La reconnaissance canadienne de la Palestine : entre écran de fumée et complicité

Par Safa Chebbi
Publié le 24 octobre 2025

Le 21 septembre 2025, le Canada, par la voix de son premier ministre Mark Carney, a officiellement reconnu l’État de Palestine. Cette annonce survient alors qu’un génocide systémique, prolongé et sous les yeux du monde se déroule à Gaza depuis octobre 2023. Jusqu’à présent, ce génocide a fait des dizaines de milliers de morts, déplacé plus d’un million de personnes, et plongé la population dans une famine dénoncée comme « évitable » par les Nations unies.

Si ces bilans officiels sont déjà terrifiants, des estimations indépendantes révèlent une réalité encore plus sombre. Une étude parue dans The Lancet (Jamaluddine et al.) évalue à 64 260 morts par traumatismes le nombre de décès entre le 7 octobre 2023 et le 30 juin 2024 à Gaza, un chiffre environ 41 % plus élevé que les données rapportées par le ministère de la Santé palestinien. Certains auteurs vont plus loin, estimant que si l’on inclut les morts indirectes (dus à la destruction des infrastructures médicales, au manque d’accès aux soins, à la malnutrition, à l’eau, etc.), le bilan réel pourrait atteindre 186 000 morts ou davantage jusqu’au juin 20241. Cela signifie qu’aujourd’hui, après plusieurs mois supplémentaires de siège et de bombardements, le nombre réel de victimes est encore plus élevé, dépassant largement tout ce que les chiffres officiels laissent apparaître.

La reconnaissance canadienne s’inscrit dans une dynamique diplomatique plus large : l’Australie et le Royaume-Uni l’ont également annoncée, rejoignant ainsi la France et l’Espagne. D’autres pays européens, comme la Belgique, devraient suivre. Mais derrière ce vernis de « progrès diplomatique » se cache une contradiction majeure : cette reconnaissance est conditionnelle, tardive et instrumentalisée. Elle ne rompt en rien avec la complicité active du Canada et de ses alliés dans le génocide en cours, ni avec leur soutien constant à la colonisation de la Palestine.

Il convient de rappeler que la Palestine dispose du statut d’État observateur non-membre à l’ONU depuis 2012, et que près de 150 pays l’ont déjà reconnue officiellement, certains dès 1988, année de la proclamation d’indépendance palestinienne. Plus encore, le plan de partage adopté par l’ONU en 1947 incluait déjà la création d’un État palestinien. Dans ce contexte, la reconnaissance annoncée par le Canada et quelques pays européens en 2025 n’a rien de novateur: elle s’inscrit dans un processus engagé depuis des décennies et trop longtemps différé par les puissances occidentales.

André Querry, Manifestation à Montréal le 4 octobre 2025

Une reconnaissance conditionnelle : autodétermination sous tutelle

Dans sa déclaration, Mark Carney affirme que la reconnaissance « s’harmonise pleinement avec les principes d’autodétermination et les droits fondamentaux de la personne inscrits dans la Charte des Nations Unies »2. Mais ces mots sont aussitôt vidés de leur substance par une série de conditions drastiques. L’État palestinien, tel qu’imaginé par Ottawa, doit être démilitarisé ; il doit être dirigé par une Autorité palestinienne « réformée », encadrée par les puissances occidentales ; et le Hamas est explicitement exclu de tout rôle politique. Plus encore, les « réformes essentielles » exigées devront être mises en œuvre directement auprès du Canada et de la « communauté internationale ».
En d’autres termes, l’autodétermination palestinienne est subordonnée aux diktats occidentaux. Cette logique prolonge le paradigme imposé depuis les accords d’Oslo (1993) qui n’ont jamais permis la souveraineté réelle mais seulement une gestion coloniale déléguée. Pourtant, le droit international est explicite: le droit à l’autodétermination est inaliénable et non conditionnel (Résolution 1514 (XV)3 de l’Assemblée générale de l’ONU, 1960 ; Résolution 3236 (XXIX)4, 1974). En confisquant aux Palestinien·nes le choix de leurs institutions, de leur résistance et de leur gouvernance, le Canada ne fait qu’entretenir la fiction d’une souveraineté.

