Enquête ouvrière et composition sociale de classe

Par Notes from Below
Publié le 20 février 2024

Notes from Below se concentre sur la publication d’écrits de travailleuses et de travailleurs. Lorsque nous avons commencé, il y a presque six ans, nous avons compris que toute politique révolutionnaire adaptée à notre situation devait partir du point de vue de la classe ouvrière. À l’époque, comme aujourd’hui, nous avons puisé nos méthodes et notre théorie dans une vaste tradition marxiste qui cherche à comprendre et à changer le monde du point de vue des travailleuses et travailleurs. Pour que ce lien avec la perspective de classe soit réalité, nous avons publié des enquêtes ouvrières, nous sommes intervenus pour faire circuler et pour développer les luttes, et nous avons cherché à renforcer la confiance des travailleuses et travailleurs pour qu’elles et ils puissent agir par et pour eux-mêmes. Nous avons développé une compréhension de la « composition de classe » qui prévaut aujourd’hui en Grande-Bretagne. La composition de classe signifie la manière dont les classes qui composent la société capitaliste sont organisées techniquement, socialement et politiquement. Nous pensons qu’une compréhension plus approfondie de la composition de classe est fondamentale pour les militantes et militants d’aujourd’hui afin de développer des stratégies adaptées à notre époque sans prendre uniquement le passé comme guide. — NFB

Nursun Hafızoğlu, Black Stain

Pourquoi l’enquête ouvrière?

L’enquête ouvrière est une approche qui combine la production de connaissances et l’organisation. Elle cherche à créer des connaissances utiles sur le travail, l’exploitation, les rapports de classes et le capitalisme du point de vue des travailleuses et travailleurs eux-mêmes. Il existe deux formes d’enquête ouvrière. La première est une enquête « d’en haut », impliquant l’utilisation de méthodes de recherche traditionnelles pour avoir accès au milieu de travail. La seconde est l’enquête « d’en bas », une méthode qui implique la « corecherche », dans laquelle les travailleuses et travailleurs sont eux-mêmes impliqués dans la production de la connaissance. Si les conditions sont réunies, l’enquête « d’en bas » est clairement préférable. Les connaissances issues de l’une ou l’autre de ces formes d’enquête sont utiles pour comprendre le capitalisme, mais aussi pour s’organiser contre lui.

C’est pourquoi la revue Notes from Below diffuse les voix et les expériences des travailleuses et travailleurs dans leur lutte contre l’exploitation capitaliste. Nous voulons ancrer notre politique dans la perspective de la classe ouvrière, aider à faire circuler et à développer les luttes et renforcer la confiance des travailleuses et travailleurs pour agir par et pour eux-mêmes.

Il y a deux raisons pour lesquelles nous nous concentrons sur le travail. D’abord, il s’agit d’un élément central de la perspective de la classe ouvrière. Du point de vue d’une travailleuse ou d’un travailleur individuel, il est difficile de voir comment son propre travail reproduit chaque jour le capitalisme. Mais les travailleuses et travailleurs savent intuitivement que, si la classe ouvrière cessait de travailler, tout s’arrêterait. Collectivement, elles et ils remplissent des fonctions vitales à différents points de production et de circulation. Grâce à cette position, la classe ouvrière peut développer un point de vue unique. Cette perspective montre l’expérience directe de l’exploitation capitaliste tout en montrant les types de lutte qui peuvent la détruire. Une révolution réussie doit commencer par en bas.

Ensuite, le capitalisme est totalement dépendant du travail. Sans travail, il n’y a pas de nouvelle valeur produite, ni de mode de production capitaliste. Le rapport entre les classes qui s’incarne au travail est fondamentale pour comprendre la société. Mais pour comprendre le capitalisme, il ne suffit pas de saisir les rapports de classes. Le travail est la seule relation dans laquelle  travailleuses et travailleurs produisent de la plus-value, mais ce n’est pas la seule dans laquelle les personnes subissent l’oppression. Nous devons analyser tous les aspects de la vie de la classe ouvrière. Cependant, nous pensons qu’abandonner le travail comme premier terrain de lutte est une erreur. Par conséquent, nous proposons un correctif : un retour à la résistance, à l’analyse et à l’organisation au travail. Cette proposition n’est pas en contradiction avec d’autres projets, mais elle est renouvelée et revigorée par des expériences nouvelles. L’enquête ouvrière est la méthode qui peut amorcer l’opération de cette proposition dans la pratique. Elle part de l’expérience réelle de l’exploitation capitaliste.

Pourquoi la composition de classe ?

L’exploitation capitaliste n’est pas une idée abstraite ; elle prend toujours des formes matérielles particulières. Par la lutte des classes, le capitalisme se transforme lui-même. Cela crée de nouvelles technologies et de nouveaux procès de travail. Elle implique la circulation des personnes et des capitaux vers de nouvelles parties du monde et le développement de nouvelles industries. Le terrain de la lutte de classes change, tout comme la classe ouvrière elle-même. Nous devons analyser ce terrain, pour savoir où le capital est faible et où les travailleuses et travailleurs sont forts. Où sont nos forces ? Comment attaquer ? La seule façon de le savoir, c’est en observant de l’intérieur la lutte des classes elle-même. Par conséquent, l’enquête ouvrière ne dévoile pas seulement les formes changeantes du travail, mais aussi les formes changeantes de la lutte.

