Sur l’opéraïsme italien (2): au-delà du mythe de l’unité de la classe

Par YANN MOULIER-BOUTANG
Publié le 27 mai 2021

Prononcé dans un colloque organisé à Montréal autour de l’extradition de Franco Piperno en France, « L’opéraïsme italien: organisation/représentation/idéologie ou la composition de classe revisitée » tentait de faire le point sur les acquis d’un courant de pensée  marxiste auquel je m’étais intéressé depuis 1970. Plongé dans la traduction d’Operaio e capitale de Mario Tronti, puis dans celle de Sergio Bologna et enfin d’Antonio Negri entre 1971 et 1978, je m’étais également impliqué dans les collectifs qui se sont battus successivement contre l’extradition de Franco « Bifo » Berardi en France et celle de Franco Piperno au Canada après les événements de Bologne en 1977. Le mouvement théorique de l’opéraïsme, dont j’ai retracé l’histoire ailleurs1, avait connu une scission entre celleux qui étaient retourné·e·s vers le parti communiste italien avec Tronti et celleux qui formèrent l’autonomie ouvrière (Bologna, Negri, Piperno, etc.), dont je me sentais plus proche. Il est toujours facile de porter rétrospectivement des jugements péremptoires, mais c’est surtout la mise en perspective sur le long terme qui s’avère intéressante aujourd’hui.   — YMB 

Felipe Beyoda, Aglomeraciones

Entre 1978 et 1989, l’extrême-gauche qu’on nommait « extra-parlementaire » en Italie connaissait son déclin, dans un contexte un peu plus dramatique que le reste de l’Europe, puisque les questions de lutte armée finirent par prendre une dimension impossible à esquiver. On appela cela les « années de plomb ». Or, on retrouvait en fait, partout en Europe occidentale, les  mêmes questions à des degrés divers d’acuité et de pertinence: celle du référent au communisme (le socialisme soviétique, chinois, cubain ou autres choses?); celle de l’organisation politique de la classe ouvrière (dans les partis communistes ou ailleurs? sous une forme léniniste ou autres choses?); celle du rôle de la politique volontaire par rapport aux mouvements spontanés de la classe ouvrière (l’avant-garde, les points de liaison, le parasitisme et le superflu).

Il n’est ni partiel ni partial de dire que, après la vague de mai 1968 et ses différentes répliques, le « gauchisme », au sens le plus large, mit entre dix et vingt ans, soit de 1968 à 1988, à être battu en se divisant lui-même de plus en plus ou en sombrant dans des formes spectaculaires, mais peu efficaces et presque autophages, de terrorisme. L’opéraïsme, qui avait bien plus fière allure théorique et politique que les versions classiques du marxisme trotskiste ou maoïste, le tiers-mondisme ou l’anarchisme, n’échappa pas à ce sort commun. Alors, dira-t-on,  pourquoi s’intéresser encore à ce passé qui a passé irrémédiablement ? Il y a deux raisons, qui sont, à mon sens, étroitement reliées.

La défaite de l’extrême-gauche italienne avait commencée dès 1977 et culminée avec l’enlèvement  et l’assassinat d’Aldo Moro, puis la réaction de l’État italien le 7 avril 1979 et l’emprisonnement massif de militant·e·s de l’autonomie ouvrière pour finalement s’achever, en décembre 1980, avec l’échec de la grève de la FIAT et la reddition de la colonne des Brigades Rouges. Or, si cette défaite s’est concrétisée en 1979-80, une décennie plus tard, en 1989-90, c’est le socialisme réellement existant – ou réalisé, comme disaient les Italien·ne·s – qui s’est effondré avec la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’URSS. Dès 1978, la fin du maoïsme avait débuté en Chine et, si le socialisme à la chinoise continuait d’être revendiqué par le Petit Timonier Deng Xiaoping, c’était plutôt une énorme ouverture à l’économie de marché capitaliste qui s’opérait. La révolution néolibérale du thatchérisme et du reaganisme n’étaient qu’un appendice de la re-mondialisation autour de la Chine – la première mondialisation de la seconde colonisation européenne ayant été interrompue brutalement par la Grande Guerre de 1914-1918.

