La Mohawk Warrior Society: Manuel de souveraineté autochtone (extrait)

Par TEKARONTAKEH Paul Delaronde
Publié le 10 octobre 2022

Ce fragment de l’entretien avec Tekarontakeh Paul Delaronde est tiré du livre La Mohawk Warrior Society. Manuel de souveraineté autochtone. Tekarontakeh est un Kanien’kehá:ka du clan du Loup. Cet érudit et gardien de savoirs ancestraux a joué un rôle de premier plan dans la ranimation du feu des Rotihsken’rakéhte’1 (guerriers mohawks) au début des années 1970.

À la demande de la revue Ouvrage, l’équipe éditoriale a choisi cet extrait pour son ton railleur bien représentatif de l’esprit qui anime le livre. Tekarontakeh, en plus de raconter un pan de l’émergence de la société guerrière – l’origine de son écusson – dont la symbolique apparaît extrêmement importante, montre la richesse d’une histoire transmise oralement depuis des siècles chez les Kanien’kehá:ka, une histoire complètement ignorée par la société coloniale.

Faire revivre les Rotihsken’rakéhte’

Dans le passé, si quelqu’un avait besoin de construire une maison, une grange ou n’importe quoi, une troupe de chanteurs annonçait un peu partout qu’on avait besoin d’aide pour construire une ferme, une maison ou pour une corvée de foins. Cette troupe accompagnait le travail avec ses chansons, on s’y rendait pour les écouter. Les gens apportaient du bois, des clous, des outils, des fenêtres et des portes, et aidaient à construire la maison. Ils préparaient ensuite un grand repas, les chants retentissaient et tout le monde dansait et s’amusait. Les troupes de chant étaient bien connues pour ça. Parfois, il y avait différentes troupes dans un même événement. Un groupe apportait ses chansons, un autre apportait les siennes, et ils se les partageaient. Les petits enfants apprenaient les couplets des différentes chansons, et finissaient par créer leur propre troupe.

À la fin des années 1960, nous avons formé un groupe de chant avec une poignée d’amis. Et puis nous avons décidé que nous pourrions raviver le feu du conseil des hommes, les Rotihsken’rakéhte’. Nous sommes allés devant le conseil traditionnel de Kahnawà:ke pour leur demander s’ils voulaient bien approuver et sanctionner notre décision de recréer les Rotihsken’rakéhte’. Un roiá:ner nous a répondu : « Non. » Nous lui avons demandé « Pourquoi pas ? » Il a répondu : « Nous n’en avons pas l’autorité. La création vous a déjà donné son approbation. C’est dans la Kaianere’kó:wa. C’est votre responsabilité, c’est votre devoir de le faire. Vous n’avez pas besoin de notre accord. » Alors nous l’avons fait : nous avons ravivé le feu du conseil des hommes. Nous avons commencé à voyager dans les autres communautés pour les encourager à raviver leurs feux locaux et à reconstruire notre peuple.

Notre élan prenait sans cesse de l’ampleur. Nous n’étions que sept à l’époque. Nous avons demandé à Karoniaktajeh, Louis Hall, l’artiste qui avait fait un emblème pour notre groupe de chant, de nous dessiner un nouveau symbole pour les Rotihsken’rakéhte’. Ce qu’il a fait était magnifique. C’est l’emblème qui a fini par se retrouver sur le drapeau de l’unité tel qu’on le voit aujourd’hui. Au départ, Louis Hall ne faisait pas partie de la maison longue. Il était initialement un fervent catholique qui se destinait à la prêtrise. Un jour, il est tombé sur des passages de la Bible qui l’ont poussé à remettre en question certaines choses. En poursuivant ses recherches, il a découvert toutes les contradictions dans les enseignements chrétiens. Comme chrétien, il avait l’habitude de se disputer avec les gens de la maison longue, mais il a commencé à s’intéresser de plus en plus à la Kaianere’kó:wa. Louis et les hommes de sa génération, comme Frank Natawe, Roy Montour et Stanley Myiow, étaient très intelligents et instruits. Ils parlaient tous couramment à la fois notre langue et l’anglais, et Frank parlait même français. Ils s’asseyaient autour d’une table et discutaient de la Kaianere’kó:wa en buvant de la bière.