Cette position s’inscrit également dans un cadre diplomatique plus large. En juillet 2025, la France et l’Arabie saoudite avaient lancé ce qu’on a appelé la « Déclaration de New York », présentée comme une initiative pour faire avancer la reconnaissance de l’État palestinien. Le texte réaffirmait officiellement le principe de deux États et rejetait toute modification démographique ou territoriale liée à la colonisation ou au transfert forcé de population, ce qui pouvait être lu comme un refus du nettoyage ethnique et de l’expansion coloniale israélienne.

Mais cette déclaration, qui a été reprise à l’Assemblée générale de l’ONU le 12 septembre 2025 (142 voix pour, 10 contre, 12 abstentions)5, portait en elle des limites profondes. D’une part, elle plaçait sur le même plan les crimes israéliens et les attaques du Hamas, en condamnant l’enlèvement d’otages sans un mot sur les milliers de prisonniers palestiniens détenus dans les prisons israéliennes. D’autre part, elle s’inscrivait dans une logique qui confiait à des acteurs extérieurs, précisément ceux qui financent et couvrent l’occupation israélienne, le soin de définir les contours de la souveraineté palestinienne.

En pratique, la « Déclaration de New York » ne constitue pas un plan de paix, mais un cadre qui protège l’occupation israélienne et subordonne les droits palestiniens à une reconnaissance conditionnelle. Elle légitime le maintien des colonies, des postes militaires et des checkpoints en Cisjordanie, et passe sous silence les annexions illégales menées pendant le génocide. Elle neutralise le droit au retour des réfugiés et leur droit à restitution et réparation, en contradiction flagrante avec la Résolution 194 (III) de 1948. Elle conforte enfin une mise sous tutelle étrangère de la gouvernance palestinienne, ce qui revient à nier l’essence même de l’autodétermination.

Adoptée au moment même où la Cour internationale de justice avait déjà reconnu comme « plausible » la commission d’un génocide à Gaza, la Déclaration de New York apparaît ainsi comme une manœuvre politique pour diluer les obligations internationales et détourner l’attention des crimes israéliens. Elle viole directement les conclusions de la CIJ et les résolutions pertinentes de l’Assemblée générale, notamment ES-10/22 (18 septembre 2024) et ES-10/24, qui exigent des mesures concrètes contre l’occupation et le colonialisme de peuplement.

C’est dans ce sillage que s’inscrit la reconnaissance canadienne, comme celles du Royaume-Uni et de l’Australie. Elle reprend la rhétorique de l’autodétermination tout en la conditionnant, elle se place dans le cadre fixé par les alliés occidentaux, et elle cherche avant tout à sauver la façade diplomatique de gouvernements complices du génocide et de la colonisation. Autrement dit, plutôt qu’un acte de rupture, la position canadienne s’insère dans une stratégie plus large visant à imposer aux Palestiniens une souveraineté amputée et contrôlée de l’extérieur.

André Querry, manifestation à Montréal le 4 octobre 2025

Quand le droit international est ignoré au profit de l’armement

Un autre élément central de la déclaration canadienne est ce qu’elle ne dit pas. Ottawa a passé sous silence les instruments juridiques internationaux qui qui engagent pourtant directement sa responsabilité. Elle ne mentionne ni la résolution de l’Assemblée générale du 18 septembre 2024 (A/RES/ES-10/22), qui appelle les États à prendre des mesures concrètes pour mettre fin à la présence illégale de l’entité sioniste (Israël) dans les territoires palestiniens occupés et à s’abstenir de toute aide à cette occupation ; ni l’avis consultatif de la Cour internationale de justice du 26 janvier 2024, qui conclut qu’il est « plausible » que l’entité sioniste commette un génocide à Gaza et impose des mesures conservatoires immédiates ; ni encore les mandats d’arrêt émis par la Cour pénale internationale le 21 novembre 2024 contre Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Ce silence permet à Ottawa de parler de « crise humanitaire » plutôt que de génocide, de centrer son discours sur la condamnation du Hamas sans nommer la responsabilité israélienne et de dissocier sa reconnaissance symbolique de toute obligation de sanctions ou de poursuites. Mais au-delà du vocabulaire, la réalité se mesure aux actes : depuis octobre 2023, le Canada a expédié 391 cargaisons militaires à l’entité sioniste, en contradiction avec ses dénégations officielles. Le Royaume-Uni, sous Keir Starmer, a poursuivi ses exportations d’armes tout en affirmant que l’entité sioniste « ne commet pas de génocide », en contradiction flagrante avec la CIJ. L’Australie, de son côté, poursuit sa coopération militaire et économique avec Tel-Aviv, sans qu’aucune reconnaissance diplomatique ne vienne limiter cette collaboration.