En 1959, avec l’abandon de la référence au marxisme par le parti social-démocrate allemand suite au congrès de Bade-Godesberg, toute une aile du mouvement ouvrier avait abandonné le renversement du capitalisme. En 1989-19990, le projet communiste marxiste léniniste de l’utopie du socialisme réalisé avait vécu. Ce qui s’appelait encore « parti communiste » fut progressivement débaptisé en Italie et finalement réduit, comme ailleurs, à des forces marginales, à une sorte de nouvelle extrême-gauche, vite concurrencée par un populisme de gauche lorgnant de plus en plus à droite, vers la sauvegarde de la souveraineté nationale fossile, au beau milieu du processus d’unification européenne. 

Les rescapé·e·s de l’autonomie ouvrière n’avaient été que le signe avant-coureur d’un naufrage beaucoup plus titanesque. L’iceberg qu’avait heurté le navire amiral du socialisme et du communisme ne tenait pas simplement aux erreurs de l’Union Soviétique. Le cuirassé dissident chinois, avec à son bord le parti communiste chinois, avait échappé au naufrage, mais c’était au prix d’un désarmement général. Toutes les ressources de la boîte à outils du marxisme orthodoxe et de ses petites variantes avaient été réduites à peu de choses: le rôle dominant du parti, la valeur du travail au sein du fordisme et du cadre national et international. Le caractère iconoclaste de certaines propositions de l’opéraïsme prenait alors un autre sens. Cela me conduit à la deuxième raison.

Les trois questions de la classe ouvrière, de son organisation et de la libération, longtemps portée par l’espoir d’une révolution communiste, s’étaient posées avec une égale force et interdépendance dès la naissance du mouvement ouvrier. Il me semble qu’elles continuent de se poser aujourd’hui, en d’autres termes sans doute, mais autour des mêmes questions.

Mon petit texte souligne le rôle central du concept de composition de classe dans l’opéraïsme italien. La classe ouvrière n’est pas une unité métaphysique ou la véritable hypostase de la Révolution. Elle recouvre une réalité matérielle historiquement déterminée. Si l’histoire du capital est toute entière à lire dans l’histoire interne de la classe ouvrière, suivant la proposition stupéfiante d’audace de Mario Tronti, cette dernière possède une histoire d’elle-même qui lie sa matérialité et ses luttes à la façon dont elle se représente elle-même (classe en soi/classe pour soi).

Et très logiquement, donc, elle ne s’organise – forme pronominale forte, véritable mode moyen du verbe comme en grec ancien – pas simplement suivant l’organisation de la production capitaliste, dont les sociologues du travail dressent au mieux la cartographie inanimée. On peut facilement deviner que l’organisation de la classe ouvrière dans et par la production constitue sans doute la meilleure arme objective pour empêcher que la classe en soi devienne la classe pour soi: le sujet dominant dans l’antagonisme.

Ces trois questions brassées par le terme subjectif de composition de classe – Deleuze et Guattari auraient parlé d’un « processus de subjectivation » – sont la traduction, au sein de la restructuration fordiste du capitalisme des années 1950-1960, des questions classiques du mouvement ouvrier, telles que structurées par la notion fourre-tout de conscience de classe et du leadership du Parti de la classe ouvrière et, enfin, par l’idéologie de la Révolution: la dictature du prolétariat, la destruction de l’État bourgeois et la fin du capitalisme. 

Contrairement aux grandes idéologies engendrées par le socialisme, puis le communisme – aussi bien dans leurs orthodoxies que dans leurs hérésies ou alternatives radicales comme la tradition anarchiste ou le tiers-mondisme -, l’opéraïsme italien s’est  toujours défié de la question de la conscience et des buts ultimes du mouvement. Matérialiste, à la façon d’une sociologie du travail industriel, mais observée à chaud, lorsque l’appareil de production est arrêté, et immanentiste à la façon de Bernstein – « le mouvement est tout, le but n’est rien » -, il a fuit comme la peste le « combat idéologique » prisé si fortement par les différents partis communistes. 