Puis ils ont commencé à fréquenter la maison longue. Ils écoutaient, observaient et regardaient, jusqu’à ce que la maison longue finisse par les réintégrer dans la Confédération. Leur arrivée a donné un formidable élan aux gens de la maison longue. Ces hommes savaient écrire, parler, enseigner, et ils apprenaient rapidement. Ils connaissaient l’histoire, et pas seulement la nôtre, mais aussi l’histoire chrétienne et l’histoire mondiale. J’étais assis dans la maison de Louis quand des cardinaux ou évêques venaient de Montréal pour essayer de débattre avec lui. Je l’ai vu débattre avec des presbytériens, des méthodistes, des luthériens. Personne ne pouvait rivaliser avec lui dans un débat, c’était incroyable ! Ils finissaient tous par abandonner avec la queue entre les jambes parce qu’ils n’arrivaient pas à le suivre. Il en savait plus qu’eux sur leur propre religion.

En nous remettant notre blason, Karoniaktajeh nous a expliqué ses idées sur la guerre psychologique. Il nous a raconté l’histoire de la bataille des plaines d’Abraham près de la ville de Québec, où les Français ont été vaincus. Ce ne sont pas les Britanniques qui les ont vaincus, mais bien les Iroquois. En réalité, les Français se sont vaincus eux-mêmes. Tous ces jeunes soldats qui avaient grandi en France et à qui on avait toujours dit que les Iroquois étaient des suppôts de Satan et des croque-mitaines, tous ces enfants avaient grandi dans la peur des Iroquois. Et maintenant ils étaient de jeunes soldats envoyés ici, et ils n’avaient jamais vu d’Iroquois, sauf dans leurs pires cauchemars. Au cours de cette bataille, les Français étaient plus nombreux que les Britanniques et ils pouvaient les vaincre. Quand ça a commencé, le général français Montcalm s’est jeté sur le général britannique Wolfe et ses soldats. Il ne savait pas qu’il y avait des centaines de soldats iroquois parmi les Britanniques. Ils se sont avancés en marchant stupidement les uns vers les autres en tirant leur première volée de balles. Lorsque les lignes britanniques se sont ouvertes, des centaines de guerriers iroquois surgirent et se précipitèrent sur les soldats français en poussant des cris de guerre. Les soldats français étaient pétrifiés, ils faisaient dans leur froc et imploraient leur mère. « Maman ! Maman ! 2 » Le diable en personne était à leurs trousses. Ils avaient si peur qu’ils lâchèrent leurs fusils et renoncèrent à la bataille. Nos hommes les ont écrasés. En fait, ce sont les Français qui se sont défaits eux-mêmes en lavant le cerveau de leurs enfants pour qu’ils croient que nos ancêtres étaient d’horribles créatures, des diables.

Karoniaktajeh nous racontait ces histoires pour bâtir notre détermination. « Vous vous appelez Rotihsken’rakéhte’, et c’est très bien », qu’il nous disait, « mais il pourrait être intéressant de vous appeler la Warrior Society. Vous savez que les Blancs se sont fourrés dans la cervelle que tous les Autochtones sont des machines à tuer. Utilisez les armes que vous avez dans votre arsenal, vos armes psychologiques. » Nous n’avions rien à redire, et nous avons écrit Rotihsken’rakéhte’ au-dessus de l’écusson et Warrior Society en dessous. Quand nous l’avons apporté chez l’imprimeur, il nous a dit : « Si je vous en imprime sept, ça vous coûtera à peu près aussi cher que pour en faire 250. Pour un petit extra, vous pourriez en obtenir 250. » Nous nous sommes dit : « Eh bien prenons l’extra alors, au cas où d’autres voudraient nous rejoindre ! » Nous en avons donc pris 250. Quand nous sommes rentrés à la maison cette nuit-là, nos mères les ont cousus sur nos vestes. Très vite, on se promenait avec nos emblèmes, et tous les jeunes au village les aimaient.

