Pour la ruine du monde : le bon usage de la métaphysique moderne de l’agir

Par ÉMILIE BERNIER
Publié le 28 mars 2021

Une version de ce texte a été présentée au colloque Jusqu’où creuser? Les limites de la croissance, organisé par le Collectif de Recherche Interuniversitaire et Transdisciplinaire sur les Impasses de la Croissance (CRITIC), HEC Montréal, 13 juin 2013. Il a été reçu alors dans l’enchantement et la perplexité collective. Présenté ici dans une version plus longue mais à peine retouchée, il espère susciter le même genre d’affects. — EB

Sergey Akramov, Open Air

« La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même; et ce n’est pas parce que nous contrarions les appétits lubriques que nous jouissons d’elle ; mais au contraire, c’est parce que nous jouissons d’elle que nous pouvons contrarier les appétits lubriques. » — Spinoza, Éthique, V, XLII

Les cinéastes québécois Pierre Perreault et Michel Brault, qui séjournaient un jour à l’Isle-aux-Coudres afin de s’enquérir de la couleur de la langue des Coudrilois, ont eu cette idée folle de raviver la vieille pratique de la pêche au marsouin, une laborieuse trappe tendue sur tout le flanc de l’île, qui avait permis à des générations d’insulaires d’habiter cette géographie bien particulière, et avait été abandonnée avec l’arrivée de l’économie moderne dans les régions du Québec. Le mammifère recueilli à la fin de la belle saison fut installé dans un aquarium de la grande ville de New York, « pour la suite du monde ! », comme déclara un des protagonistes. Ainsi pourrait-il « parler d’eux autres en Amérique ! », mémoire vivante qu’il serait de cette vieille technique – l’œuvre d’un « génie », clamait-on, se disputant à savoir si la paternité en revenait aux « sauvages » qui peuplaient l’île au temps de jadis ou aux premiers Normands venus s’y établir. Il dirait aussi le courage déployé par les Coudrilois dans cette aventure qui occupa, le temps d’une saison, quelques patriarches et d’autres gaillards, curieux des pratiques de subsistance de leurs aïeux.

Je n’aurai pas ici la poésie des cinéastes, mais je propose, mutatis mutandis, de réfléchir aux modes actuels de la subsistance. En dépit de la multiplication, de la diversification et de la fragmentation des expériences, est-il possible de saisir conceptuellement ce qui définit la manière propre aux sociétés contemporaines d’« habiter » le monde physique ? Plus prosaïque, cette réflexion propose une exploration de la facture particulière de notre conception du monde, qui fait de celui-ci une « ressource à exploiter » et de nous des jouisseurs passifs d’une abondance créée sur le mode sacrificiel. Si une telle pêche nous séduit, c’est bien parce que nous savons que, dans les temps qui viennent, la nature ne nous offrira plus d’occasions d’aussi valeureuses joies.

La problématique de l’articulation du système économique aux institutions démocratiques a pu susciter de riches discussions au sein des courants libéral/démocrate1, néo-kantien2, néo-républicain3 ou encore des théories de l’intersubjectivité4. Or, ces approches semblent toutes négliger l’analyse des conséquences de l’intégration, depuis les années 1970, de toutes les activités de nature interactionnelle, cognitive et affective à la sphère de la production. La légitimité des exigences qu’elles formulent en termes de redistribution des richesses, du travail lui-même, de la participation politique et des acquis de la modernité culturelle ne fait pas question, mais de manière générale, elles ne semblent pas tenir compte du fait que l’ensemble des processus cognitifs et normatifs aient désormais pour condition des ressources symboliques non pas « colonisées » par la normativité spécifique des activités instrumentales, mais produites dans le cadre d’une économie capitaliste. C’est dans ce contexte qu’on a pu parler de « capitalisme cognitif »5 et élaborer la problématique de « l’immatériel »6.

Plus au fait de cette transformation qualitative, le diagnostic d’une « société du spectacle » par Guy Debord exprimait, dès 1967, les obstacles à une théorie autonome du politique : la reproduction de formes sociales aliénées où les représentations se règlent indépendamment de l’œuvre réelle et de l’activité humaine rend l’espoir ouvrier de libérer le travail de plus en plus ténu7. C’est du travail qu’il faudrait se libérer. Dans sa forme abstraite, celui-ci s’accapare le plus clair de notre temps et de notre énergie créatrice même lorsque sous la forme traditionnelle de l’emploi, il tend à disparaître. Par son asservissement à la création de la valeur, qui, elle-même, du fait de sa dynamique tendancielle, finit par s’affranchir de sa dépendance au travail vivant, le travail se révèle aujourd’hui une « idole cliniquement morte »8, selon le mot du groupe Krisis, à laquelle des coûts sociaux faramineux demeurent associés. L’étatisme du travail, ce « progressisme » auto-proclamé, achève de réduire tout effort en vue d’une redistribution socialiste de la richesse à une manœuvre de sanction de la misère. Jean Baudrillard avait d’ores et déjà fait remarquer le caractère suranné de la vieille critique du travail aliéné. Ce n’est plus des moyens de production dont nous sommes privés à présent, mais de ceux de la consommation, désormais parfaitement adaptée aux nécessités d’une expansion à l’infini du système des objets. Le « temps libre » est un oxymoron, scande-t-il9. Le « temps perdu » est entièrement asservi à la création de la valeur – indice que l’hypothèse/pronostic de Marx d’une « subsomption complète » de la société civile sous la production capitaliste est un fait accompli. Le capitalisme postfordiste a donc ceci de spécifique que le « maître pilier de la production de la richesse »10, selon le mot de Marx, est désormais contenu dans le vivant lui-même, dont la puissance créative, affective et intellectuelle est systématiquement stimulée pour créer le contexte favorable au plus long alignement possible de chiffres.