Dans Histoire et conscience de classe, dont le premier essai, écrit en 1920, fournit le titre de l’ouvrage qui parut en 1923, Georg Lukács écrivait :

Dans l’esprit du marxisme, la division de la société en classes doit être définie par leur place dans le processus de production. Que signifie alors la conscience de classe? La question se subdivise aussitôt en une série de questions partielles, étroitement liées entre elles: 1 • Que faut-il entendre (théoriquement) par conscience de classe? 2 • Quelle est la fonction de la conscience de classe ainsi comprise (pratiquement) dans la lutte de classes elle-même? Cela se relie à la question suivante: s’agit-il, avec la question de la conscience de classe, d’une question sociologique « générale » ou bien cette question a-t-elle pour le prolétariat une tout autre signification que pour toutes les autres classes apparues jusqu’ici dans l’histoire? Et finalement: l’essence et la fonction de la conscience de classe forment-elles une unité, ou bien peut-on aussi y distinguer des gradations et des couches? Si oui, quelle est leur signification pratique dans la lutte de classe du prolétariat?2

Avec l’usage du terme de composition de classe, à laquelle on ajoutait une dimension subjective incluant les luttes – la culture ou l’habitus bourdieusien – l’opéraïsme  parvenait à esquiver la difficulté soulevée par Lukács.

Pour le rameau trontien, pourtant au départ très hostile au gramscisme et à une autonomie et efficace propre de l’idéologie, cela a débouché sur la thèse d’une autonomie du politique justifiant le réinvestissement en bloc du vieil appareil du parti communiste italien. Pour le courant opposé de l’opéraïsme, qui est resté fidèle à l’idée d’une correspondance ou d’un parallélisme étroit entre la composition de classe et les formes d’organisation, cela a conduit, après 1968, à une critique systématique de la vieille politique et des appareils de la gauche, ainsi qu’à un exaltation de la spontanéité de la classe ouvrière et de son autonomie radicale. À partir de 1973, suite au congrès de Chioggia, la partie la plus spontanéiste de Potere Operaio quitte l’organisation et prône des regroupements en collectifs de base. Cet abandon du léninisme est justifié par l’apparition d’une nouvelle figure de la composition de classe, faisant suite à l’ouvrier masse: l’ouvrier social. Avant de se dissoudre, la partie du mini parti qu’était devenu Potere Operaio restée en place ne maintient plus le rôle du parti que comme un instrument de liaison entre les points les plus durs et organisés de l’affrontement de classe.

Si la composition de classe permettait de comprendre le déclassement – c’est le cas de le dire – des partis communistes révolutionnaires à partir du remplacement de l’ouvrier de métier qualifié par l’ouvrier masse et, par la suite, celui des mini-partis « révolutionnaires » par l’éclipse de l’ouvrier masse par l’ouvrier social, suivant la désindustrialisation massive du fait de la mondialisation et ses délocalisations, un vieux dilemme, auquel s’était trouvé confronté les mouvements socialistes dans les années 1890-1914, se reposait. Si le mouvement même du capitalisme enfante les conditions de son abolition en raison de ses contradictions de plus en plus insurmontables, pourquoi demander à la classe ouvrière d’en prendre conscience? Pourquoi créer des organisations politiques dotées d’une doctrine? 

L’oxymore organiser la spontanéité a de l’allure, mais il débouche sur de sérieuses difficultés. La classe ouvrière – sujet principal de l’histoire du capitalisme selon le principe même de l’opéraïsme et de la libération du capitalisme – peut-elle se libérer à l’insu de son plein gré et se dispenser des fastidieuses exigences de la prise de conscience?

Selon la vieille doctrine léniniste, la conscience spontanée de la classe ouvrière est trade-unioniste et réformiste. Laissée à elle-même, elle ne renversera pas le capitalisme. Il faut un coup de pouce extérieur pour que la classe devienne parti révolutionnaire, puis État. Au sein du léninisme très particulier de l’operaïsme italien du Tronti de la première période, soit avant l’autonomie du politique, et du Negri qui précède la multitude dans l’Empire, organiser la spontanéité veut dire organiser l’hégémonie dans la composition de classe de l’élément le plus avancé: l’ouvrier masse face à l’ouvrier de métier, l’ouvrier social face à l’ouvrier masse. 

Or, que penser si l’ouvrier social se dissout à nouveau, au sein de la nouvelle restructuration capitaliste, en quelque chose de plus vaste et encore plus insaisissable: les multitudes? Alors la question de l’organisation et de la conscience devient le passage des multitudes à la multitude.  

