Gagner son ciel ou gagner sa vie ?

Par SYLVIE  DUPONT
Publié le 26 avril 2022

Bien que court, ce texte de présentation du dossier thématique du magazine féministe La vie en rose sur le salaire au travail ménager résume bien la réception controversée de la campagne Wages for Housework au « Québec » dans les années 70-80. En se réclamant des féministes marxistes ayant élaboré tout un réseau international pour réclamer des salaires pour les ménagères, Sylvie Dupont et les membres du comité de La Vie en Rose adoptent une position minoritaire et polémique, qui ne souligne pas seulement l’invisibilité du travail des femmes à la maison, mais aussi sa centralité dans le fonctionnement du capitalisme. Au-delà de la stratégie de la libération par l’accès au « travail social », cette perspective féministe propose de reconnaître le travail des femmes à la maison en tant que « travail social », c’est-à-dire en tant que travail salarié. Cinquante ans après les premiers balbutiements de Wages for Housework, ce texte Sylvie Dupont rappelle ce constat tout simple, mais très peu acquis, des féministes marxistes : le salaire reste l’outil politique le plus à même de rendre possible une socialisation d’un travail aussi naturalisé que celui effectué à la maison par une vaste majorité de femmes. Plus encore, ce texte souligne la longue durée des résistances, à droite comme à gauche, aux luttes pour la reconnaissance d’activités traditionnellement et majoritairement féminines en tant que travail : des ménagères aux travailleuses du sexe, en passant par les stagiaires. Alors que certaines de ces luttes animent présentement la gauche au « Québec », puisse la republication de ce texte participer à faire vivre les théories et les pratiques féministes marxistes sur la stratégie du salaire pour subvertir le capitalisme patriarcal et racial, quoi qu’en dise la droite, les gouvernants et une certaine gauche. — É.H.

En publiant ce dossier, l’équipe de rédaction de La vie en rose voulait questionner la certitude viscérale de tous ceux et toutes celles qui sont contre le salaire au travail ménager parce que, jusqu’à maintenant, leurs arguments n’ont pas réussi à nous convaincre. Voici donc ce que nous en pensons.

Évidemment, chacune d’entre nous ne souscrit pas inconditionnellement à toutes les affirmations des militantes de Wages for Housework. Certains de leurs propos peuvent choquer, scandaliser même. Mais justement leur grand mérite est de nous faire quitter une fois pour toutes le terrain rassurant de « la question-femme » ou « le travail libère » et « les mentalités changent ». À celles pour qui la patience ne suffit pas, leur perspective ouvre des possibilités d’action.

De l’extrême-gauche à l’extrême-droite, on s’entend pour dire que le travail ménager est un travail privé par opposition au travail social. Mais l’un des acquis les plus importants du féminisme est d’avoir démontré que le privé est politique. On peut être contre le fait qu’il y ait des femmes de ménage et des bonnes dans les maisons privées, on peut s’indigner avec raison de l’insuffisance de leur salaire et de leurs conditions de travail déplorables ; on ne conteste pas le fait qu’elles travaillent et donc qu’elles méritent un salaire. On ne prétend pas que ce salaire va les enchaîner à leur travail. L’amour « naturel » de la femme, épouse et mère, pour son mari et ses enfants ferait donc toute la différence ? Vision bien peu matérialiste pour des gestionnaires du pouvoir ou des marxistes.

Nous sommes d’accord pour dire qu’il faut socialiser le travail ménager, mais nous n’arrivons pas à imaginer comment on pourrait le faire sans lui accorder la reconnaissance sociale du fait que c’est un travail : le salaire.

Sauf à l’extrême-droite, du gouvernement à l’extrême-gauche, on affirme que le salaire ménager confinerait les femmes à la maison, institutionnaliserait ce rôle. Pour nous, il est clair que les femmes sont déjà confinées à la maison, que leur rôle, leur travail gratuit, est depuis fort longtemps une institution, l’une des plus solides qui soient. Si nous ne la voyons pas, si nous l’oublions, c’est justement parce qu’elle ne coûte d’argent à personne, seulement un travail gratuit et interminable à mettre sur le compte illimité de l’amour. L’amour a le dos large.