Alors que la valorisation capitaliste migre vers des activités dites « immatérielles », le déploiement industriel à travers le monde, lui, ne semble pas en passe de se résorber. C’est ainsi que, plutôt que de nous détourner de la destruction des écosystèmes, les arrangements actuels semblent hâter la cadence. L’analyse doit procéder par l’exploration de cette prolifération misérogène de formes de vie.

Faire l’explicitation  de ce mode de production paradoxal, qui semble vouer la substance vivante à son propre anéantissement, implique d’abord de rendre compte de l’opération complexe d’une structure réticulaire de puissances économiques, politiques et juridiques, jouant d’une curieuse intrication d’un régime quasi archaïque d’exploitation d’une main-d’œuvre globalisée dont les conditions sont parfois explicitement celles d’esclaves, d’un côté, et de formes sans cesse réinventées d’intoxication morbide et de dilapidation mortifère, de l’autre. Ces expériences disparates trouvent en ceci leur cohérence : il en va d’autant d’activités déployées sous le motif de la croissance, qui inscrivent intégralement l’existence collective dans un processus d’usure systématique du vivant dans son ensemble11. C’est encore en ce qu’elles concourent à la formation d’une certaine constellation affective, jouant des tonalités de la peur, du sentiment d’impuissance, du cynisme et de formes d’opportunisme exploitées par le sens du professionnalisme, que ces accaparantes activités privent ceux et celles qui s’évident, au profit du processus de production, de la satisfaction des besoins pour laquelle, leur ressasse-t-on, on les met à l’ouvrage. Le régime du consumérisme individualiste est sans doute l’œuvre la plus achevée de ce régime : celui qui consomme et qui jouit individuellement et passivement d’objets engendrés dans la douleur des autres, n’y est pas moins asservi que celui qui peine sur le métier et, pour autant, ne subit pas moins, dans sa chair et dans sa vie psychique, une violence et un abus aussi considérable que celui dont les régions dévastées par la surexploitation offrent le plus scandaleux des spectacles.

Interrogeant tour à tour Marx et Heidegger, je propose de réfléchir aux origines et aux conséquences de ces dispositions paradoxales, ce qui me permettra d’établir que, contrairement aux trappeurs de marsouins, c’est bien pour la ruine du monde que nous, humains du XXIe siècle, sommes mobilisés. Toute production actuelle de subjectivité trouve sa consistance dans la marche vers la dévastation.

Cette composition théorique me permet de résister à l’attitude nostalgique que pourrait introduire une telle pensée de la destruction. Si je propose d’assumer cette ruine comme destin, au sens heideggérien, c’est sans abandonner l’espoir d’une vie bonne, remplie de cette joie que la sagesse de Spinoza avait nommée beatitudo12. Si la « suite du monde » requiert le savoir du « génie » de nos ancêtres, alors il faut de suite se lancer dans une investigation des caprices de chacun des replis de la planète où les humains ont trouvé un abri, afin d’y pourvoir avec soin, ce qui requiert d’interroger Autochtones et Anciens et de raviver – autant que faire se peut et évitant le folklore ou la caricature – la sensibilité profonde à ce qui nous lie à la nature. Cela implique de renouer, comme dirait Marx, avec les conditions inorganiques de notre existence. Mais il est une autre tâche sans laquelle cette mobilisation du passé n’est qu’épopée conservatrice ou contrition autoinfligée : celle d’engager une réflexion de « la ruine du monde » comme manière spécifique de le produire. L’unique espoir de prendre en charge ce qui se produit autrement de manière aveugle et immodérée tient à ce « recueillement », au sens heideggérien13, sans quoi on se rend coupable d’un déni du potentiel créateur que le monde moderne a permis, ce qui, du point de vue de « l’économie de l’être », est tout aussi préjudiciable à la vie commune et au monde physique que ne l’est leur asservissement au principe de la croissance. Il faut commencer à assumer l’irréversibilité. La catastrophe n’est pas « à éviter », elle est notre modus operandi, mais elle ne condamne pas pour autant à un pathos triste ou paniqué. Le véritable potentiel révolutionnaire ne réside pas dans les formes de vie du passé, mais plutôt dans une application réflexive des motivations du présent. La ruine, l’abolition de toutes les valeurs, n’expriment pas la dérive d’un processus sain imputable à quelques organismes de la gestion néolibérale dont on viendrait à bout à force de social-démocratie14, elle est une modalité fondamentale de la création du monde. Seule une application réflexive de cette furie destructrice peut nous sauver.

Sergey Akramov, Autumn gradient

1. L’institution du travail et la production de la misère

 Puissance de l’individu, misère de l’humanité

Un récit pourrait être fait de l’histoire d’amour entre les sociétés modernes et leur complexe industriel. Retraçant l’origine d’une pensée qui manifeste, à l’égard de l’agir producteur un enthousiasme anthropologiquement anormal, il renverrait à cette vieille découverte, relatée par Adam Smith et certains de ses contemporains, de la prodigieuse économie d’effort qui découle du bon agencement des opérations. Le récit devrait ensuite consacrer un chapitre aux Allemands les plus exaltés du XIXe, qui, loin de nier le travail de l’économie politique des Britanniques et des Écossais, allaient au contraire l’inscrire au cœur d’un extraordinaire projet d’expression de la liberté humaine. Premier et ultime accomplissement de la théorie politique et juridique moderne : l’appropriation absolue de toute chose. Or, dans l’approfondissement et la réflexion du libéralisme par l’idéalisme hégélien, ce n’est plus de la satisfaction des besoins fondamentaux, même élevés à un idéal d’épanouissement individuel, dont il est question, mais rien de moins que la réalisation d’un universel par l’application réfléchie de la puissance transformatrice15. Tel est le principe qui redessine la géographie des rapports humains, les mouvements de la vie éthique, le destin de chaque vie individuelle, et fait tout entrer dans l’Histoire.