Felipe Bedoya, Aglomeraciones

Relisons ce que Negri et Hardt ont à dire sur les 20 ans d’Empire3. Selon eux, l’autonomie des mouvements des multitudes a bien eu lieu. On pense aux luttes à Cochabamba entre 2000 et 2010, au printemps arabe de 2011, au mouvement massif de réfugié·e·s de 2015. Or, ces mouvements très fortement autonomes « n’ont duré que peu de temps et nombre d’entre eux ont été défaits, alors que certains voyaient leurs conquêtes brutalement battues en brèche. »  Il nous manque « une pensée créative et originale sur l’organisation politique. ». C’est un problème urgent. La question de la politique révolutionnaire devient alors: « comment une multiplicité peut-elle agir politiquement en conservant une puissance réelle de transformation sociale ? »

La façon de poser le problème demeure la même que celle de 1973-1976. Voyons la solution que proposent Negri et Hardt. Elle ne tient rien moins qu’en une « formule générale d’organisation » (sic). Elle est calquée sur la formulation de la survaleur de Marx: A-M-A’. Ici, il s’agit de la plus-value politique: Classe -Multitude- Classe prime, lire C-M-C’. 

En se faisant multitude ou en passant par le stade de la multitude, la classe antagoniste devient une classe multitudinaire, une classe intersectionnelle. C’est une classe qui récupère la richesse et la multiplicité subjectives des luttes des minorités, qui entrent directement dans l’analyse de la composition de classe et avec lesquelles ce n’est plus de juxtaposition, ni d’alliance qu’il est question, mais de transformation de chacune de ses composantes. La classe au bout de ce processus de transformation est une classe augmentée – C’ – tout comme le A’ désigne, dans la formule de Marx, le capital initial augmenté de la survaleur par sa transformation en marchandise. Cela peut paraître séduisant à première vue, mais il n’est pas certain que le parallélisme soit très solide.

En effet, lorsque le capital devient conditions concrètes du travail et commandement sur ce dernier, grâce à quoi il peut s’approprier le surtravail, il s’agit d’une composition concrète n’ayant rien à voir avec le devenir-multitude de la classe, qui correspond, lui, à une décomposition, à une scission d’avec la classe ouvrière comme réalité productive et tout à la fois d’avec la réalité idéologique et culturelle du mouvement ouvrier. Les immigré·e·s, les femmes, les minorités sexuelles ainsi que les colonisé·e·s s’organisent concrètement de façon autonome, en rejetant l’unité factice des slogans « universalistes » qu’iels accusent d’être un mécanisme permettant de faire persister la domination coloniale, hétérosexuelle, masculine, raciale, etc. Le devenir multitudinaire de la classe passe par une suppression – au sens d’Aufhebung – de la classe comme force dominante, forte et donc unifiée. Le travail du négatif ne se traduit pas, en tout cas pas immédiatement, en composition de forces par addition, mais en une soustraction, en une nuit spéculative qui affaiblit la classe: raison pour laquelle elle se refuse, en général, à ce devenir multitudinaire, comme en témoigne les valeurs assez réactionnaires et sexistes des ouvriers traditionnels en matière de moeurs et de culture. 

Quant au deuxième passage, celui de la multitude en classe de l’intersectionnalité des minorités, de celleux qui luttent plus pour leur libération que contre l’exploitation, comme préalable à une lutte consistante contre l’exploitation générale, ses gains sont effectifs et incomparables en termes de conscience d’une classe réelle comme force d’attaque instantanée, mais souvent aussi hasardeux que dans le mouvement précédent, c’est-à-dire fragiles dans la durée et difficilement consolidés dans une culture alternative, des contre-institutions. C’est ce qui explique que les moments « à chaud » de la lutte permettent des miracles de circulation, de solidarité, de fraternité, de sororité et de coopération qu’on ne retrouve plus dans le cours routinier et continu de la production4.

