La dame raciste à la lanterne

Par NATALIE STAKE-DOUCET
Publié le 30 novembre 2020

Florence Nightingale est impossible à ignorer quand on est infirmière. Dès mes premières sessions au cégep, j’ai entendu parler d’elle, et la saga a continué tout au long de mes études et dans mes différents milieux de travail. Le volume de l’attention qui lui était portée m’a toujours mise mal à l’aise. En voyant des images d’elle et les extraits de ses écrits qu’on nous présentait à travers des textes qui l’encensaient, j’avais toujours une impression de déconnexion. Déconnexion de moi par rapport à une icône dans laquelle je ne me reconnaissais pas et déconnexion entre les mots qui venaient d’elle et les textes que je lisais sur elle. J’ai longtemps essayé de l’ignorer, de fouiller pour chercher des modèles de rôle infirmiers qui me ressemblaient plus. Mais c’est impossible de complètement ignorer Nightingale. Le poids de son héritage est lourd et visible partout. C’est en commençant à étudier la structure sociopolitique de l’hôpital moderne que j’ai pu commencer à articuler les problèmes que cause la vénération sans critique que ma profession lui porte. Les répercussions de sa réforme hospitalière en Angleterre ont eu des répercussions à travers les colonies britanniques, dont le Canada. Le modèle hospitalier et infirmier qu’elle a développé est devenu un outil colonial qu’elle a supervisé tout au long de sa vie. Il est important de reconnaitre cet aspect de la vie et du travail de Nightingale, car il parle des fondements mêmes de notre profession. Qu’est-ce qu’une infirmière exactement ? On se le demande souvent. Ce texte se veut un outil qui explore et jette un œil critique sur les racines de la profession infirmière. — NSD

L’historiographie des soins infirmiers est blanche. Pire que ça, l’histoire des soins infirmiers est centrée autour d’une seule et unique infirmière blanche : Florence Nightingale. Malheureusement, cela ne veut pas dire que les infirmières et infirmiers comprennent vraiment qui elle était. Il existe, bien entendu, des historien·ne·s de la profession infirmière qui font un travail extraordinaire et diversifié, mais de façon générale, tant la profession que la discipline académique des soins promeuvent une image de Nightingale qui trouve ses fondements dans la suprématie blanche au lieu de présenter des faits historiques. J’entends ici expliciter le rôle de Nightingale dans la violence coloniale perpétrée par l’Empire britannique par l’analyse de ses écrits sur les colonies britanniques. Ce faisant, il devient possible d’examiner les conséquences de son héritage sur les soins infirmiers. 

Choi Wong, Schoolgirls

Nightingale et le colonialisme

L’histoire des soins infirmiers n’aborde presque jamais le racisme de Nightingale ni le rôle politique qu’elle a joué dans le génocide des peuples autochtones sous le règne britannique. Elle a conseillé bon nombre de figures politiques importantes et ses écrits à ce sujet témoignent de son soutien inconditionnel au projet colonial britannique, même si elle était consciente qu’il entraînait morts et destructions. Elle considérait que la vie des Premiers Peuples n’était pas chère payer pour l’expansion de l’Empire britannique. Bien que d’autres reconnaissaient déjà la brutalité du système colonial à son époque, Nightingale croyait que l’imposition de la culture britannique était nécessaire. Selon elle, agir autrement « servait uniquement à préserver leur barbarisme dans le seul but de sauver leur vie »1.

Il ne s’agit pas de la seule déclaration raciste de Florence Nightingale, loin de là. Grâce aux efforts de numérisation, ses écrits sont désormais accessibles, et il est facile de trouver des sources qui attestent son racisme. Sa foi en la supériorité de la culture chrétienne blanche était inébranlable. Selon ses propres dires, Nightingale considérait que les peuples autochtones étaient inférieurs et que l’État britannique était une force « civilisatrice ». Les propos cités plus haut sont tirés de Sanitary Statistics of Native Colonial Schools and Hospitals, un rapport rédigé par Nightingale à la demande du Colonial Office du gouvernement britannique et publié en 1863. Dans celui-ci, elle conclut que le taux de mortalité élevé de personnes autochtones dans les écoles et les hôpitaux coloniaux révélait l’empressement des autorités britanniques à les assimiler. Elle croyait que l’assimilation devait se faire de manière graduelle afin de réduire le nombre de morts, mais n’avait aucun problème avec le fait qu’il y ait des morts : « Toute société en formation a eu à sacrifier une grande partie de ses premières générations afin de mettre en place les conditions nécessaires à l’émergence d’une vie nouvelle des suites du changement. »2

Dans ce même rapport, Nightingale défend le bilan des décès d’enfants autochtones dans les institutions canadiennes préliminaires aux pensionnats autochtones : « Il n’y a rien dans ce qui est rapporté à propos des écoles dans les différents comptes-rendus qui puisse justifier qu’on y retrouve une prévalence particulière de maladies tuberculeuses. La cause se trouve probablement dans l’atmosphère infecte des logements autochtones. »3 Ses observations à propos de la situation canadienne sont révélatrices de son positionnement général : les morts dans les populations autochtones étaient la résultante des habitudes de vie des autochtones et la domination britannique ne faisait que catalyser un processus de « déclin » déjà enclenché.