La destructivité caractéristique des temps modernes pourrait ainsi se comprendre comme l’effet de la traduction, dans la pratique, d’une certaine opération métaphysique qui fait de la conscience un processus infini de réalisation de soi dans et par les activités instrumentales. Par le truchement d’institutions politiques et économiques et de dispositifs de sanction juridique, le concept de travail répond, d’un point de vue matériel, à une ontologie de l’être comme infiniment producteur, et organise la reconstruction du monde d’après les aspirations de l’individu-propriétaire. Dans toutes les philosophies, résolument idéalistes et expressionnistes, qui ont fait du travail une activité noble et que chacun doit pouvoir exercer, le sujet se conçoit en tant qu’agir16. L’histoire se veut la condition de la réalisation intégrale de sa puissance infinie et infiniment inquiète d’elle-même. L’invention du travail abstrait, aux premières heures de la modernité, comme articulateur central d’un projet d’amélioration des conditions existentielles, en est la rampe de lancement. Le fait que l’on cherche encore la clé de sa meilleure redistribution, notamment par le moyen de principes plus égalitaires de répartition de la richesse, mais sans jamais entreprendre une véritable analyse des conséquences inhérentes à l’abstraction de la production, révèle bien la pauvreté de l’analyse qui en est faite socialement. L’insuffisance de celle-ci tient à ce que le seul horizon de la vie sociale consiste en la maximisation des forces productives. On se trouve de manière irréversible et peut-être définitive à l’ère du nihilisme, clame Heidegger17. On ne congédie pas, tout simplement, un tel destin.

Dans toutes les versions de l’histoire, libérale-capitaliste comme socialiste ou national-socialiste, la forme travail de la production a donc été l’effet de la puissance formatrice de la raison subjective. Hegel a appelé la « négativité » cette réflexion du monde objectif qui était du même coup sa transformation selon l’aptitude fondamentale à l’abstraction. C’est une telle aptitude qui définit la conception idéaliste de la liberté, conception qui hante toute la pensée politique moderne. La subjectivité ne tient plus le monde comme une totalité substantielle dont elle ferait découler un ordre éthique, mais, à la faveur d’une vision mécaniste de l’univers, entreprend de découvrir les lois qui en régissent les transformations, afin d’en contrôler les processus et d’y voir se produire sa propre essence. L’être est compris comme un agir. Aussi il en va d’un devoir de rendre humain le monde. Le travail de l’humanisme se présente donc inévitablement comme une attaque de la nature – Heidegger dit « mise en demeure » faite à l’existant de se présenter de telle manière qu’on puisse en user comme un fonds18. L’œuvre de la civilisation théorique consiste en l’asservissement du monde à ses valeurs, valeurs tirées du lieu vide de l’Esprit et donc hostiles à la vie: le Vrai, le Bien, qui deviennent, éclaires par le sens moderne de la liberté, l’exactitude de la représentation19, ou la calculabilité absolue, le tout asservi à l’exigence de procurer des sensations agréables – c’est bien ce que Bentham nous enseigne.

Ces valeurs, par l’effet de la technique, se réduisent donc à un principe d’utilisation maximale au moindre frais. Tous les efforts coalisés produisent activement l’existant dans son ensemble comme anéantissement. « L’agriculture, dit Heidegger en 1949 – alors que le cynisme des géants de l’agroalimentaires était encore inconcevable –, est maintenant l’industrie alimentaire motorisée, qui est fondamentalement la même chose que la fabrication de cadavres et les chambres à gaz »20. La production moderne est aussi étrangère à la satisfaction des besoins qu’à la poiésis antique, où elle trouve sa lointaine justification. Elle astreint tout le réel, l’humain au premier chef, à livrer une énergie qui puisse être extraite et accumulée. « La bête de labeur, dit encore le penseur, est abandonnée au vertige de ses fabrications, afin qu’elle se déchire elle-même, qu’elle se détruise et tombe dans la nullité du Néant »21. Il n’exprime ici aucune crainte devant le déchaînement du Néant, mais plutôt devant la radicale impossibilité où se trouve la « bête de labeur » de saisir son rôle primordial dans la réalisation du nihilisme. Alors que prévaut la métaphysique de la subjectivité comme se produisant elle-même dans ses actes, c’est-à-dire dans son travail – toute l’énergie déployée à des fins dites « productives » participe de la destruction du monde. Ce n’est pas un accident: le principe de la subjectivité implique la dissolution des liens naturels et vitaux qui font de l’humain un être naturel et objectif, la séparation du vivant par rapport à sa propre substance éthique. Le principe de croissance ou de développement de la puissance productive n’est ébranlé que dans la mesure où ce socle spéculatif est radicalement mis en question.

En attendant, le travail ne peut être que la production de la misère, l’holocauste, et à en croire la difficulté d’imaginer des solutions de remplacement aux scénarios apocalyptiques qui encombrent et sans doute obstruent l’imaginaire contemporain, cela semble peser sur nous avec la puissance de l’inexorable. Quel espoir peut-on fonder à une époque où la totalité de l’existant engendre irréversiblement son propre anéantissement, où l’humain est sommé d’exister comme bête de labeur, voire, mieux, comme cadavre?