Le plaidoyer de Negri et Hardt pour une transformation interne de la classe à l’épreuve du devenir-multitude est ingénieux as usual, car il récupère et acculture au vocabulaire traditionnel du mouvement ouvrier les nouvelles cultures féministes, décoloniales, anti-racistes, anti-homophobes et intersectionnelles. Comme ils le soulignent: « Il n’y aura pas aujourd’hui de projet de classe victorieux et durable qui ne soit aussi un projet féministe, antiraciste et queer. »  

On ne peut qu’applaudir à un tel programme. Par rapport à la grossièreté insondable du populisme des dirigeants de certains États ou partis, de Bolsonaro à Trump, en passant par Erdogan et Le Pen, ou le souverainisme des demi-habiles identitaires à la Michel Onfray ou l’absence totale d’imagination de la politique traditionnelle, cela fait du bien. Néanmoins, avec les 50 ans d’expérience des recettes de l’opéraïsme et des « meilleurs marxistes » du monde, il vient un soupçon qu’il manque quelque chose à cette formule globale de l’organisation révolutionnaire capable de mettre à genoux l’Empire. Que manque-t-il  à la martingale de la classe intersectionnelle et multitudinaire?

Felipe Bedoya, Aglomeraciones

La piste à suivre est, selon nous, celle du problème de la conscience de classe et de l’idéologie, que l’opéraïsme a trop rapidement écartée, et ce, probablement pour se dégager de l’héritage écrasant de l’historicisme de Gramsci. On pense notamment à la thèse de la double nécessité pour la classe ouvrière de passer des alliances si elle veut accéder au pouvoir et, en même temps, de construire l’hégémonie au sein de ces alliances par des voies pacifiques et non par de purs rapports de force. Or, ce recours à la culture et à l’idéologie suit Lukács bien plus que l’ombre tutélaire de l’auteur des Carnets de Prison.

Repartons de la vision que proposent Negri et Hardt de l’organisation de la classe porteuse de libération en classe intersectionnalisée par l’expérience du devenir multitude des mouvements. Ils préfèrent le terme de « classe multitudinaire » à celle de coalition et ne se bornent pas à en souligner la multiplicité, ce qui nous lègue le casse-tête de l’unification et des « alliances de classe »: entendons des alliances qui se nouent dans l’intérêt de la classe révolutionnaire. 

C’est une notion de classe composée d’une multiplicité et ancrée dans les formes de la coopération sociale et du commun, comme nous l’avons dit, mais pas seulement. Elle est aussi articulée par des liens internes de solidarité et d’intersection entre les luttes, chacune reconnaissant que l’autre est « un chapitre de sa propre histoire sociale et politique », comme dit Luxemburg. C’est son mode d’articulation, son mode d’assemblée. C’est pourquoi nous appelons ce concept modifié de classe, classe prime –  de sorte qu’au lieu d’un simple retour, classe-multitude-classe, nous essayons d’esquisser une dynamique classe-multitude-classe prime : C-M-C’.

La théorie ouvriériste de la composition de classe a toujours excellé quand il s’agissait d’expliquer l’éclatement ou la déconstruction de l’unité de classe dont elle vantait et promouvait l’accomplissement comme un phénomène objectif. Elle a, en revanche, davantage fait du surplace lorsqu’il s’agissait d’intégrer dans la culture révolutionnaire, c’est-à-dire dans la composition subjective de classe ou la composition qui en fait une classe antagoniste unifiée, les questions de libération de la domination ailleurs que dans le travail subordonné rémunéré: au sein de la famille, du genre, des  questions écologiques, des luttes antiracistes et des luttes décoloniales.  

Certes, l’ouvriérisme remettait ses pas dans ceux de ses grands ancêtres. En exergue de l’essai sur la conscience de classe de l’ouvrage Lukács, on retrouve sans aucun hasard cette citation de La Sainte Famille de Marx et Engels: « Il ne s’agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat entier se représente à un moment comme le but. Il s’agit de ce qu’est le prolétariat et de ce que, conformément à son être, il sera historiquement contraint de faire. »5

Était-ce si simple ? Ce ne l’était probablement pas, mais l’opéraïsme répétait alors le désir d’un « marxisme scientifique » – on trouve d’ailleurs aussi Althusser dans ce mouvement de rejet des orgies de l’idéologie stalinienne et anti-stalinienne. En remontant plus haut, il empruntait à nouveau l’étrange raccourci et la désinvolture avec laquelle Marx lui-même avait traité la question du travail reproductif, dont la question de la reproduction du sujet force de travail dans le foyer. Cette question a été reprise dès le début des années 1970 par deux féministes: Mariarosa Dalla Costa, qui venait de l’ouvriérisme, et Selma James, qui venait du mouvement noir et des mouvement anti-coloniaux. J’avais, pour ma part, attiré l’attention sur la composition multinationale, immigrée et sans papiers de la classe ouvrière. L’unité de la classe ouvrière, présentée comme l’âge d’or des débuts du mouvement ouvrier, était largement un mythe.