« Je peux en avoir un ? » Alors on a distribué nos 250 écussons à tout le monde. Et tous ces jeunes gens se sont mis à se promener avec cet emblème « Rotihsken’rakéhte’ Warrior Society » sur leur veste. Du jour au lendemain, la police voyait des centaines d’Autochtones qui déclaraient haut et fort qu’ils appartenaient à une société des guerriers ! Psychologiquement, ça leur a foutu une belle trouille. Quand on allait dans d’autres territoires, on affichait toujours nos emblèmes sur nos vestes. On les mettait sur des vestes en jeans, des manteaux de cuir, certains avaient des vestes en cuir marron avec des franges, ils les cousaient sur leur veste de tous les jours.

Nous avons commencé à porter cet emblème à la fin des années 1960, juste après le blocage du pont international d’Akwesasne en 1968. À cette époque, nous discutions déjà des actions à entreprendre, mais nous n’avions pas encore constitué notre conseil. Lorsque nous avons appris ce qui allait se passer à Akwesasne, nous n’avions pas de voiture, alors nous avons marché une centaine de kilomètres jusqu’à Akwesasne pour participer au blocage et défendre nos droits. C’était la période la plus froide de l’année, et il nous a fallu seize heures et demie au pas de course pour arriver à Akwesasne. C’est dire à quel point nous étions déterminés ! À Akwesasne le barrage était déjà en place. Nous sommes arrivés là-bas et Kahentinetha est arrivée avec son frère Frank. J’avais quinze ans. Si vous m’aviez vu à l’époque, je mesurais cinq pieds, et je devais peser moins de cent livres, mais la police m’a tout de même accusé de l’avoir attaquée ! Toutes les accusations contre moi ont finalement été abandonnées. Si vous regardez le documentaire You Are On Indian Land 3, vous allez voir un jeune qui pousse une voiture pour bloquer le pont ; c’était moi.

Il y en avait de la résistance ! À la fin des années 1960, le mouvement hippie attirait l’attention du monde entier. Aux États-Unis, les jeunes de la classe moyenne voulaient vivre différemment. C’est ce qu’on voyait à Woodstock, San Francisco, tout ça. Les gens qui rentraient du Vietnam n’aimaient pas ce qui se passait là-bas. Au début, nous n’avions pas vraiment l’impression de faire partie de ce mouvement, mais avec l’arrivée du mouvement des droits civiques et lorsque les Noirs se sont mis de la partie, le train de la contre-culture est passé à toute vitesse dans les communautés autochtones. Alors nous avons sauté dedans et nous avons partagé nos histoires avec les autres jeunes qui voulaient nous écouter. Nous parlions d’écologie et de la destruction de nos terres. Soudainement, on a vu apparaître cette nouvelle chose qui allait devenir le mouvement écologiste. Des Autochtones imprimaient des affiches de Sitting Bull disant : « Quand ils auront coupé le dernier arbre, pollué le dernier ruisseau, pêché le dernier poisson, alors ils se rendront compte que l’argent ne se mange pas. » Le temps était enfin arrivé pour que nous racontions notre histoire en sentant que nous avions un public fébrile pour l’entendre.

Tetarontakeh, 1990

Tiré de l’ouvrage La Mohawk Warrior Society. Manuel de souveraineté autochtone. Œuvres choisies de Louis Karoniaktajeh Hall, édition préparée par Philippe Blouin (coord.), Matt Peterson, Malek Rasamny et Kahentinetha Rotiskarewake, version en français traduite et établie par Philippe Blouin, Ségolène Guinard, Claude Rioux et Michel Valensi, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2022, 464 p., ISBN 978-2-924834-31-2, www.ruedorion.ca.

NOTES


 

1. La bonne prononciation (accompagnée d’une courte définition) des mots en langue mohawk est donnée par l’actrice Kaniehtiio sur la page www.ruedorion.ca/mohawk.

2.  En français dans le texte.

3. Enhior’hén:ne in Kanien’ke:ha, documentaire réalisé en 1969 par Michael Kanentakeran Mitchell (ONF, 36 min.).