La propreté victorienne et la théorie des miasmes comme arme idéologique

Il importe de comprendre ce que signifiait la propreté à l’ère victorienne pour une infirmière comme Nightingale. La propreté était synonyme de pureté et les rituels victoriens qui y étaient rattachés étaient accompagnés d’un sentiment de supériorité divine4. Décortiquer les racines idéologiques du concept n’est pas l’objet de cet article, mais cela va de pair avec la théorie des miasmes à laquelle Nightingale a adhéré jusqu’à sa mort. Selon la théorie des miasmes, les mauvaises odeurs et la saleté provoquent les maladies. La saleté n’était pas que physique, elle pouvait aussi être morale. Par exemple, suivant cette théorie, Nightingale affirmait que les travailleuses du sexe renfermaient en elles un mal qui engendrait spontanément la maladie. Elle expliquait : « Lorsque nous obéissons aux lois de Dieu par rapport à la propreté […] il ne peut en résulter que la santé. Et lorsque nous désobéissons, la maladie. »5

Choi Wong, Cells

Les traditions autochtones heurtaient l’idéal de « propreté » victorien. La théorie des miasmes, comme par hasard, renforçait la supériorité des Britanniques et a été l’un des piliers de la santé publique jusqu’à la fin du 19e siècle. Plus important encore, elle a servi d’arme politique dans l’éradication des traditions autochtones de santé et de bien-être, puisqu’on considérait que tout ce qui n’était pas britannique ou chrétien était « sale ». Il est faux de croire que Nightingale ne se réfère pas aux mêmes racines idéologiques lorsqu’elle parle de « propreté ». Chaque fois qu’elle fait mention de la propreté, de la saleté et des immondices, cela sous-entend un biais chrétien. Elle n’aurait approuvé aucune forme de pratiques de soins autochtones puisqu’elles ne s’appuyaient pas sur des valeurs chrétiennes.

Une organisation d’infirmiers et infirmières de la Nouvelle-Zélande

entend recadrer l’héritage de Nightingale

De 1861 à 1868, Nightingale était conseillère auprès de George Grey, le gouverneur de la Nouvelle-Zélande. Son rôle de conseillère du gouverneur durant une période de répression brutale des soulèvements anticoloniaux des Maoris est l’une des raisons pour lesquelles la New Zealand Nurses’ Organization (NZNO) a pris la décision de ne pas souligner l’anniversaire de Nightingale en 20206.

Pourquoi 2020 ? L’Organisation mondiale de la santé a déclaré que l’année qui marquait le 200e anniversaire de la naissance de Nightingale serait l’année internationale des Infirmières, infirmiers et sages-femmes. Pour les infirmières et infirmiers de la NZNO, toutefois, « la positionner comme personnalité phare des soins infirmiers provoque des traumatismes et ravive l’histoire et les douleurs de la colonisation. »7 L’organisation explique que cette campagne eurocentrée pour l’année des infirmiers et infirmières est nocive et témoigne d’un manque de considération pour les infirmiers et infirmières autochtones et juge son héritage « dangereux ».

La déclaration de la NZNO est le seul article que j’ai pu trouver qui évoque explicitement l’héritage raciste de Nightingale. L’hagiographie invisibilise les écrits critiques, malgré l’abondance et l’accessibilité des écrits de Nightingale.

« Elle est un produit de son époque » est une excuse raciste que j’ai souvent entendue dans la bouche de collègues lorsqu’il était question des aspects moins reluisants du personnage dont on fait les louanges. Son « époque » était l’ère victorienne nommée d’après la Reine Victoria couronnée en 1837. Il s’agit d’une période d’expansion capitaliste brutale, une époque qui a vu la montée du mouvement des suffragettes, un nombre incalculable de soulèvements de la classe ouvrière et des révoltes anticoloniales. Nightingale n’était pas seulement le produit de son époque ; elle était le produit de sa classe sociale et des valeurs conservatrices qui lui sont associées, valeurs qu’elle a embrassées avec enthousiasme. Son discours raciste s’inscrivait dans la réaction des classes supérieures aux mouvements anticoloniaux qui secouait l’Empire britannique. La rébellion indienne de 1857 a provoqué une onde de choc dans tout l’empire, tout comme les guerres territoriales en Nouvelle-Zélande. Nightingale était une actrice du colonialisme britannique. Affirmer que l’époque excuse le racisme ou d’autres formes de discrimination est toujours incorrect, et en ce qui concerne Nightingale, cela témoigne aussi d’une méconnaissance de l’époque elle-même.

Choi Wong, Dissapearing

Histoire ou culte ?