Aujourd’hui, l’intégration dans l’analyse de ce mixte complexe de la classe ouvrière des dimensions de genre, de « couleur » et d’ethnicité, de persistance et de reproduction de mécanisme coloniaux, bref, de toutes les dimensions d’assignation à des minorités subies ou revendiquées, est la forme actuelle que revêt l’impératif d’une recomposition de l’unité d’action, de projet et de partage en commun des multitudes. Il s’agit, en bref, d’une reprise du projet politique d’émancipation et de véritable universalisme décolonisé, y compris en ce qui concerne la question écologique de la domination stupide et dangereuse de la planète.

Contre les perspectives lugubres des collapsologues et du populisme, qu’on peut définir comme une réaction qualunquista de gauche-et-droite à de présumés effondrements des nations, des peuples et des identités, cette horizon ouvre des possibilités pour des politiques alternatives, c’est-à-dire d’inflexion, voire de bifurcation, de la gestion de la transition écologique qui sera sur la table des trente prochaines années. 

Un historien spécialiste des nations comme Pascal Ory parie sur un moyen terme qui demeure très national et rejette dans le long terme le dépassement des nations. Ory définit la nation comme le circuit et le cercle vertueux du passage du peuple, comme ethnie, population ou autre, au Peuple avec une majuscule. Cette identité essentiellement mythique se base sur un grand récit de culture, de coutumes et d’institutions.  C’est la version « populaire » du peuple. On ne peut qu’être frappé par la similitude entre ce Peuple-Nation-Peuple’ et le Classe-Multitudes-Classe’ ou encore l’idée de la classe consciente de soi. Méfions-nous de ces formules magiques. 

Dans le circuit complet Classe-Multitude-Classe’, il existe une variante, déjà largement explorée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, unifiant la classe autour du signifiant vide de la Nation, qui remplace les multitudes en mouvement. Le résultat est alors ni la Classe, ni le Peuple, mais tout bêtement la plèbe et ses représentations. Or, comme dans l’antique Empire romain, le capitalisme à son stade impérial est parfaitement compatible avec une plèbe gavée de jeux vidéo, de médias sociaux et de pain, qui lui assure un règne par procuration permanente. Trump a encore à son nom, après quatre ans de règne digne du père Ubu, 71 millions d’électeur·trice·s. L’électorat subtilement intersectionnel du démocrate Joe Biden en a 77 millions.   

C’est en ayant bien à l’esprit ces circuits déviés et déviants qu’il faut construire des alliances, des cultures de lutte, des modes de militantisme et d’organisation. Comme disaient à la fois Lénine et Keynes, nos petits-enfants nous tiendront responsables des espaces de liberté que nous leur aurons légués. Marges de manœuvre, agency dans l’histoire, intelligence, certes, mais aussi pensée. La pensée veut dire à la fois peser dans l’action et panser, comme disait l’ami Bernard Stiegler disparu l’été dernier. Bref, la politique comme souci qui en vaut encore et toujours la peine.  

Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Felipe Bedoya.

NOTES


 

1. Voir la postface de la traduction portugaise d’Ouvriers et Capital, puis la préface de The Politics of Subversion d’Antonio Negri.

2. Georg Lukács (1960), Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, Paris, Éditions de Minuit, p. 77-78.

3. Michael Hardt et Antonio Negri (2020), Empire: 20 ans après, Le Grand Continent, En ligne. Toutes les citations qui suivent proviennent de ce texte, sauf indication contraire.

4. En ce sens, voir les premières enquêtes ouvrières des Quaderni Rossi. 

5. Georg Lukács (1960), Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, Paris, Éditions de Minuit, p. 77.