22 Jan Penser le non-alignement à travers une alliance conflictuelle avec les forces progressistes blanches
Par Houria Bouteldja
Publié le 22 janvier 2024
Du 27 au 29 septembre 2024 se tenait à Montréal la quatrième Conférence Bandung du Nord sous la thématique « Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent ! ». S’inscrivant dans l’esprit de la Conférence de Bandung de 1955, lorsqu’un groupe de pays nouvellement souverains ressent le besoin d’accélérer le processus d’indépendance des colonies restantes, l’événement a pour but d’organiser à l’internationational les mouvements décoloniaux dans les pays du Nord global. Nous publions ici une seconde intervention de Houria Bouteldja dans le panel intitulé « Quel sens donner au «non-allignement» dans une Bandung du Nord ? ».
Je voudrais poursuivre ma réflexion d’hier à propos de la notion de rupture. Je disais qu’on ne pouvait envisager l’unité des classes populaires sans envisager la rupture du contrat racial qui unit, dans le cadre des États-nations impérialistes, la bourgeoisie et le prolétariat blanc. Pour ce faire, il est important de reconnaître d’abord que se joue à l’intérieur de ces États-nations une véritable lutte des classes. Il ne s’agit pas de le nier. Mais cette lutte des classes, lorsqu’elle est circonscrite par l’intérêt impérialiste, ne peut pas avoir de débouché révolutionnaire. Le partage du gâteau, tout aussi inégalitaire soit-il, rend caduque le mot d’ordre « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Aussi, si l’on veut briser l’unité nationale qui est ici une unité raciale, pour lui substituer ce qu’il faut appeler une souveraineté populaire dans les cadres nationaux établis, il faut aussi reconnaître le caractère national/racial du clivage de classe. Je veux dire par là que le clivage de classe qui structure toutes les sociétés capitalistes avancées et qui oppose la droite et la gauche, les conservateurs et les progressistes n’a rien de naturel. Il est lui-même le produit de l’histoire coloniale/capitaliste. Ce clivage est un clivage spécifique au champ politique blanc. Un clivage qui oppose les Blancs entre eux : d’un côté une véritable opposition au travers de la lutte des classes, et de l’autre une unité au travers de la domination impérialiste. Si les ouvriers blancs se sont hissés socialement et ont obtenu des acquis sociaux, les indemnités de chômage, les congés payés, la retraite, les droits politiques… c’est parce qu’ils ont à la fois mené une lutte des classes contre leur bourgeoisie et une lutte de race avec leur bourgeoisie contre les peuples colonisés – ce qui aboutit au fameux compromis Capital/travail.
Il en va de même pour les femmes blanches lorsqu’elles ont obtenu le droit de vote, le droit à l’avortement, davantage d’égalité économique et sociale avec les hommes blancs. Il en va de même pour les personnes LGBT blanches lorsqu’elles ont obtenu le droit au mariage ou le droit d’adopter. Tous ces acquis se font grâce à la lutte de classe et ses différentes modalités et grâce à la domination impérialiste. Aussi, le glissement du monde ouvrier, des femmes ou des LGBT vers la droite sous la forme du chauvinisme, du fémonationalisme ou de l’homonationalisme n’est un rien un accident de l’histoire, une aporie ou une contradiction au sein des conflits qui structurent le champ politique blanc. J’ai même tendance penser que c’est une pente naturelle, surtout lorsque le capitalisme euro-américain est en crise – ce qui est le cas aujourd’hui.

Notre devoir à nous, décoloniaux, marxistes conséquents, anti-impérialistes, ce n’est pas tant de se lamenter sur cette réalité, mais plutôt de penser une remise en perspective de ce clivage gauche-droite qu’on nous présente comme naturel et intangible. Je propose donc de réinscrire ce clivage dans une histoire concrète, celle de l’expansion capitaliste et impérialiste. Je propose de l’objectiver comme le feraient des scientifiques par rapport à leur objet d’étude.
Objectiver le clivage gauche-droite ne signifie pas qu’il n’existe pas et qu’il n’a aucune pertinence. Je pense au contraire qu’il est capital, qu’il est substantiel mais qu’il gagnerait en efficacité si on le croisait avec le clivage de race qui est tout aussi matériel et structurant.
Qu’on soit clair ici : la lutte des classes est un fondamental de la pensée décoloniale, pour qui le clivage de classe est une réalité matérielle et historique. Par conséquent, et à partir de ce clivage parfaitement reconnu, nous savons qui sont nos ennemis principaux : la gauche de collaboration, la droite et l’extrême droite. C’est-à-dire toutes les forces politiques au service des classes dirigeantes qui dominent ce que j’ai appelé hier l’État racial intégral. En revanche, pour les raisons exprimées hier, à savoir que la société politique et la société civile dont les formations inscrites dans la défense des classes populaires blanches sont partie intégrante de l’État racial, il nous importe de savoir identifier les adversaires : ceux qui mènent la lutte de classe sans l’articuler fermement à la lutte anti-impérialiste.