Malgré la limpidité des écrits de Nightingale, on continue à la vénérer dans les cercles académiques des soins. Si quelques chercheur·se·s l’ont critiquée, ses écrits et accomplissements ne sont jamais remis en question au sein de la profession infirmière8. Un nombre considérable d’écoles de soins infirmiers, de prix, d’ailes dans des hôpitaux, sont nommés en son honneur. Le Comité international de la Croix-Rouge attribue la médaille Florence Nightingale. Plusieurs collèges professionnels en soins infirmiers au Canada remettent des prix Nightingale, comme c’est aussi le cas dans la plupart des écoles et facultés en soins infirmiers en Amérique du Nord. Les étudiantes et étudiants en soins infirmiers à travers le monde récitent le serment de Nightingale lors de cérémonies solennelles. En 1971, le Conseil International des Infirmières (ICN) a déclaré que le 12 mai serait la journée internationale des soins infirmiers, en l’honneur de son anniversaire.

Le poids de Nightingale semble étouffer toute possibilité pour la profession de célébrer d’autres figures de proue dans l’histoire des soins infirmiers, en particulier les femmes noires et autochtones. Mary Seacole, une infirmière noire, se démarque en particulier, elle qui, à la même époque, a travaillé dans les mêmes régions que Nightingale, notamment en Crimée, et durant de plus longues périodes. Elle ne doit sa renommée qu’à elle-même, à l’altruisme et au courage dont elle faisait preuve lorsqu’elle soignait les soldats blessés.

Edith Monture a été la première infirmière autochtone au Canada et est une pionnière dans les soins de santé maternelle et autochtone. Emma Goldman, infirmière juive et militante anarchiste, a été une défenseuse de la santé des femmes et s’est battue contre les effets dévastateurs de l’industrialisation capitaliste sur la santé des populations ouvrières. Aucune de ces femmes avant-gardistes ne correspond à l’infirmière « idéale » selon Nightingale ; elles étaient déterminées et rebelles, et leur seule existence défiait les normes racistes et sexistes.

Le milieu académique des soins infirmiers se réfère souvent aux écrits de Nightingale sur la santé publique et l’éducation pour la dépeindre comme une défenseuse des droits de la personne ; on lui attribue l’idée de la santé en tant que déterminant social, des spécialistes la décrivent comme un agent de maintien de la paix et une militante pour le bien-être de l’humanité9. Je juge, au contraire, qu’il se trouve bien peu de choses dans ses écrits pour soutenir de telles affirmations.

Comme le soulignait la NZNO, « Les figures historiques que nous choisissons de célébrer en disent beaucoup à propos de qui nous sommes. » La vénération sans borne de Nightingale révèle une histoire de racisme et d’exclusion dans la profession infirmière. Nous ne pouvons prétendre enseigner l’engagement et le leadership en soins infirmiers si nous prenons pour modèle une réactionnaire victorienne. Le but de cet article n’est pas d’effacer Nightingale de nos livres d’histoire, au contraire, je souhaite que nous prenions le temps de vraiment la connaître et de comprendre l’impact de son héritage sur les soins infirmiers.

Traduction par Valérie Simard.

Une version anglaise de ce texte a été publiée sur le blogue Nursing Clio (2020).

Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Choi Wong.

NOTES


 

1. [Traduction libre] Florence Nightingale, Sanitary Statistics of Native Colonial Schools and Hospitals (1863), p. 16.

2. [Traduction libre] Ibid. p. 18.

3. [Traduction libre] Ibid.

4. [Traduction libre] Anne McClintock, Imperial Leather: Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest (Routledge, 1995), 216. Alison Bashford, Purity and Pollution: Gender, Embodiment, and Victorian Medicine (Palgrave Macmillan, 1998), p.36-37.

5. [Traduction libre] Florence Nightingale, Florence Nightingale to Her Nurses (MacMillan and Co., 1914), p.120.

6. [Traduction libre] Grant Brooks and kaiwhakahaere Kerri Nuku, “Why We Aren’t Celebrating Florence’s Birthday,” Kai Tiaki Nursing New Zealand 26, no. 3 (2020): p. 34-35.

7. Ibid. p.34.

8. Roberta Waite and Deena Nardi, “Nursing Colonialism in America: Implications for Nursing Leadership,” Journal of Professional Nursing 35, no. 1 (2019): 18–25; Jessica Dillard-Wright, Jane Hopkins Walsh, and Brandon Blaine Brown, “We Have Never Been Nurses: Nursing in the Anthropocene, Undoing the Capitalocene,” Advances in Nursing Science 43, no. 2 (2020): 132–46.

9. D.-M. Beck, “A Brief History of the United Nations and Nursing: A Healthy World Is Our Common Future,” in A New Era in Global Health, ed. W. Rosa (Springer, 2017). Barbara M. Dossey, William E. Rosa, and Deva-Marie Beck, “Nursing and the Sustainable Development Goals: From Nightingale to Now,” AJN The American Journal of Nursing 119, no. 5 (2019): 44-49.