Les opéraïstes avaient une formulation pour cet aspect changeant du travail et de la lutte : la « composition de classe ». Elles et ils ont divisé la composition de la classe en deux. La première est la « composition technique ». C’est l’organisation matérielle spécifique de la force de travail en une classe ouvrière à travers les relations sociales du travail. Elle est façonnée par des facteurs comme l’utilisation de la technologie, les techniques de gestion et la conception générale du procès de travail. La seconde est la « composition politique », qui est issue de la composition technique. C’est l’auto-organisation de la classe ouvrière en une force de lutte de classe. Cela inclut des facteurs comme les tactiques employées par la résistance ouvrière, les formes d’organisation ouvrière et l’expression de la lutte de classe en politique. La composition technique sert de base à la composition politique, bien que le passage de l’un à l’autre ne soit ni mécanique ni prévisible. Au contraire, c’est un développement interne et une croissance politique qui mènent à faire un bond en avant. Bond qui définit en fin de compte le point de vue politique de la classe ouvrière.

Figure 1. Conception classique de la composition de classe

La composition des classes fournit un cadre pour l’analyse des résultats de l’enquête ouvrière. Grâce à elle, nous pouvons examiner le contenu du travail et le relier à la résistance. Il s’agit de se concentrer sur le procès de travail et sur ce que Marx appelait « l’antre secret de la production ». Marx parle ici du lieu de travail. La plupart du temps, nous ne pouvons pas voir ce qui se passe derrière ces portes closes. L’enquête ouvrière fournit un moyen d’entrer dans cet « antre secret », dans lequel, selon Marx, « nous verrons, non seulement comment le capital produit, mais comment le capital est produit ». Nous percerons enfin le secret du profit. Le secret que Marx révèle dans Le Capital est que le travail produit de la plus-value sous le capitalisme. L’analyse de la composition des classes révèle un autre secret : comment les travailleuses et travailleurs se transforment en force politique.

Marx souligne l’importance du procès de travail et il est utile de revenir à sa définition : « Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail se décompose : 1° activité personnelle de l’homme, ou travail proprement dit ; 2° objet sur lequel le travail agit ; 3° moyen par lequel il agit ». À cela s’ajoutent différentes relations à la forme du salaire, au travail, aux autres travailleuses et travailleurs, aux moyens de production et au produit (voir Kolinko sur ces différents éléments). À travers ces catégories, nous pouvons faire la différence entre les types de travail et la façon dont ils sont organisés. C’est la base de la composition technique.

Trop souvent, l’analyse du travail se concentre sur les détails de celui-ci et non sur l’expérience. Cette dernière n’est pas un mystère, l’ensemble des travailleuses et travailleurs la vive chaque jour. Une analyse de la composition d’une classe part de la composition technique, mais ne s’y cantonne pas. Notre but n’est pas de comprendre le travail, mais d’éclairer la lutte contre celui-ci. D’où la nécessité de passer à l’analyse de la composition politique.

Pourquoi la composition sociale?

Nous ne désirons pas nous limiter à appliquer à nouveau les concepts de l’opéraïsme. Ce dernier nous inspire et fournit un ensemble d’outils puissants, mais pour les utiliser efficacement, il faut aussi les mettre à jour. Nous croyons, comme Battaggia, que « la meilleure façon de défendre l’opéraïsme aujourd’hui est de le dépasser ». Une mise à jour du concept de composition des classes est nécessaire. Ce que nous suggérons visent à tirer parti de ses points forts, mais aussi à le faire avancer.

En particulier, nous estimons que l’analyse originale de la composition des classes s’est concentrée sur les travailleuses et travailleurs et leur résistance presque exclusivement sur le lieu de travail. Pourtant, elles et ils sont transformés en classe avant d’être à l’emploi d’un capitaliste. Avant d’avoir l’obligation de vendre leur temps sur le marché, elles et ils sont dépossédés de leurs moyens de production. Toute une série de luttes politiques au-delà du salaire est liée à cette condition. Il s’agit notamment des conditions des services sociaux fournis par l’État, des migrations et des frontières, du logement et des loyers, de même que d’un large éventail d’autres questions. Nous croyons que les analyses de composition technique seules peuvent produire leurs propres antres secrets au-delà du travail. Nous proposons donc une troisième dimension : la composition sociale.

Pour expliquer ce concept, nous devons revenir brièvement à Marx, qui définit le capital comme de l’argent qui rapporte plus d’argent. Ceci est exprimé dans la formule Argent-Marchandise-Argent (A-M-A), ou achat dans le but de vendre. Sous le capitalisme, cela implique une augmentation de la quantité de valeur par l’ajout de plus-value. Cet excédent est créé par l’exploitation de la force de travail au travail. Ainsi, Marx propose A-M-A’ comme formule générale du capital. C’est ainsi que Marx prépare son analyse de l’« antre secret de la production », où la composition technique de la classe ouvrière doit être découverte.