Ainsi, être de gauche n’est pas en soi un brevet de décolonialité. La gauche n’est pas l’alliée naturelle des décoloniaux. Et c’est là que les problèmes commencent, car il faut bien se situer quelque part dans le champ politique. Il faut bien aller chercher ses alliés quelque part. Il faut bien construire une majorité décoloniale. Il faut bien construire un bloc historique capable de renverser les rapports de force pour mettre fin à un monde qui ne fait que s’ensauvager, qui ne promet que des guerres sans fin, et qui épuise notre planète, notre seul bien collectif, pour la rendre complètement invivable et inhabitable.
Si notre objectif est bien de mettre fin au saccage du vivant et si les forces politiques existantes échouent à se hisser à la hauteur des enjeux de l’histoire, il devient urgent de penser, comme Gramsci nous y invitait, la question de l’hégémonie donc du bloc historique donc de l’unité des classes populaires.
Ceci est la phase 1 du non-alignement.

La phase 2 du non-alignement est de passer toutes les luttes blanches dites d’émancipation au crible de la théorie décoloniale. C’est-à-dire, ne pas considérer d’emblée que les luttes dites progressistes qui sont taillées pour les Blancs le seraient automatiquement pour les sujets coloniaux. Et je dirais même qu’il faut cesser de considérer le progressisme lui-même comme notre seul horizon quand on sait que ce progressisme est lui-même façonné par les contraintes de l’État-nation impérialiste.
Je voudrais donner quelques exemples à travers la lutte des classes, le féminisme, le mouvement LGBT, et enfin l’idée de sécularisme.
1/ La lutte des classes menée par le prolétariat blanc est-elle universelle ou sert-elle d’abord les intérêts du corps légitime de la nation ? Nous savons, nous décoloniaux, que la plupart des partis communistes européens, notamment français et anglais, ont mené des politiques chauvines et ont soutenu le colonialisme de leurs États. De ce point de vue, le non-alignement des prolétariats non blancs consiste à pointer du doigt cette complicité et mettre en évidence que l’espace-temps blanc n’est pas l’espace-temps indigène, ce qui en soit justifie la rupture et l’autonomie. Le non-alignement, c’est la conscience décoloniale qu’il faut penser la lutte des classes à partir d’une perspective anti-impérialiste.
2/ Le féminisme. Celui-ci est un mouvement historique et politique qui consiste à remettre en cause le caractère hétérosexiste des démocraties occidentales. Les femmes ne sont pas les égales des hommes, ce qui est un fait indiscutable. Mais ce féminisme est-il universel ou est-il un phénomène situé dans l’espace et dans le temps ? Y a-t-il féminisme partout où il y a des femmes, y a-t-il féminisme partout où il y a des patriarcats ? Est-il un phénomène universel et intemporel ou est-il le produit de la modernité occidentale ? Prend-il en compte la spécificité de la condition des femmes non blanches ? Plus encore, prend-il en compte la spécificité du genre masculin non blanc dans la manière dont le capitalisme met certes en compétition les hommes et les femmes, les femmes entre elles, mais aussi les hommes entre eux, faisant ainsi des hommes non blancs l’une des cibles du patriarcat blanc – ce qui nous oblige à considérer que les hommes non blancs ne sont pas opprimés seulement par la race mais aussi par le genre ? Le non-alignement sur le féminisme blanc, c’est relativiser sa portée universelle et rétablir les véritables relations de pouvoir mettant dans le nord global les hommes non blancs en dessous des femmes non blanches dans leur rapport à l’État et à la violence de ce dernier. En France, ce sont les hommes non blancs et non les femmes non blanches qui sont tués majoritairement par la police et peuplent les prisons.
3/ La question LGBT. La politisation de la sexualité est-elle une forme d’émancipation universelle ou a-t-elle son histoire propre inscrite dans la trajectoire spécifique des pays capitalistes avancés dont les structures hétérosexistes, qu’il faut bien entendu combattre, sont au fondement des États-nations coloniaux ? Les homosexuels des pays du Sud qui ne s’identifient pas nécessairement comme homosexuels et qui ne politisent pas leur sexualité sont-ils en déficit de conscience, sont-ils en retard sur le progrès ? Le non-alignement consiste à mettre en lumière la multiplicité des rapports à la sexualité qui ont été écrasés et éradiqués par l’homogénéisation coloniale des pratiques hétérosexistes occidentales et par l’homogénéisation des manières de les combattre.
4/ La lutte contre l’antisémitisme. Les Juifs sont-ils victimes de l’antisémitisme partout dans le monde de manière universelle et intemporelle ? Le fait est que l’antisémitisme moderne est un phénomène strictement européen qui s’est transformé depuis 1945 en philosémitisme, que je considère comme étant la forme contemporaine de l’antisémitisme qui refuse de désacraliser les juifs, c’est à dire qui refuse d’en faire des membres à part entière de la nation blanche, et qui les inscrit donc dans une place spécifique dans la hiérarchie raciale : ni blanc, ni indigène. En dessous des Blancs, mais au-dessus des Noirs, des Arabes et des Roms. C’est à dire en compétition avec ceux d’en bas, ce qui produit et reproduit l’antisémitisme de ceux d’en bas. Le non-alignement, c’est ici à la fois de combattre l’idée que les Juifs occupent la position qui est la leur en raison de je ne sais quelles machination ou machiavélisme propre aux Juifs comme le croient les antisémites, et de comprendre que c’est l’État racial qui choisit la place que doivent occuper les différentes communautés non blanches et qui les met en compétition.
