesen.
NOTES
1. Dr Luc Boileau, « Entrevue avec le Dr Luc Boileau: Fin de certaines mesures de prévention», Tout un matin, Radio-Canada, 11 mars 2022.↩
2. François Legault, «Victimes de la COVID-19 : Le Québec n’oubliera jamais », Le Devoir, 11 mars 2022. ↩
3. Oxford Martin School, University of Oxford et Global Change Data Lab,
« Coronavirus (COVID-19) Vaccinations », Our World in Data, 7 mars 2022.↩
4. « Suivez l’évolution de la COVID-19 au Québec», Le Devoir, 12 mars 2022. ↩
5. Caroline Plante, « Une déclaration de Legault qui ne passe pas auprès de l’opposition », La Presse, 25 juin 2020. ↩
6. Sandy Dauphin, « Les pandémies vont devenir plus fréquentes et meurtrières, expliquent les experts biodiversité de l’ONU », France Inter, 30 octobre 2020. ↩
7. Malcom Ferdinand affirme que « ce retour-là concerne […] ceux qui ont pu partir. L’arrogance du retour à la nature est précisément d’effacer ceux qui ne sont pas partis». On pourrait ajouter ceux qui ont été forcés de partir. Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale : Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2019, p. 200.↩
8. Je m’inspire encore une fois de Malcom Ferdinand et de son invitation à « penser l’écologie à l’aune d’un navire-monde qui fait de la rencontre de l’autre son horizon.» ; « un navire qui accueille un monde entre humains avec les non-humains sur le pont de la justice ».Ibid., p. 30, 246 ↩