Marx fournit un récit précieux de la constitution de cet ordre juridique, qui correspond à la séparation des individus par rapport aux conditions de leur subsistance. S’il s’enthousiasme de l’avènement d’une puissance humaine de transformation du monde physique jusque-là inimaginable22, il n’expose pas moins toute la cruauté et la brutalité d’une telle réduction des individus à l’impuissance23. Par le moyen de sanguinaires législations visant l’expropriation du monde paysan est fabriquée la « force de travail » abstraite, cette « marchandise » bien particulière qui a pour valeur d’usage d’être source de valeur. Il suit de cet artifice que pour exister matériellement, les individus doivent prêter cette force au procès de valorisation, ce qui, « par tous les moyens de l’art et de la science », révèle Marx, fait du surtravail la condition de vie ou de mort du travail nécessaire24. L’invention du travail abstrait est un « dépouillement complet », une réduction de l’activité à la « pauvreté absolue », l’« exclusion totale de la richesse matérielle », selon des expressions tirées du lexique marxien25. Le salaire, comme d’ailleurs toute théorie de la redistribution socialiste de la richesse, n’est que l’expression de la séparation complète de l’individu par rapport aux conditions inorganiques de son existence. Son travail n’est alors ni formateur, ni expressif ; il n’est plus rien, qu’instauration massive de la misère, qu’utilisation de l’intégralité de sa force au détriment de la vie. Or, c’est à leur insu, dans la déshumanisation complète26, disait le jeune Marx avec des accents romantiques que les écrits de la maturité affinent davantage qu’ils ne les renient, que les formes sociales nées de la misère individuelle laissent se dessiner un potentiel révolutionnaire.

 Misère de l’individu, puissance de l’humanité

L’analyse de Marx est précieuse, à plusieurs égards, et tout particulièrement pour sa méthode. Ce que son œuvre accomplit sans équivoque possible est la plus minutieuse analyse des formes sociales engendrées par le travail sous le capitalisme, et l’hypothèse qu’il poursuit est que seul le mouvement de cette analyse peut en pratiquer l’inversion. C’est de l’intelligence de l’aliénation qu’il fait émerger le communisme. Marx n’est pas attaché à un mode de production préindustriel. Aussi fait-il un éloge sans ironie des vertus du capitalisme : permettant d’opérer d’irrésistibles économies de temps de travail nécessaire, il s’avère authentiquement révolutionnaire. Ce qui est à retenir de cette paradoxale appréciation, c’est que l’expropriation des individus par rapports à leur substance vitale, systématiquement asservie à la loi de la valorisation, engendre une puissance collective et transindividuelle qui s’accroît à mesure que s’aggrave la misère individuelle. Marx observe patiemment l’émergence de cette puissance, dont il souhaite user afin de transformer le processus de production pour en faire l’épanouissement intégral de l’ensemble des individus. L’expression « general intellect »27 consigne l’analyse de la nouvelle base de la création de la richesse, tendanciellement affranchie du travail vivant individuel pour être fondée sur une base bien plus solide, soit « l’application technologique de la science »28. C’est l’ensemble des connaissances contenues dans le système des machines, c’est-à-dire le travail mort, qui renferment la pierre philosophale du capitalisme dans le stade avancé de son développement. Plutôt que la prescription d’un agir émancipé, cette découverte appelle une application réflexive de la somme de cette intelligence, qui demeure bloquée et pourrit dans les trajectoires répressives du processus d’accumulation. Accueillant le processus productif ainsi rehaussé par l’industrie, Marx semble proposer de situer le travail nécessaire au niveau désiré. Il restitue l’activité à la nécessité de la consommation, c’est-à-dire à la satisfaction des besoins, non pas individuellement éprouvés mais définis par la subjectivité collective que l’humanité transformée pourrait commencer à assumer.

Ce potentiel d’auto-transformation de la société, Marx le tient donc d’un procès contradictoire de la loi de la valorisation. Dans la réduction de l’individu à l’impuissance, le système de machines n’incarne pas moins un ensemble complexifié d’« organes du cerveau humain créés par la main de l’h[umain] ; […] la puissance matérialisée du savoir »29. La problématique qui entoure les célèbres pronostics sur l’éventuelle libération du travail à travers la fameuse « socialisation des forces productives » trouve dans les travaux de maturité une limpidité nouvelle. Marx affirme :

[L]’ensemble des connaissances (knowledge) est devenu une puissance productive immédiate, […] les conditions du processus vital de la société sont soumises à son contrôle et transformées selon ses normes, […] les forces productives ont pris non seulement un aspect scientifique, mais sont devenues des organes directs de la pratique sociale et du processus réel de l’existence.30

Découvrant la substance réelle de la richesse dans les circuits de l’intelligence collective, ou encore « l’[humain] lui-même dans ses rapports sociaux »31, cette analyse recèle un potentiel explicatif exceptionnel pour rendre compte du passage au mode d’accumulation postfordiste. Par suite des transformations récentes du capitalisme, ce sont désormais des aptitudes intellectuelles, communicationnelles et affectives qui sont directement mobilisées. Le cycle de la valorisation impose leur captation, c’est-à-dire l’expropriation de la substance éthique de la vie commune par les pouvoirs économiques, politiques et juridiques Ceux-ci se forment alors et se durcissent en autant de dispositifs où achoppent la résistance et l’organisation spontanée de la puissance collective. Pour cause, ce n’est plus exclusivement le temps rémunéré de travail proprement dit qui est exploité, mais l’intégralité du vivant et le processus social dans son ensemble. Grâce à des mécanismes comme le chômage, la précarité, la transmission marchande de la connaissance et l’endettement étudiant, destinés à entretenir un sentiment d’impuissance, d’insécurité et toute la gamme de tonalités affectives dont se nourrit le mode actuel d’accumulation, le régime de valorisation parvient à faire sauter toutes les bornes qui ont contenu le travail à l’intérieur de ses limites traditionnelles. Celui ou celle qui désire entreprendre la destruction révolutionnaire de ce régime de production de la misère devra assumer cette intrication irréversible de la production, de la connaissance, et de la vie.

Il s’agit en somme d’une production éthique et juridique qui promeut un usage spécifique des corps, en l’occurrence l’utilisation immodérée du monde physique, qui, comme on sait, n’a de valeur qu’en tant qu’il est commis à procurer des sensations agréables au plus grand nombre de personnes possible. Derrière ce mobile, la réalité est plus crue, mais sans équivoque : une collaboration planétaire à un régime de surconsommation répressive et morbide, l’injonction à nous livrer chaque jour à de nouvelles activités déplaisantes qui accaparent et stérilisent notre potentiel créateur.