5/ L’idée de sécularisation, celle qui consiste à séparer l’église de l’État, la foi de la politique, est-elle un horizon vers lequel nous devons tous tendre, est-elle émancipatrice en soi ? Sommes-nous plus émancipés quand on a chassé l’idée de dieu de l’espace public, quand on en a fait une affaire strictement privée ? Sommes-nous plus émancipés quand nous avons remplacé Dieu par le dieu dollar ? Le non-alignement consiste ici à contester au dollar et au libéralisme son caractère divin.
Je pourrais multiplier les exemples de toutes ces perspectives qui font l’identité de gauche mais qui sont en dissonance avec l’expérience historique et la condition non blanches et souvent en dissonance avec un projet révolutionnaire ou du moins de transformation sociale. Ce sont donc des points de désaccords qu’il faut problématiser et dépasser, car ils sont source de conflits, voire d’opposition. Si nous échouons à les résoudre alors l’alliance n’est pas possible.
L’idée c’est ici de faire comprendre que le non-alignement n’est pas affaire de caprice ou de posture. Il s’agit de reconnaître l’histoire et les trajectoires spécifiques des groupes exploités, qu’ils soient blancs ou non blancs, identifier leur place dans les rapports sociaux et de pouvoir et ainsi identifier les points d’accord et les points de rupture. Il s’agit aussi de faire comprendre que les solutions et les points de vue apportés par la pensée décoloniale sont aussi profitables au peuple de gauche, qu’ils peuvent aussi aider les Blancs à repenser leur propre condition.
Il s’agit surtout de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce qu’on va par exemple théoriser l’oppression spécifique des hommes non blancs, qu’il faudra nous confondre avec des masculinistes. Car de la même manière qu’on ne peut pas confondre le nationalisme des pays colonisateurs avec le nationalisme des pays colonisés, on ne peut pas confondre le masculinisme blanc adossé au pouvoir blanc et impérialiste avec la masculinité des hommes non blancs, habitants du Nord et victimes d’oppressions multiples et dépourvus de pouvoir. Il faut admettre cet oxymore : il existe des patriarcats impuissants. Cela ne signifie pas qu’il faut excuser leur violence envers les femmes de leurs communautés, car elle existe et elle est réelle, mais qu’il faut l’analyser correctement, la situer concrètement dans des rapports de pouvoir, pour y mettre fin.
C’est sur cette base qu’il faudra bâtir des alliances conflictuelles. À savoir des alliances qui définissent des objectifs contre un ennemi principal et qui en même temps sont capables de composer et de dépasser leurs contradictions internes. L’idée étant au final de définir les structures bourgeoises, racistes et hétérosexistes comme étant nos ennemies principales, et non les individus traversés par des affects bourgeois, car nous sommes tous traversés par des affects bourgeois, des individus blancs traversés par des affects racistes, car nous sommes tous traversés par des affects racistes, des hommes traversés par des affects sexistes, car nous sommes tous traversés par des affects sexistes, des personnes traversées par des affects homophobes, car nous sommes tous traversés par des affects homophobes.
Pour le dire autrement, il faut économiser nos munitions et éviter le piège du progressisme libéral qui nous fait faire une guerre tous azimuts aux individus plutôt qu’aux structures. Or le progressisme libéral est la nouvelle forme de l’humanisme blanc et de la bonne conscience. Je suis sûre par exemple qu’à l’UQAM, ce progressisme a le vent en poupe. Le véritable non-alignement c’est celui qui consiste à savoir reconnaître en toute circonstance les ruses du pouvoir libéral qui nous détourne de la critique des structures, et reconnaitre les ruses de la raison blanche qui consiste à aliéner les classes populaires blanches à l’État intégral, que ce soit sous la forme du racisme qui est facilement détectable par nous mais aussi par les formes de progressisme que j’ai identifiées plus haut et qui sont autant de masques du contrat racial.
Communication présentée dans le cadre du Bandung du Nord 2024 à Montréal le 29 septembre dans le la panel intitulé « Quel sens donner au «non-allignement» dans une Bandung du Nord ? ».
Les photos ont été prises par Minette Carole Djamen Nganso du Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux (LabARD).
NOTES
1. Dan Katchongva, « Hopi: A Message for All People », White Roots of Peace/Akwesasne Notes, 1970.↩
2.Lire notamment Houria Bouteldja, Sadri Khiari, Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, Nous sommes les indigènes de la République, Paris, Éditions Amsterdam, 2012. ↩
3.Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. T2. Les enfants illégitimes, Paris, Raisons d’agir, 2006. ↩