Pourtant, Marx propose aussi une autre forme de circulation des marchandises : vendre pour acheter. Ce circuit a pour formule Marchandise-Argent-Marchandise (M-A-M). La classe ouvrière (qui n’a pas d’autre marchandise à vendre que sa propre force de travail) vend son temps pour un salaire qu’elle utilise pour acheter les marchandises dont elle a besoin et qu’elle désire pour vivre.

Figure 2. Vendre pour vivre

Donc, si A-M-A’ est la formule générale du capital, qu’est-ce que M-A-M ? C’est la formule générale de la reproduction de la classe ouvrière. La classe ouvrière vend sa force de travail en échange d’un salaire par le biais du travail. Les travailleuses et travailleurs échangent ensuite ce salaire contre les marchandises nécessaires à la reproduction de leur force de travail, autrement dit les moyens de subsistance. Ces produits de base sont transformés en main-d’œuvre – puis tout le cycle recommence.

La forme marchande est dominante dans la société capitaliste. Nous pouvons utiliser la forme de sa circulation dans cette formule générale de reproduction de la classe ouvrière pour cartographier les relations sociales des travailleuses et travailleurs au-delà du travail. Cependant, en l’état actuel des choses, l’analyse de la composition de classe ne le permet pas.

Lorsque les travailleuses et travailleurs se remettent de l’expérience du travail, elles et ils demeurent un mystère. Ayant échappé à leur composition technique, elles et ils n’entrent en ligne de compte dans l’analyse de la composition de la classe que si elles et ils décident d’agir politiquement, plutôt que d’acheter, manger, dormir ou se détendre. Ces activités de reproduction ne sont comprises que du point de vue de celles et ceux qui les produisent, ou à partir du moment où la travailleuse ou le travailleur reproduit commence la période de travail suivante. Nous croyons qu’il est possible de mettre à jour la composition des classes pour tenir compte de la reproduction. Nous le ferons à travers le concept de composition sociale.

La composition sociale se combine avec la composition technique avant que soit fait le bond dans la composition politique. La composition sociale est l’organisation matérielle spécifique des travailleuses et travailleurs dans une société de classes à travers les rapports sociaux de consommation et de reproduction. Cette formule générale de reproduction de la classe ouvrière nous permet de comprendre les frontières entre les formes de composition.

Figure 3. Les frontières entre la composition technique et la composition sociale

Lae concept de composition sociale est avant tout un moyen de comprendre comment la consommation et la reproduction font partie de la base matérielle de la composition politique de classe. Elle implique des facteurs tels que l’endroit où vivent les travailleuses et travailleurs, dans quel type de logement, la division du travail selon le sexe, les schémas de migration, le racisme, l’infrastructure communautaire et ainsi de suite.

Le mouvement ouvrier concernait principalement les travailleuses et travailleurs de la production industrielle dont la force de travail était exploitée pour en tirer de la plus-value. La composition sociale nous permet d’étendre la logique de l’analyse de la composition de classe à l’ensemble de la classe ouvrière. Cela inclut les chômeuses, chômeurs de même que les travailleuses et travailleurs qui ne sont pas directement impliqués dans la production de la forme capitaliste de la valeur. Les travailleuses et travailleurs productifs et improductifs appartiennent à la même classe. Elles et ils n’ont pas le contrôle sur les moyens de production, vendent leur force de travail pour survivre et travaillent pour reproduire la société capitaliste. La composition de la classe est fondée sur la perspective de la classe ouvrière sur le travail et non sur celle du capital sur la productivité.

Pourquoi ça compte?

Notre conception de la composition de classe comprend le bond dans la composition politique à partir d’une base à la fois technique et sociale. La lutte de classe au travail émerge de la vie ouvrière dans sa totalité. L’actualisation de ce cadre tient compte de ces facteurs.

La composition de classe est une relation matérielle en trois parties : la première est l’organisation de la force de travail en une classe ouvrière (composition technique) ; la deuxième est l’organisation de la classe ouvrière en une société de classe (composition sociale) ; la troisième est l’auto-organisation de la classe ouvrière en une force pour la lutte de classe (composition politique).

Dans chacune des trois parties, la composition de classe est à la fois produit et producteur de la lutte qui joue sur les rapports sociaux du mode de production capitaliste. La transition entre la composition technique/sociale et politique se produit comme un bond définissant le point de vue politique de la classe ouvrière.

Nous avons l’intention de mettre à l’essai et d’affiner notre nouveau cadre pour la composition des classes. Cela doit commencer, comme le soutient Marx, par une connaissance exacte et positive des conditions dans lesquelles la classe ouvrière – la classe à laquelle appartient l’avenir – travaille et se meut. Une telle connaissance fournit la seule base viable pour un développement de la lutte de classe vers des formes plus développées d’auto-organisation. Comme l’a dit Ed Emery : pas de politique sans enquête!

La version originale de ce texte a été publiée sur le site de la revue Notes from Below (2018) et a été écrit par son comité de rédaction.

Les illustrations sont tirées de l’œuvre de Nursun Hafızoğlu (CC BY-NC-ND 4.0).