Ces faits traduisent une contradiction insoutenable : les mêmes États qui prétendent « reconnaître » la Palestine continuent simultanément d’armer et de financer l’appareil militaire israélien, garantissant la poursuite du génocide et de la colonisation. Autrement dit, la reconnaissance proclamée sur la scène diplomatique n’a aucune incidence sur les pratiques concrètes. Elle fonctionne comme un écran de fumée, une opération diplomatique qui masque la continuité des alliances stratégiques et des intérêts économiques.

L’État sans son peuple, exil perpétué

Dans son discours, Ottawa insiste sur le « droit d’Israël à exister » et sa « sécurité », érigés en principes indiscutables. Pourtant, un tel droit n’existe pas en droit international. Ce que consacrent les textes, c’est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (article 1 commun aux Pactes internationaux de 1966). Pour le peuple palestinien, ce droit s’articule autour d’un triptyque clair : la fin de l’occupation militaire, la pleine souveraineté sur les terres et les ressources, et le droit au retour des réfugié·es.

Ce dernier droit, consacré par la Résolution 194 (III) de l’Assemblée générale des Nations unies (11 décembre 1948), demeure le cœur de la revendication palestinienne. Il garantit à chaque réfugié·e expulsé·e lors de la Nakba de 1948 et à ses descendants, la possibilité de rentrer dans son foyer ou, à défaut, de recevoir compensation pour ses pertes. Soixante-quinze ans plus tard, ce droit reste bafoué, et des millions de Palestinien·nes vivent toujours en exil forcé, du Liban à la Jordanie en passant par la Syrie.

En faisant disparaître la question du retour, la reconnaissance canadienne prive l’autodétermination palestinienne de son contenu réel. Elle consacre l’image d’un État réduit à des fragments territoriaux, détaché de sa diaspora, et occulte ce qui demeure le cœur de la cause palestinienne : le droit des réfugié·es à rentrer chez eux, inséparable de toute perspective de libération.

Conclusion

La reconnaissance canadienne de la Palestine n’a rien d’un tournant historique : elle n’est ni un acte de justice, ni un geste de rupture. En l’absence de sanctions, de levée du siège, de démantèlement des colonies et surtout de garantie du droit au retour, elle reste une opération diplomatique creuse, destinée à masquer la complicité intacte avec le génocide et l’apartheid.

Le peuple palestinien n’a pas besoin de symboles conditionnels qui réduisent son autodétermination à une fiction. Il a droit à une souveraineté pleine, à la justice et à son retour sur sa terre. Ces droits ne dépendent pas des chancelleries occidentales, mais de la lutte des Palestinien·nes eux-mêmes et de la solidarité internationale des peuples.

Pour le dire autrement, il faut économiser nos munitions et éviter le piège du progressisme libéral qui nous fait faire une guerre tous azimuts aux individus plutôt qu’aux structures. Or le progressisme libéral est la nouvelle forme de l’humanisme blanc et de la bonne conscience. Je suis sûre par exemple qu’à l’UQAM, ce progressisme a le vent en poupe. Le véritable non-alignement c’est celui qui consiste à savoir reconnaître en toute circonstance les ruses du pouvoir libéral qui nous détourne de la critique des structures, et reconnaitre les ruses de la raison blanche qui consiste à aliéner les classes populaires blanches à l’État intégral, que ce soit sous la forme du racisme qui est facilement détectable par nous mais aussi par les formes de progressisme que j’ai identifiées plus haut et qui sont autant de masques du contrat racial.

Les photos ont été prises par André Querry le 4 octobre 2025 à Montréal lors d’une manifestation pour les deux ans du génoncide à Gaza.

NOTES


 

1. Rafael Beyar et Karl Skorecki, « Concerns regarding Gaza mortality estimates », The Lancet, 16 novembre 2024.↩

2. « Le Canada reconnaît l’État de Palestine», Radio-Canada, 21 septembre 2025.↩

3. ONU, Declaration on the Granting of Independence to Colonial Countries and Peoples, 14 décembre 1960.↩

4. ONU, Resolution 3236 : Question of Palestine : General Assembly : Twenty-ninth Session,  22 novembre 1974.↩

5. ONU, General Assembly Endorses New York Declaration, Charting Path to Palestinian Statehood,  12 septembre 2025.↩

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