Sauf à l’extrême-droite, du gouvernement à l’extrême-gauche, on parle abondamment du droit des femmes au travail social. On l’oppose au droit au salaire pour le travail ménager. On en parle comme si les femmes avaient le choix, même si on constate du même souffle qu’aucune condition matérielle ne leur rend possible l’exercice de ce droit : pas de garderies, pas de congés de maternité, pas de salaire égal, etc. et, encore plus important, pas de travail du tout… même pour les hommes. Ceux qui constatent et dénoncent les taux de chômage exorbitants disent en même temps aux femmes que leur seule voie de libération est d’entrer en masse dans la production sociale… et donc, qu’elles n’ont aucune voie de libération.

Si les partisan·ne·s du droit au travail social sont sincères et honnêtes lorsqu’ils disent que les femmes ont autant de droit au travail social que les hommes, APPUIERAIENT-ILS SANS RÉSERVE UNE REVENDICATION EXIGEANT UNE LOI POUR OBLIGER LE PATRONAT À DONNER 51% DES EMPLOIS DISPONIBLES AU QUÉBEC À DES FEMMES ? (Les hommes qui perdraient leur emploi y gagneraient une occasion inespérée de partager « les tâches domestiques ».) Sinon, tout esprit réaliste devra constater que la revendication du droit au travail n’est qu’un voeu pieux pour faire patienter les femmes (et tous les autres non-salarié·e·s) jusqu’au grand soir d’une révolution que nous devrons à d’autres, à qui nous devrons dire « merci », ENCORE UNE FOIS, pour leur travail.

Le gouvernement dit : « le salaire au travail ménager, n’y pensez pas, ça coûterait trop cher aux contribuables ». Toujours anonyme, le Contribuable a le dos presque aussi large que l’amour. Il n’est pas exigeant sur les priorités. Le Contribuable paie sans protester les Jeux Olympiques, les Floralies, l’armée et les dépenses militaires, la Reine, la police, les juges, les fonctionnaires, Pétro-Canada, etc. Mais pas les ménagères.

Les femmes ont peur de demander de l’argent. Quand l’État dit qu’il n’a pas d’argent pour elles, elles le croient. Les femmes du Conseil du statut de la femme ont déclaré avoir conçu toutes les mesures de Égalité et indépendance de façon à ce qu’elles ne coûtent pas un sous à l’État. Nous n’aurons jamais rien si nous ne demandons rien. Et quand la possibilité d’avoir le salaire au travail ménager nous semble trop belle pour être vraie, on peut se rappeler qu’au début du siècle, aucun·e chômeur·se n’aurait oser imaginer un jour recevoir un chèque toutes les semaines pendant un an pour avoir été exclu de la production sociale. Si le gouvernement nous concède des « pinottes », nous prendrons ces pinottes sans être assez idiotes pour aller nous « enchaîner » ensuite au travail ménager, béates de reconnaissance. Et si nous obtenons un jour un salaire compétitif par rapport au marché du travail, certains hommes commenceront peut-être à voir que, comme métier salarié, le travail ménager n’est pas plus bête ou avilissant que bien d’autres. On pourra « choisir » ce métier comme on en « choisit » un autre. Pour l’instant, le choix n’existe pas.

On entend souvent dire que toute la droite est pour le salaire au travail ménager. C’est faux. À l’heure actuelle, presque tous les groupes sont contre, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, y compris la majorité des féministes. Parce que le « propre de l’idéologie dominante, c’est de dominer », et qu’on a profondément intériorisé son leitmotiv : « Pour les femmes, c’est pas pareil ».

Nous pensons que le travail des femmes est un travail comme les autres. Et nous ne pouvons pas être contre les luttes des femmes pour obtenir un salaire, ou n’importe quelle mesure qui reconnaît ce travail comme un travail social. Ce serait nier notre propre travail, nous nier nous-mêmes.

Article paru dans La Vie en Rose (Mars/Avril/Mai 1981) et dans Micheline Dumont et Louise Toupin (2003), La pensée féministe au Québec. Anthologie (1900-1985), Montréal, Éditions du Remue-Ménage, p. 605-608.

Les illustrations sont tirées de La Vie en Rose.