Sergey Akramov, Городской шум

 Ruine des corps et productivité éthique

Toute connaissance, toute œuvre et toute richesse matérielle, demeurant captives du procès de valorisation, ne font jamais l’objet d’un usage, c’est-à-dire d’une dépense véritable. Toute augmentation de la productivité se paie de l’asservissement à la valorisation, qui n’use ses forces qu’au sens de l’utilisation ruineuse dénoncée par Marx et Heidegger32. Or, la grande nouveauté des structures postfordistes tient à ce que la richesse se situe désormais au sein des processus cognitifs, des réseaux de coopération et des aptitudes affectives, qui remplacent irréversiblement la « puissance matérialisée du savoir »33. Celle-ci revêt d’abord un caractère énigmatique pour le capital, dans la mesure, précisément, où elle est dématérialisée. Il s’ingénie alors à déchiffrer et à capturer cette puissance, mais il n’en épuise pas les possibles. C’est parce que les individus ne sont plus séparés de leur objet vital par le monde des machines mais au contraire, par lui, sont réunis à cet objet, aux fins de la mise à profit de leur substance éthique, que la puissance sauvage du travail vivant, que « trois siècles d’utopie dialectique » ont cherché à contenir, comme dit Negri, refait surface avec une vigueur inattendue34. De plus en plus autonome par rapport au capital, la puissance de l’intellect (re)prend possession de la puissance dynamique et des logiques organisationnelles qui le traversent. Le défi qui doit alors occuper la pensée politique consiste à opérer une double tâche se jouant simultanément sur le terrain de la théorie et de la pratique, à savoir de reconnaître la ponction de la puissance collective vers l’alimentation d’ensembles mortifères, véritables parasites qu’incarnent les instances politiques, économiques et juridiques de la gouvernance d’un capitalisme corporatiste, et de déceler les tendances démocratiques que manifeste le « commun » dans ce que l’on pourrait appeler, faute de conceptualisation qui nous permettrait une émancipation plus résolue de la notion de valorisation, son auto-valorisation. Le commun renvoie au surplus affectif et symbolique, qui, selon l’analyse de Hardt et Negri, excède toujours les circuits traditionnels du public et du privé, dérègle toujours les usages imposés des corps que la théorie politique recouvre sous le thème du biopouvoir35. L’espoir naît ici.

L’irréversibilité du post-fordisme constitue le paradigme dans lequel la pensée de l’émancipation est aujourd’hui forcée de prendre pied, car toute pensée dialectique s’est abolie dans cette évolution. Le complexe d’affections morbides qui accompagne le déplacement du pilier de la création de la valeur vers la productivité éthique et juridique du commun est la principale manifestation du règne avéré de la production totale dont je pose qu’il faille tirer les conséquences. C’est ce que, par ce travail d’explicitation, j’entends entreprendre.

La phénoménologie post-opéraïste identifie une certaine constellation affective favorisant la compétition et la rivalité, l’opportunisme, le cynisme et la peur. La connaissance de cette productivité spécifique est la condition de l’activation des potentiels révolutionnaires, qui constitue moins un dépassement qu’une forme d’investissement subversif des formes sociales où ces forces se ruinent36. Les ambivalences des circuits de la production sociale, marquée par la (con)fusion nouvelle de la production matérielle, affective et symbolique, rendent superflues voire suspectes toute structure d’autorité de type arborescent et toute démarche posant l’existence d’une sphère où puissent s’articuler des positions normatives autonomes. Ce sont les affects produits et manipulés par les structures d’accumulation postfordiste qu’il faut saisir politiquement, et pour ce faire, procéder à leur analyse en tant qu’ils correspondent à une formation spécifique de subjectivité.

 Destruction des valeurs et formation de subjectivité

C’est aussi un projet de révolution immédiate qui se donne à lire dans l’œuvre de Heidegger, qui consiste en une méthode d’interprétation de la constitution de la subjectivité, interprétation préalable à toute pensée de l’agir. Son éclairage propose que la pensée doive recouvrer des injonctions subjectivistes à l’assignation d’un principe et d’une fin à tout séjour sur la Terre. La découverte des dispositions affectives est ainsi menée à opérer l’anamnèse d’un être plus fondamental, qui fait alors apparaître dans toute sa brutalité la violence des constructions théoriques idéalistes. Ce n’est pas un hasard si c’est aussi la notion de « valeur », ou la « pensée en valeur », qui interpelle le penseur37.

La technique moderne, qui en tout lieu impose la réalisation de ce-qui-vaut selon le critère de la calculabilité absolue, définit pour Heidegger la phase d’achèvement du nihilisme. Savoir s’il y a là le résultat d’une histoire de l’être importe moins que de saisir le mouvement d’une prise en charge salutaire de cette vocation à la production active de la ruine. Sans surprise, c’est au sein de l’existence entièrement vouée à la dévastation que survient la pensée réparatrice, car elle réactive une détresse fondamentale qu’avait forclose l’attention exclusive à l’étant subsistant, comme celle que déploie la métaphysique moderne du sujet qui rapporte le tout de l’étant à un fondement sûr et inébranlable. L’anamnèse de la détresse révèle pour la première fois que lorsqu’il s’affaire à calculer ce qui présente le caractère de l’objectivité, le sujet néglige que son geste engage une donation de l’être. Alors la donation, ou la présence de l’être dans son retrait, demeure ici impensée, c’est-à-dire non contenue. Le nihilisme est le règne de ce retrait de l’être échappant à toute contenance. La salutaire méditation n’implique pas une sortie triomphante de la technique – comme si l’on pouvait soumettre l’activité à un jugement plus vrai –, mais engage à ramener la pensée dans la « pauvreté de son essence provisoire »38 et à connaître quelle radicale impropriété est celle des êtres qui sont au monde sous le mode irréductible des affections et de leurs tonalités émotives. 

Heidegger donne le nom de « tournant immobile »39 à cette saisie modifiée de la situation existentielle. Le danger du nihilisme ne sera conjuré qu’avec le courage et la dignité d’une pensée qui sait recueillir la facticité essentielle, et contenir ainsi toutes les modalités de la ruine comme manières spécifiques de produire le monde dans son ensemble. Il identifie le seuil où la subjectivité peut se ressaisir et dérober sa productivité éthique au règne dévastateur d’une pensée qui évalue à l’aune d’un critère du jugement, désormais réduit à la calculabilité absolue et rabattu sur un équivalent monétaire.

2. Constitution politique du commun

En dépit de difficultés inhérentes aux contextes dans lesquelles leurs œuvres ont évolué, il semble qu’une meilleure intelligence des procès de subjectivation requière le recours à la fois à Heidegger et à Marx. Assumant de manière parfaitement cohérente l’éclatement du principe de la rationalité subjective et la nécessité de faire partir de l’expérience fondamentale de l’existence sous le mode naturel et fini, c’est-à-dire d’abord passif et affecté, toute prise en charge d’un agir essentiel que le monde moderne maintient loin dans l’oubli, on peut dire que la pensée marxienne de la jouissance et celle, heideggérienne, de la détresse, s’intensifient mutuellement dans l’anamnèse qu’elles appellent toutes deux. Le projet de resituer la pensée dans la sobriété des processus vitaux d’un être naturel et objectif permet de renoncer sans danger à tout principe et à toute fin que la métaphysique de l’agir aurait édictés aveuglément. Une pensée sans archè et sans telos se déploie alors : un an-archisme qui désigne le mouvement d’une construction ontologique, qui est aussi bien destruction40 des valeurs de la métaphysique qu’abolition de la valeur marchande.

Bien avant que l’œuvre de l’histoire moderne ne puisse être ainsi éprouvée et recueillie, le philosophe Spinoza avait déjà proposé, le plus sereinement du monde, de congédier tout assujettissement de la puissance créatrice à une pensée de la transcendance. Véritable anomalie, selon le mot de Negri41, l’ontologie spinoziste rend caduque toute pensée judicative visant à déterminer l’orientation éthique de l’existence. L’éthique découle de la connaissance de la substance une et éternelle, seule cause de ses actes, dont nous sommes, en tant qu’être naturels et objectifs, une partie de la réalité modale. Ici, l’idée et l’étendue se correspondent l’une l’autre, l’une expliquant ce que l’autre implique, suivant l’éclairant exposé de Gilles Deleuze42. L’intellect, un peu à la manière du « gai savoir » nietzschéen, croît d’autant que le corps est affecté. À force d’imagination, il accède à des idées adéquates des causes qui le déterminent et, de là, règle son existence dans la durée selon les lois de la composition des corps. Voici formé un principe d’évaluation de l’activité des êtres qui existent sous le mode de la finitude, hors du champ de l’onto-théo-logie occidentale : obéissant à la seule cause agissante qu’est la substance unique de la nature, chaque être participe du principe de production du divers et du multiple. Contre toute interprétation subjectiviste ou totalisante de la nature, Spinoza pose cette « utilité » métaphysique des formes de vie.

Devant le développement sauvage des forces productives dont Amsterdam était le théâtre, le subversif Spinoza a préconisé la formation d’un gouvernement « du tout absolu »43, qui ne régisse pas les passions humaines selon un ordonnancement téléocratique, mais les entérine suivant le droit naturel à l’expression de toutes les puissances. Cette pensée confère une consistance à des tendances que Spinoza était à même d’apprécier en son siècle, mais que la séduction d’une théorie juridique du politique aura occultées. Or, l’épuisement des formes politiques modernes, qui se replient à présent dans une régulation technique et une judiciarisation des conflits, tout en se parant du vocabulaire de la « gouvernance », nourrit à l’insu du pouvoir souverain de telles tendances à l’organisation sauvage au sein des masses : telle une hydre à mille têtes, la productivité éthique et juridique d’une multitudo, selon le mot de Spinoza, surgit du corps même du capital qui n’a de cesse de se ruiner lui-même – d’où le caractère monstrueux que ses théoriciens actuels lui prêtent44. Les procès d’(auto-)organisation des masses, sans recours au grand corps articulé du Léviathan, sont donc bien réels dès l’origine mais demeurent longtemps marginaux et systématiquement contrecarrés. Or, selon Paolo Virno, la fusion nouvelle des catégories du travail, de la praxis et de la pensée, dont la théorie politique occidentale a assuré la tripartition, assure enfin la chance, pour la multitude, de s’approprier l’ensemble de ses conditions, assurant l’expression de toute la puissance des singularités et composant des modalités du commun sans jamais en freiner ou même en diriger le déploiement.

Voilà qui sert d’inspiration pour l’esquisse d’une constitution politique. Celle-ci appelle à soustraire toute prise en charge de l’agir aux ordonnancements normatifs. Si le déchaînement des forces matérielles a eu raison de la dialectique, c’est qu’il a aboli les couples d’opposition qui fondaient l’hypothèse d’une médiation : le collectif et l’individuel, le public et le privé, l’universel et le particulier, ont perdu leur réalité devant le développement d’une force de production cognitive, affective et symbolique. Celle-ci échappe à ces catégories pour s’organiser de manière spontanée sur un plan strictement horizontal, c’est-à-dire en intensité. Au thème du commun qui la décrit correspond celui de la singularité, dont le rapport marque cette composition non pas dialectique mais intensificatrice et complexifiante. Il y a là une voie pour penser la constitution politique fort distincte de la solution préconisée par tous les contractualismes à la fondation de la modernité.

La constitution politique radicalement an-archiste et subversive qui se dessine à l’issue de ce parcours ne devrait effrayer aucune sensibilité. Elle n’engage qu’une transvaluation du désir selon le principe de la composition libre de la puissance collective et transindividuelle. Elle fait du désir un organe qui accueille les passions mortifères d’un geste curatif et régénérateur, capable d’intensifier la prolifération ontologique et de la soustraire à l’usure inhérente à la valorisation capitaliste. La violence de son geste n’est que celle de la constitution libre du commun. Une telle intelligence du désir comme ciment et force de composition ouvre un horizon où le rapport politique se pense sans le recours à la transcendance du pouvoir, congédiant toutes les conceptions arborescentes, c’est-à-dire juridiques, de la politique. C’est en procédant à une « phénoménologie collective de la praxis »45, suivant Negri, qu’est enfin appréciée la maturation de l’humanité à l’insu des forces répressives de subjectivation auxquelles la théorie de la souveraineté a servi d’alibi. Cette forme de citoyenneté est la pure et simple connaissance, au sens où l’entendent Spinoza, Marx et Heidegger, des affects dont la multitude se compose.

Sergey Akramov, Layers of autumn

Conclusion : La vertu curatrice de l’imagination collective

Pour apprécier en toute rigueur la possibilité réelle de cette transvaluation de la puissance créative qu’introduisent la science et la technologie, une explicitation préalable du sens de l’agir était nécessaire, d’abord et avant tout pour l’anamnèse qu’elle enclenche, c’est-à-dire le rappel à la mémoire de ce que la conscience moderne renvoie loin dans l’oubli, à savoir à la fois les liens qui unissent les communautés humaines aux conditions inorganiques de leur existence, et le rôle que ces communautés exercent dans la production de l’existant dans son ensemble. Pourvu qu’on recueille dans la pensée le principe de la ruine du monde, alors l’anéantissement, qui se présentait comme leur inexorable destin, par l’opération d’une application réflexive, devient le principe d’une prolifération ontologique. L’augmentation des forces productives recèle tout un champ de possibles, mais cette générosité de l’être est celle d’une sobriété, parce que la jouissance de l’activité est immédiate, autrement dit, elle n’est qu’auto-valorisation de communautés se produisant dans leur propre dépense, dans leur impossibilité et leur refus de réaliser de la valeur – ou des valeurs.

Marx fournit une analyse scientifique de ce mouvement ; les travaux actuels d’une phénoménologie néo-spinoziste ne font qu’en cueillir les fruits. Par l’effet des conditions matérielles nées de la grande industrie, observait-il déjà, le capital « contribue malgré lui à créer du temps social disponible au service de tous, pour l’épanouissement de chacun »46. Par l’engendrement d’une nouvelle subjectivité, transindividuelle et sociale, l’économie réaliserait pour la première fois un potentiel véritable d’accession à la jouissance. C’est Marx qui le dit. Je ne fais que le citer :

L’accroissement de la force et des moyens de production conditionne les facultés qui rendent l’individu apte à jouir de l’existence, aptitude qui va de pair avec la puissance productive. Économie de temps de travail signifie augmentation de loisirs pour le plein épanouissement de l’individu qui, puissance productive suprême, réagit d’autant plus sur la force productive du travail. Du point de vue du processus de la production immédiate, l’économie peut être considérée comme création de capital fixe, dont l’homme lui-même serait l’incarnation.47

C’est ainsi que les mutations qui touchent l’organisation du travail depuis la fin du compromis fordiste font naître la capacité d’articuler un refus du surtravail et de soutenir une augmentation du potentiel de jouissance de l’activité, qui devient ce « loisir créateur ». Mais celui-ci demeure indissociable de la ruine de toutes les valeurs.

Avant de retourner tendre une pêche au marsouin, si c’est ce que l’on souhaite, il me semble falloir réfléchir un peu mieux cette question du nihilisme, sans quoi nous nous rendons coupables d’un déni irresponsable ou d’un conservatisme stérile. Assumer le nihilisme comme manière de produire le monde est ce qui permet de libérer le surplus d’intelligence, de savoirs et de désirs, afin d’en jouir, immédiatement et sans reste. Si le commun, contrairement à l’universel, ne suit pas un mouvement finalisé, s’il se constitue sur un plan libre de toute destination transcendantale, alors il engage avant tout un travail d’imagination, travail éminemment démocratique qui appelle à résister avec dignité à cette tendance mortifère à la formation de puissances souveraines complices des forces qui nous usent, nous détériorent.

Une telle ambivalence de l’agir, Spinoza l’avait aperçue. Aussi son éthique permet-elle d’établir un principe d’évaluation capable de départager les différentes modalités de la ruine ontologique. Ce principe peut être traduit en ces quelques critères fort simples : les activités valent-elles la peine d’être pratiquées pour elles-mêmes ? En va-t-il d’un usage, à proprement parler, c’est-à-dire d’une consommation, qui ne serve pas le cycle de valorisation, mais qui au contraire le court-circuite et l’abolisse ? En va-t-il d’une application de l’intelligence collective à l’ouverture des possibles et au plein épanouissement des singularités ?

Parce que le sentiment d’impuissance n’est qu’un des dispositifs du régime postfordiste d’accumulation, je propose de refuser d’y obtempérer, de subir l’acheminement du monde vers la ruine comme nous semblons disposés à le faire. Une telle posture n’a rien d’utopique ; elle est celle ce qui assume, sans nostalgie, scrutant avec résolution et dignité les ambivalences du présent, la dépense totale et sans reste de toute puissance productive.

 

Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de la série « Textures of the streets » de Sergey Akramov.

NOTES


 

1. Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Flammarion, 2010 (1995).

2. John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987.

3. Michael Sandel, Democracy’s Discontents. America in Search of Public Philosophy, Cambridge (Massachusetts), The Belknap Press of Harvard University, 1998.

4. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1981.

5. Yann Moulier Boutang, Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Paris, Amsterdam, 2007.

6. André Gorz, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003.

7. Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 [1967].

8. Groupe Krisis (Robert Kurz, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle), Manifeste contre le travail, trad. Olivier Galtier, Wolfgang Kukulies, Luc Mercier, Paris, 10/18, 2002, p. 24.

9. Jean Baudrillard, La Société de consommation. Ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1970, p. 242-246. 

10. Karl Marx, Principes d’une critique de l’économie politique (Grundrisse), trad. J. Malaquais et M. Rubel, Œuvres, « Économie », Tome II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1968 [1857-1858], p. 306. 

11. L’expression d’« usure » (wear out) est utilisée pour sa parenté avec la notion d’usage, chère à Marx. Elle apparaît dans une note des carnets de travail des Grundrisse, pour désigner toute consommation qui n’a pas pour but de sortir du cycle de la production : « la consommation au sein du processus de production signifie en fait use, usure », p. 310. Le langage de Heidegger offre un écho à cette remarque, mobilisant aussi la notion d’usure pour définir l’effet dévastateur de la technique comme manière de produire l’existant dans son ensemble (Gestell) : « La consommation de l’étant, comme telle et dans son cours, est déterminée par l’équipement (Rüstung) au sens métaphysique, par lequel l’homme s’érige en « seigneur » de la réalité « élémentaire ». La consommation inclut l’usage ordonné de l’étant, lequel devient l’occasion et la matière de réalisations et d’un accroissement de ces dernières. Cet usage de l’étant est à son tour utilisé au bénéfice de l’équipement. Mais pour autant que celui-ci ne sert qu’à transformer en certitudes l’amélioration des rendements et la propre mise en sûreté et pour autant que le but ainsi visé est en vérité l’absence de but, cet usage est en réalité une usure (ist die Nutzung eine Vernutzung). » Martin Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958 [1954], p. 106. 

12. Spinoza, Éthique, Livre V, trad. Bernard Pautrat, Paris, Seuil, coll. « Points », 1999 [1988 [1677]]. 

13. Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. Roger Munier, Paris, Aubier, Montaigne, 1964 [1946].

14. Ce qui n’empêche pas qu’il serait judicieux de ralentir son démantèlement.

15.  G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. Jean-François Kervégan, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1998 [1820]. 

16. Franck Fischbach, L’être et l’acte. Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de l’agir, Paris, Vrin, 2002.

17. Martin Heidegger, « Dépassement de la métaphysique » et « L’époque des “conceptions du monde”», trad. Wolfgang Brokmeier, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1980 [1949].

18. Martin Heidegger, « La question de la technique », Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958 [1954], p. 9-48.

19. Ibid.

20. Cité par Rüdiger Safranski, Heidegger et son temps. Trad. Isabelle Kalinowski, Paris, Grasset, 1996 (1994), p. 580-581.

21. Martin Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », Op. cit., p. 83.

22. Voir l’analyse du « fragment sur les machines », dans Marx, Grundrisse, p. 297-311.

23. Karl Marx, Le Capital, Livre Premier, section VIII, trad. Joseph Roy, revue par Maxmilien Rubel, Œuvres « Économie », Tome I, Paris, Gallimard, coll. « La pléiade », 1968 [1867].

24.  Id., Grundrisse, p. 307.

25. Voir l’analyse de Franck Fischbach, « Marx et l’aliénation. Sur un aspect de la philosophie des Grundrisse », dans Marx philosophe, Olivier Clain (dir.), Québec, Éditions Nota bene, 2009, p. 73-99.

26. Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. Jacques-Pierre Gougeon, Paris, Flammarion, 1996.

27. En anglais dans le texte original allemand. Id., Grundrisse, p. 307. C’est l’auteur qui souligne.

28. Ibid., p. 300.

29. Ibid., p. 307.

30. Ibid., p. 307.

31. Ibid., p. 307.

32. Voir ci-haut, note 11.

33. Karl Marx, Grundrisse, p. 307.

34. Antonio Negri, « La théodicée dialectique comme exaltation du vide », Cahiers Confrontation, 14, 1985, p. 175-181.

35. Antonio Negri et Michael Hardt, « Production biopolitique », Empire, trad. Denis-Armand Canal, Paris, 10/18, coll. « Fait et cause », 2000.

36. Paolo Virno, « Virtuosity and Revolution », Virno, Paolo et Michael Hardt (dir.), Radical Thought in Italy. A Potential Politics, Minneapolis, University of Minnesota Press, coll. « Theory out of bounds », vol. 7, 1996, p. 189-206; et Opportunisme, cynisme et peur. Ambivalence du désenchantement, suivi de Les labyrinthes de la langue, trad. Michel Valensi, s.l., Éditions de l’Éclat, 1991, coll. « Tiré à part ».

37. Heidegger se met en rapport avec la réalité de façon bien différente de Marx, même celui que le renouveau de la littérature sur le communisme émancipe d’un historicisme productiviste, mais leurs critiques de la métaphysique semblent intensifier la portée de chacune sur l’autre.

38. Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Op. cit., p. 173.

39. Id., « Dépassement de la métaphysique », Loc. cit.

40. Au sens de l’Allemand Abbau, déconstruction.

41. Antonio Negri, L’anomalie sauvage : puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, Éditions Amsterdam, 2007 [1982].

42. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Éditions de Minuit, 1986.

43. Spinoza, Traité politique, Œuvres 4, trad. Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, ch. XI, § 1, p. 113.

44. Antonio Negri, Empire and Beyond, trad. Ed Emery, Cambridge, Polity, 2008, p. 46-51.

45. Antonio Negri, L’anomalie sauvage.

46. Karl Marx, Grundrisse, Op. cit., p. 311.

47. Ibid., p. 311. C’est moi qui souligne.